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Entretien avec Jean-Luc Bizien
réalisé en juin 2002 pour Chrysopée


J.luc Bizien est né en 1963 à Phnom-Penh (Cambodge). Il est octavon vietnamien par son arrière grand-mère.

Il a grandi au Cambodge et aux Comores, avec le cinéma, la musique et la bande dessinée. Successivement dessinateur, guitariste dans un groupe de rock, auteur de jeu de rôles puis enseignant (il entre major de promotion à l'EN de Caen), il se consacre aujourd'hui à l'écriture.

Il est directeur de Collection chez Bayard, où il s'occupe de littérature de l'imaginaire.


Bonjour et merci de nous accorder ce petit entretien…
De rien, c'est tout à fait naturel ! smiley

Auteur de Jeu de rôle, écrivain pour enfants, romancier… Vous avez plus d’une corde à votre arc! Comment vous est venu cette passion pour l’écriture ?
D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours raconté des histoires. Dans la cour de récréation, dans les marges de mes cahiers, dans des carnets... À l'origine, je voulais être dessinateur de BD, mais il apparaît que je ne suis pas assez doué pour ça (ou BEAUCOUP trop feignant). J'ai croisé le chemin d'illustrateurs, nous avons échangé nos points de vue, et j'ai la chance de travailler avec eux : ils visualisent les univers que j'ai en tête et leur donnent vie.


Pourquoi ne pas associer votre talent de conteur à la plume d’un talentueux dessinateur ? ( Je serais votre premier acheteur smiley )
C’est une démarche que nous avons entreprise avec un certain nombre d’auteurs et d’illustrateurs, en créant l’École de Caen : on y retrouve Barbara Abel, Xavier Maumejean, Mouloud Akkouche et Maxime Chattam pour les auteurs de policier ou de fantastique, et pour les illustrateurs Donald Grant, Ephémère, Emmanuel Chaunu, Gérard Goffaux ou Emmanuel Saint entre autres. (Pardon à ceux que je ne cite pas, mais il est tôt ! smiley ).

L’idée, c’est justement de faire sauter les barrières entre “ Littérature ” et “ Illustration ”, de faire intervenir sur le même plan le dessin et les mots, sans se soucier des questions du genre “ est-ce un ouvrage jeunesse ? ”. Un bon livre, bien illustré – et je ne parle pas de BD, même si des projets se… dessinent – est toujours supérieur parce qu’il propose DEUX visions d’un même thème.

Pour ce qui est de l'écriture de roman, les choses sont allé vite : j'ai découvert Serge Brussolo, dont les livres m'ont fasciné. J'ai su alors que je voulais écrire, que les mondes dont je rêvais pouvaient donner lieu, en France, à publication, parce qu'il avait ouvert la voie. Je l'ai rencontré, nous avons discuté, et il m'a donné ma chance j'ai eu cette chance incroyable que celui qui m'avait (re)donné envie d'écrire m'en donne les moyens.

Qu’y a-t-il de fascinant dans les bouquins de Serge Brussolo et en quoi était-il selon vous un précurseur ?
Son imaginaire est exceptionnel, son univers inimitable… Et, pardessus tout, son style est magique. Il développe une force évocatrice peu commune. J’ai écrit, dans un article le concernant, qu’il n’existait à mon sens que deux types de lecteurs : ceux qui étaient fans, et ceux qui ne le connaissent pas encore…
Je dois ajouter que je fais peu de différences entre l’homme et ses écrits (en règle générale, je ne parle pas que de Brussolo). Ce qui fait que si je crois un type peu fréquentable, j’ai beaucoup de mal à me plonger dans ses bouquins ensuite. C’est pourquoi j’évite souvent d’aller discuter avec des auteurs qui me font rêver, pour ne pas être déçu et perdre cette “ magie ” quand j’ouvre un de leurs livres. Il m’est arrivé de ne plus pouvoir lire un auteur, tant le bonhomme m’avait déçu…

Dans le cas de Serge – et tant pis pour ceux qui vont me catégoriser en “ fan bêlant ” – l’homme est à la hauteur de son œuvre. Il fait montre de qualités humaines qui sont uniques dans ce milieu de l’édition nombriliste. Mais stoppons là : quand je démarre sur Brussolo, j’en ai pour quelques jours, et quelques dizaines de pages !


