Tout d'abord, un grand merci de te prêter au petit jeu de l'interview! Question liminaire : êtes vous farouchement opposé au tutoiement?
Ah non, pas de soucis ! L’avantage du net, c’est ce petit côté convivial, pouvoir discuter avec n’importe qui sans vraiment se poser de questions. Je suis toujours un peu gênée quand on me vouvoie, ça me donne l’impression d’être considérée comme une adulte à part entière, comme quelqu’un qu’on met au-dessus de soi, alors que c’est bien plus facile et sympa de se tutoyer. Il y a quelques barrières qui tombent quand on décide de se dire « tu », non ?
Peux-tu nous en dire un peu plus sur toi (parcours, études, âges et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de compte numéroté en suisse.)?
Pour le compte et le numéro de ma carte, je peux toujours te donner le nom de mon banquier. Appelle-moi au 555-7777 et on verra ça avec plaisir !
Sinon, à mon sujet, j’ai un parcours relativement banal : l’équivalent du bac L décroché en 2001 à Genève sans grand éclat m’a mené à un début peu productif en Lettres. Là, une incessante manie de dessiner dans les marges des cahiers (qui ne s’est jamais dissipée depuis ma tendre enfance), l’envie d’écrire un scénario, construire un storyboard et faire éditer une BD ont pris le pas sur mes obligations estudiantines, et ont fini par me faire abandonner totalement mes études en 2004. A partir de là, j’ai monté un dossier à présenter à divers éditeurs au cours de divers festivals en France, et après trois ans de démarches, j’ai signé le contrat en février 2007, à l’âge de 24 ans. Le premier tome de Clues apparaît comme par magie dans les rayons des libraires le 5 juin 2008. On connaît la suite !
Pourquoi avoir choisit ce pseudo de Mara comme nom de plume? En hommage à la Quête de l'Oiseau du Temps?
Hihi, au risque de décevoir, et malgré mon amour pour le travail de Loisel, « Mara » est un nom que j’ai découvert à 12 ans, dans la saga Star Wars. Mara Jade est un personnage de « l’univers étendu » de Star Wars (c'est-à-dire qui n’est pas en lien avec les films), elle apparaît dans les romans de Timothy Zahn, la trilogie de « l’Héritier de l’Empire » qui narre les aventures de Luke Skywalker et de ses compagnons juste après « le Retour du Jedi ». J’avais flashé sur ce personnage et notamment son prénom. Déjà à l’époque je signais mes gribouillis « Mara » !
Enfant, quelle lectrice étais-tu? Quels étaient tes livres de chevet? La bande dessinée occupait-elle déjà une place de choix?
J’ai eu une espèce de phase de frénésie littéraire entre 11 et 18 ans. Je lisais tout ce qui me passait sous la main. Autant des livres pour enfant comme les romans de Roald Dahl (Charlie et la Chocolaterie), que les écrivains romantique du 19ème, comme Victor Hugo (Notre Dame de Paris est mon livre fétiche), Flaubert ou Charlotte Brontë, les polars de Sherlock Holmes ou encore les nouvelles fantastique de HP Lovecraft ou d’Edgar Allan Poe. J’en profite pour mentionner Harry Potter, même si j’ai découvert ces romans plus tardivement, car ils ont eu un impact assez conséquent sur moi. Au niveau BD, c’était plus classique, avec les éternels Astérix, Tintin, Gaston etc… que me lisait ma mère. Pour tout dire, j’avais beaucoup d’à prioris sur la BD, et je n’ai découvert qu’à l’âge de 18ans qu’il y avait autre chose que de la Bd belge à gros nez qui fait rire. Ca a été un peu un déclic, notamment suite à ma rencontre avec Valp en 2001, une amie proche qui publiait alors sa première série SF chez Paquet, Lock. Je me suis rendue compte que la BD était un domaine beaucoup plus vaste que je ne l’imaginais, avec un tas de possibilités, et qui regroupait tout ce que j’avais envie de faire (à savoir dessiner, raconter une histoire en la « réalisant » comme un film de cinéma avec tout un système narratif passionnant). C’est un peu la honte pour quelqu’un qui fait de la BD d’avouer avoir eu de gros préjugés négatifs sur son propre métier, mais je suis en train de rattraper mes lacunes comme je peux et j’ai à présent une petite collection d’environ 300-400 BD !
Le dessin a-t-il toujours été une passion? Qu'est ce qui t'en a donné le goût? Devenir auteur de BD était-ce un rêve de gosse?