Quel roman de Serge conseillerez-vous à quelqu’un qui désire le découvrir ? (et la réponse “ toute ” n’est pas ici autorisée, non mais ! smiley )
Vaste question… Tout dépend de l’âge du lecteur, de son “ vécu ”… En SF, j’ai une tendresse particulière pour le Carnaval de Fer. Pour le polar, Le chien de Minuit est une excellente entrée en matière. En jeunesse, Le Maître des nuages est excellent. Enfin, en “ littérature générale ” (mais c’est toujours une gageure de trier dans les livres de Serge, qui est “ un genre littéraire à lui seul ” !), Dernières lueurs avant la nuit ou Ma vie chez les morts, deux contes initiatiques superbes.De toute façon, quand on a commencé…

J’ai écrit, dans un article, qu’il n’y avait que deux catégories de lecteurs : ceux qui aimaient Brussolo, et ceux qui ne le connaissaient pas encore. À vous de voir, maintenant !
Et je m’aperçois que j’ai contourné l’obstacle, en glissant plusieurs titres, l’air de rien. De l’art de l’esquive en terrain miné… smiley


En 1989 paraissait un Jeu de Rôle à mon sens révolutionnaire qui avait plusieurs années d’avance sur les jeux privilégiant l’ambiance déclinés par White Wolf et sur les jeux à secrets. Comment avez-vous attrapé le virus du JdR ? Quel joueur étiez-vous ? Et, surtout, comment est né ce jeu fabuleux qu'est Hurlement ?
Révolutionnaire ? Merci beaucoup !
Vaste question... J'ai commencé le jeu de rôle via l'École Normale de Caen. À l'époque, c'était essentiellement D&D, et un peu Chtuluh (je ne sais toujours pas où on met les 'h'....). Le jeu de rôle, dans ces conditions-là, on en a vite fait le tour. Et puis l'ambiance virait souvent au vinaigre, en se résumant à un concours permanent, très proche de la petite école : la course à l'armement et à la puissance me saoulait, les rapports conflictuels aussi.
J'ai d'abord proposé une campagne aux Elfes (qui éditaient Féérie, à cette époque). Le supplément avait été éreinté dans les pages de Chroniques d'Outre Monde...
Et j'ai toujours formidablement bien fonctionné dans l'adversité (qui, plutôt que de m'enterrer, me donne des ailes).
J'ai donc, en un été, couché tout ce que je voulais et NE VOULAIS PAS voir dans un jeu de rôle. Et puis je suis allé à la pêche aux éditeurs au salon du jeu, à Paris, avec juste un écran noir, marqué Hurlements d'un côté et rien derrière...
J'ai fait joué le premier scénario à des éditeurs, et Paul Chion, patron des éditions Dragon Radieux, y a cru. On a dû aller à Morestel, tester l'ambiance sur des joueurs chevronnés, on a signé un contrat... et j'ai écrit le jeu d'une traite. Hurlements est apparu en six semaines, au premier jet.

J'ai eu beaucoup de chance, encore une fois.

Il est amusant de constater que, lorsque je lui en ai offert une boîte, Serge Brussolo m'a encouragé à novelliser certains scénarios, qui sont devenus Le Masque de la Bête et La Muraille, aux éditions du Masque. C'était donc bien un jeu 'littéraire' ! smiley

Après la disparition regrettée des Editions Dragon Radieux, le Rêve s’est poursuivit chez Multisim avec Chimère. Comment est né cet ambitieux projet et quel accueil a-t-il reçu des fidèles initiés et des errants ?

Il y a eu un passage chez Siroz, avant la rencontre avec Multisim.

J’ai fait beaucoup de choses, chez Siroz. On a animé un temps les éditions de la Lune-Sang (pour assurer le suivi de Hurlements) qui ont publié Hurlelune 4, 5 et 6. Entre temps, j’ai travaillé sur INS (quelques nouvelles), et récrit Berlin 18.

Les Editions Lune-Sang sont apparues pour assurer le suivi. On n’y connaissait rien, on n’a pas su gérer, et on n’a eu que des problèmes… J’ai découvert que le JdR me coutait bien plus d’argent qu’il ne m’en avait rapporté (j’ai financé l’affaire avec l’argent emprunté à la banque, que j’ai remboursé pendant des années…) Mais les joueurs ont eu accès aux suppléments. Siroz était distributeur des produits. Mais c’est de l’histoire ancienne, et pas forcément des bons souvenirs, que je ne veux plus remuer.

J’ai appris beaucoup de choses là-bas, sur les relations humaines et les difficultés avec les éditeurs, par exemple. Et quelques trucs sur l’écriture, aussi, fort heureusement.

Mon plus beau souvenir reste quand même ma rencontre avec Mathias Twardowski, que j’ai la chance, depuis, de compter parmi mes amis.