Le dessin fait partie de moi depuis ma plus tendre enfance. J’ai toujours été quelqu’un de solitaire, un peu par la force des choses (eh oui, je fais partie de cette catégorie de personnes qui ont connu les joies d’être trop différents et bizarres pour être accepté par leurs camarades de classe, et qui ont fini relégués au rang des « rejetés de la société ») Donc le dessin m’a permis de m’immerger dans ma bulle, de développer mon imagination, de me créer une sorte de carapace.
Quelles sont les grandes joies et les grands écueils du métier de dessinateur et de scénariste?
Le plus dur, c’est d’en vivre. Le reste, c’est que du bonheur. Faire un album, c’est une série de challenges plus motivants les uns que les autres. C’est un métier qui en regroupe plusieurs à la fois, très différents les uns des autres. On est tour à tour dessinateur, scénariste, coloriste, metteur en scène, acteur ( il faut bien se mettre à la place des personnages, mimer leurs expressions dans le miroir, ce genre de choses… c’est d’ailleurs un de mes aspects préférés !), décorateur, éclairagiste… il y a bien sûr des moments un peu difficiles, comme boucler une planche alors qu’on est dans un mauvais jour et que rien ne sort comme il faut du crayon, ou encore rester cloîtré chez soit alors que tout le monde prend un bon bain de soleil au bord du lac… Mais ce n’est que peu de choses en comparaison de ce que l’on ressent quand on tient pour la première fois son album entre les mains.
Justement, dans quel état d’esprit étais-tu avant la sortie de ton premier album?
Très anxieuse. J’avais vécu en autarcie avec mon projet, mon histoire, mes persos et leurs états d’âme pendant si longtemps, et seule une poignée de personnes connaissaient en détails les rouages de « Clues », donc j’étais morte de peur à l’idée de lâcher l’album dans la nature. Quel serait l’accueil réservé à l’album ? Les lecteurs accrocheront-ils ? Mes personnages sont-ils suffisamment solides ? Mon dessin à la hauteur ? Mais mes craintes concernaient surtout le scénario, car au niveau dessin, on sait assez vite si cela plaît ou non. Je savais que certains des lecteurs de mon blog allaient acheter le bouquin pour le graphisme, mais j’avais peur qu’ils soient déçus par le scénario. Je pense que de telles craintes ont été renforcées par le fait que « Clues » soit mon histoire de A à Z, qu’il s’agit là de quelque chose de très personnel, qui me tient à cœur depuis des années. « Clues » fait partie de ces mondes dans lesquels j’aime m’immerger, et c’est un peu étrange de se dire que d’autres personnes qui ne me connaissent pas du tout vont faire pareil en lisant l’album. Donc j’ai vécu la sortie comme une sorte de mise à nu, même si l’album n’a rien d’autobiographique… Bon, ces craintes (pour la plupart) se sont dissipées depuis, car l’album est apparemment plutôt bien reçu par le public, mieux que je ne me l’imaginais. Il n’y a rien qui me fasse plus plaisir, plus chaud au cœur, que lorsque je reçois un mail d’un lecteur que je ne connais pas, qui m’écrit pour me dire qu’il a adoré pour telle et telle raison, et qui me fait part de toutes ses théories pour la suite. C’est ce qu’il y a de plus magique. Et que dire des rencontres en dédicaces ? Un bonheur total !
Comment est né le projet d’écrire Clues? Trouver un éditeur pour ton premier a-t-il relevé du parcours du combattant?
Un jour, mon ex a eu l’excellente idée de me montrer « le mystère de la chambre jaune », en 2004. Après ce film, tout un tas d’idées me sont apparues. Je me suis empressée de les mettre au propre, puis j’ai voulu me replonger dans tout ce qui me rappelait l’ambiance Victorienne que j’affectionne particulièrement. De nouvelles idées se sont greffées aux premières et Clues a vu le jour. Par contre, pendant les trois années qui ont suivi, le scénario a énormément changé. A part le duo des deux personnages, à la base de tout le récit, presque aucune des idées initiales n’est restée.
Et trouver un éditeur a été assez ardu en effet. Il a vraiment fallu s’accrocher, ne pas se laisser démonter quand une porte se fermait, harceler les maisons d’éditions qui montraient un semblant d’intérêt, suivre leurs conseils et critiques, envoyer de nouveaux travaux régulièrement pour leur prouver qu’on n’est pas un petit rigolo qui fait de la BD à ses heures perdues parce que c’est cool… Bref, à force de persévérance et de perfectionnement, j’ai fini par signer le contrat… probablement un des plus beaux jours de ma vie !
Peux-tu en quelques mots nous faire le pitch de Clues?
Clues suit le personnage d’Emily, une jeune femme timide, naïve et maladroite, dans le Londres des années 1890. Elle cherche à retrouver les assassins de sa mère, qui faisait partie d’un gang important et dangereux, et devient l’assistante d’un inspecteur à Scotland Yard, un homme froid, cynique et sévère, peu enchanté à l’idée de collaborer avec elle. Mais les deux personnages finiront par faire front commun par la force des choses, malgré les sentiments mitigés qu’ils éprouvent l’un pour l’autre.
Dans quel environnement sonore travailles-tu ? Silence monacal ? musique de circonstance ou au grès de tes envies ?
J’ai toujours besoin d’un bruit de fond. Concernant le bruit en question, cela dépend de mon humeur ! La plupart du temps, je travaille avec un film en fond. Je mets mon ordi à côté de ma table à dessin et je lance un film, une série, etc, et je le laisse tourner pendant que je dessine. Bien sûr, ce sont des films vus et revus, histoire que ça ne déconcentre pas trop ! Souvent, je mets aussi de la musique (du rock, métal, pop, musique de film… un peu de tout) et j’essaye de trouver des chansons ou des musiques de films qui correspondent bien à la scène que je dessine ou que j’écris. Ah, et parfois, je me mets des documentaires (sur les animaux, la société, la politique) que je trouve sur le net. Nettement moins intellectuel mais idéal pour ne pas être déconcentrée, je me mets des émissions bien débiles, comme Confessions Intimes, ou Koh Lanta… Mine de rien, ça fait du bien de se marrer un peu après un documentaire atroce sur la surconsommation ou l’extrémisme religieux par exemple…
Comment as-tu élaboré l'apparence de tes personnages?
Je voulais qu’Hawkins et Emily soient comme le jour et la nuit : totalement opposés, autant au niveau de leurs caractères que de leurs physiques, même si l’on se rend compte qu’au final tous deux ont les mêmes motivations, histoire d’avoir quelque chose de dynamique. Les designs n’ont pas vraiment changé depuis les premières esquisses : j’ai toujours voulu faire de Hawkins un personnage anguleux, aux habits aux couleurs ternes, avec un caractère sombre, taciturne, cynique. Emily, au contraire, est toute en rondeurs, ses habits sont amples et de couleurs plus vives, ses cheveux sont ébouriffés et son caractère est entier, naïf, pétillant. Rendre leur relation et leurs sentiments respectifs crédibles en jouant sur les dialogues, les gestes et les regards, voilà un des aspects les plus intéressants à travailler, je prends vraiment mon pied avec ça ! Mais il y a un équilibre à atteindre qui est assez délicat, car je me dois d’éviter de tomber dans les gros clichés (même si c’est très tentant parfois…), dans les stéréotypes voire dans le grotesque, et c’est un vrai challenge.
Du synopsis à la planche colorisée, quelles sont les différentes étapes de l’élaboration d’une planche? Travailles tu de façon chronologique ou séquentielle en fonction de ton humeur du moment?
D’abord, j’écris un synopsis plus ou moins détaillé. Puis je découpe ce synopsis en scènes, en estimant la quantité de planches pour chacune d’entre elle. Pour l’instant, les albums font 46 planches, mais ça va peut-être varier (j’ai des éditeurs qui sont très coulants là-dessus, ils me laissent une sacré liberté sur mes albums, ce qui est vraiment jouissif). Ensuite, je bosse scène par scène. Je fais un mini-storyboard de la taille d’un timbre poste, puis je dessine plusieurs variations des plans-clés de la future planche sur des feuilles, en vrac. Puis je scanne tout ça, et je me fais un storyboard au propre dans Photoshop en assemblant les dessins que j’ai fait ça et là pour les enfermer dans des cases, en les modifiant au besoin à la tablette graphique. Ensuite, j’attaque le crayonné sur feuille A3 (je fais toujours les crayonnés en suivant, histoire de ne pas tomber dans le « je fais les planches qui me plaisent le plus en premier et me tape toutes celles qui sont moins intéressantes à la fin »).