J’ai appris le milieu et les règles, ce qui forge le caractère (mais les gars du JdR sont des enfants à côté de ceux de l’édition – les enjeux ne sont pas les mêmes !). Quand j’ai croisé les gars de Multisim, grâce à mon ami Mathias Twardowski, j’ai immédiatement sympathisé avec Cyrille, Philippe, Frank. On était sur la même longueur d’ondes, même si nos caractères étaient… différents.

Travailler avec eux a été une très belle expérience, et le jeu est un superbe objet.

Quant à l’accueil… Et bien disons que j’ai découvert la puissance des “ fans ”, des gardiens de la Vérité. Et leurs critiques, positives ou négatives, m’ont convaincu qu’il fallait aller ailleurs. Écrire des romans, explorer d’autres voies.

En un mot : quand j’écris un roman et que je croise un lecteur, nous discutons. On peut être d’accord ou pas, et je suis TRÈS sensible à la critique (dont je tire toujours leçon). Mais on ne me prend plus la tête pendant des heures avec des points de règle !

Y-a-t-il une chance de voir Hurlement réédité ?
Nope. Définitivement. Des passionnés ont proposé plusieurs fois de s’y coller, pensant que c’était par manque de temps. Mais c’est non. Hurlements s’est fait avec Dragon Radieux, et ne se refera pas sans eux. Quelque part, au fond d’un carton, il reste de rares exemplaires, pour les fans, et puis voilà. Pour ceux qui se sont réveillés trop tard, hélas… Disons que je n’ai rien de personnel contre les photocopieurs ! smiley

J’ai souvenir d’avoir lu dans un antique Casus que vous aviez utilisé le JdR avec des enfants issus de quartiers dit défavorisés. Pouvez-vous nous parler de cette expérience socio-ludique ?
Rassurez-vous, c’est le cas. J’ai travaillé pendant dix ans avec les enfants, ce qui a donné lieu à des publications sympas, dont un livre illustré magistralement (et gracieusement !) par Rolland Barthélémy. À l’époque, utiliser le JdR en classe relevait de la folie pure : les inspecteurs de l’Éducation Nationale n’avaient, en matière de JdR, que des connaissances pour le moins limitées, principalement alimentées par les émissions hautement scientifiques de Jacques Pradel et Mireille Dumas. Un poème…

Il est amusant de constater qu’aujourd’hui, ceux qui me jetaient la pierre encourage les initiatives “ créatives ”, et l’utilisation d’une pédagogie ludique. Il aura juste fallu attendre de n’être plus dans l’éducation pour constater que ça marchait.

En termes de pédagogie, les résultats étaient surprenants. Les enfants entraient sans problème dans les univers magiques, et faisaient des progrès en maths (un tableau à double entrée reste un tableau à double entrée, idem pour les calculs de probabilité de réussite des actions entreprises…), en Français – un prince ne parle pas à la cour comme un homme de la rue, ils en prennent vite conscience ! – et en bien d’autres matières.

La page du JdR est-elle définitivement tournée ou pourrons nous un jour découvrir un nouveau jeu signé Jean-Luc Bizien ?
Un nouveau jeu… Pourquoi pas ? En collaboration avec Mathias Twardowski, en tout cas, avec qui nous avons un vieux projet d’adaptation de certaines de nos lectures... Mais il faut trouver le temps, et la structure. Nous avons chacun beaucoup de travail, et consacrer un an de notre vie à une telle entreprise nécessite quelques assurances préalables : je sais par expérience qu’on n’écrit pas un jeu pour l’argent, ni pour la gloire. Alors il faudra vraiment se faire plaisir, donc travailler dans un certain confort. On verra…

En voilà une bonne nouvelle!!! Peut-on en savoir plus ?
Non plus. smiley Pour en parler, on attendra de s’être mis au boulot, autour d’une table. C’est quelque chose qui me tient VRAIMENT à cœur, mais je ne le ferai pas sans Mathias. Il faudra donc, encore et toujours, trouver du temps…


On rencontre bien souvent Dragons et Rêve dans vos créations (JdR, Albums jeunesse, Romans)… D’où vous vient cette fascination pour ces vénérables lézards et pour les mondes oniriques ?
Probablement de mon enfance. Né au Cambodge, avec des origines asiatiques, j’ai été bercé par l’imaginaire spécifique de ces pays où les Dragons sont partout… Et puis je n’oublie pas ceux qui m’ont donné le goût de la lecture (Moorcock entre autres). Enfin, tant qu’à écrire du fantastique, autant ne pas mégoter, et faire appel à la créature qui impressionne le plus : on n’a pas trouvé mieux, comme porteur de rêves, il me semble… Pour fasciner le lecteur, un auteur doit lui-même vibrer devant ce qu’il écrit. Et les Dragons sont de vieux camarades, qui me soufflent tant d’idées à l’oreille !

Construire un scénario de JdR et élaborer l’intrigue d’un roman se font-il de la même façon ? Comment élaborez vous la trame d’un roman? Partez vous des personnages, de l’intrigue ou d’un concept autour duquel se construit le reste?
J’ai toujours le premier et le dernier chapitre de mon récit. Je les rédige, et je laisse mûrir l’idée. Un roman, comme un scénario de JdR, doit accrocher le lecteur, l’entraîner vers l’aventure sans espoir de retrait. De même, il doit finir fort, surprendre, choquer ou, en tout cas, ne pas laisser sur sa faim (quoique… smiley ) Ensuite, l’expérience du JdR a beaucoup influencé mon écriture. Je pense à mes personnages, longtemps. Et je les lâche dans cet univers. Souvent, ils m’échappent et leurs actes, la cohérence de leur comportement, me dictent la suite. Je sais seulement qu’ils doivent aboutir à cette fin déjà écrite. C’est une manière risquée d’aborder l’écriture, mais elle me permet de me laisser surprendre par les personnages, et d’échapper à une quelconque routine d’écriture. C’est excitant de se lever le matin, de s’asseoir devant le Macintosh et de se demander : “ Et maintenant, les gars ? Qu’est-ce que vous me réservez pour aujourd’hui ? ”

Je passe huit à douze heures devant ma machine, chaque jour. Mais je ne m’en lasse pas. J’ai beaucoup de chance : l’écriture est une passion, qui me permet d’en vivre. Qui dit mieux ? Ne venez pas me parler de la “ douleur de l’écrivain ”, je ne sais pas ce que c’est !

Sans indiscrétion, sur quel(s) projet(s) travaillez-vous en ce moment ?
Sur un prochain polar pour adulte, une histoire d’attentat et de disparition. Sur un projet de film fantastique et musical. Sur une série jeunesse chez Gründ. Et je viens d’achever un roman pour les ados chez Bayard. Enfin, sur un premier roman de littérature générale.
On fait ce qu’on peut pour éviter la routine ! smiley

Quel est votre dernier coup de cœur cinématographique ?
Le projet sur lequel je travaille ! ! ! Sinon, un (très) vieux film de Kobayashi : Seppuku. Une merveille. Le seul “ véritable film de samouraï ” selon les japonais, qui s’y connaissent un peu, il faut bien le reconnaître. Et plein d’autres choses, du Seigneur des Anneaux au Voyage de Chihiro en passant par… mais j’arrête là, la liste est trop longue.

Y-a-t-il une question que nous n’avons pas posé et à laquelle vous désireriez néanmoins répondre?
Pourquoi écrire ? Parce que je ne sais pas dessiner, ni suffisamment bien jouer de la guitare pour m’aventurer sur une scène… Mais que j’éprouve le besoin viscéral de rencontrer les gens, de discuter, d’échanger. Quand on produit quelque chose de personnel, quel que soit le médium choisi, on se met en danger, mais on invite à l’échange. Et c’est ce que j’aime pardessus tout dans ce métier. Les “ auteurs ” qui affirment, effet de mèche à l’appui, qu’ils “ n’écrivent pas pour être lus ” feraient mieux de rester dans leur cuisine au lieu de faire tuer des arbres. On produit pour aller à la rencontre d’un maximum de personnes, dans l’espoir qu’elles partageront le plaisir, et nous en donneront en retour. Parfois, un sourire, quelques mots, constituent le plus beau des salaires. Ce n’est pas de la démagogie : c’est ce que je vis dans les salons. Et c’est ce qui me fait avancer.

Pour finir et comme le veut la tradition chrysopéénne et afin de mieux vous connaître, un petit portrait chinois :
Si tu étais une créature mythologique : un Dragon.
Si tu étais un personnage historique : Bruce Springsteen smiley
Si tu étais un personnage biblique : probalement un des apôtres (comme tous les “ auteurs ” de JdR, je n’ai fait que marcher dans le sillon de Gygax…
Si tu étais un personnage de roman : Elric le Nécromancien
Si tu étais un personnage de JdR : le Veneur
Si tu étais une œuvre humaine : celle de Springsteen ! smiley

Merci pour le temps que vous nous avez consacré et continuez de nous faire rêver !
Merci de vous intéresser à mon travail ! smiley
Le Korrigan