Une fois le crayonné terminé, je le passe au lavis (aquarelle) ce qui me permet de poser les lumières et les volumes…
Jje scanne tout ça et hop, je passe à Photoshop pour la couleur définitive, tout en gardant l’aquarelle en dessous de la couleur pour garder un petit côté peinture.
Sinon, je fonctionne en suivant mes humeurs. Je n’aime pas la routine, donc je travaille de manière très déstructurée, dans le sens où je peux passer deux heures à bosser sur les dialogues, puis deux heures sur la suite d’un crayonné (mais toujours en suivant, hein !), et ensuite passer à la couleur quand j’ai envie de passer à autre chose. Il m’arrive d’enchaîner plusieurs crayonnés à la suite sans faire de couleur, puis passer comme ça, pouf, à la couleur. Ainsi, on ne s’ennuie jamais, il y a toujours quelque chose de différent à faire !
Rédiger le scénario de Clues a-t-il nécessité d’importantes recherches historiques ou iconographiques?
Oui, surtout pour le deuxième et le troisième tome, qui auront une dimension un peu plus politique, moins polar. Pour rendre certaines situations suffisamment crédibles, j’ai heureusement quelques connaissances qui pourront me donner un coup de main bienvenu, même si « Clues » n’est pas censée être une BD historique, loin de là. J’ai beaucoup de plaisir à jouer avec l’époque victorienne, mais je me laisse pas mal de marge pour l’improvisation. J’ai une belle collection de livres sur l’époque, et beaucoup de photos sur mon ordinateur auxquelles je me réfère régulièrement, mais sans jamais copier complètement une image donnée. J’aimerai toutefois être plus rigoureuse dans les deux prochains tomes, être plus précise au niveau des costumes et surtout au niveau des décors que je trouve assez faiblards et peu vivants comparés aux personnages.
Le scénario des trois tomes est-il dors et déjà terminé? Une date de publication du tome 2 peut-elle être annoncée?
Pour le tome 2, je n’ai pas encore de dates. Les aléas de la vie font que j’ai pris un peu de retard, mais j’espère pouvoir sortir l’album au mois de juin 2009. Sinon, ce sera octobre, histoire d’éviter les grosses sorties de septembre ! Sinon, les deux derniers tomes sont bouclés… Du moins, dans les grandes lignes : je me laisse toujours des portes ouvertes pour ajouter des détails, parfois même à la dernière minute. Je n’aime pas me fermer complètement au niveau du scénario, car j’évolue sans cesse : les premières versions de l’histoire étaient très naïves et plus le temps passe, plus Clues prend une tournure plus sombre et plus mature, du moins c’est mon impression et mon objectif. J’ai beaucoup de peine à regarder mes 10 premières planches du tome 1 car je les trouve limite niaises. Plus on avance dans l’album, plus les choses tendent vers un côté moins naïf, et c’est ce que j’aimerai continuer à exploiter dans la suite.
Tu as développé en enrichit un site internet ou l’on a pu suivre avec intérêt l’évolution de tes travaux. Qu’est ce qui a motivé cette démarche?
A vrai dire, c’est mon ex qui m’a encouragé à ouvrir un blog. Je publiais déjà quelques travaux sur le net à divers endroits (je pense qu’on peut encore trouver les premières esquisses de « Clues » sur certains sites, datant de 2004) mais il m’a conseillé de faire un blog plus personnel, qui pourrait à la fois être suivi par un public très large, tout en étant suffisamment sérieux pour être mentionné à des éditeurs. D’ailleurs, les éditions Akileos suivent mon blog, et m’encourage à entretenir un mini-buzz autour « Clues ». Là aussi, j’ai une grande liberté sur ce que je peux diffuser pour faire un peu de promo de mon côté. C’est d’ailleurs pas facile de choisir ce que je veux montrer : je m’astreins à ne publier que des images qui n’en disent pas trop, histoire de garder la suite du scénar au chaud, même si j’ai tout envie de dévoiler à l’avance pour avoir des avis !
Quels sont tes derniers coups de cœur (BD, ciné ou romans )? (idéalement, un de chaque avec quelques lignes explicatives mais tu fais comme tu le souhaites!)
Coup de cœur BD : je dirais Koblenz, de Thierry Robin : l’ambiance, les personnages, les scénarios… Tout ce que j’aime !
Coup de cœur ciné : The Dark Knight. Pas le film le plus incroyable que j’ai jamais vu, mais j’ai été particulièrement bluffée par le personnage du Joker, la qualité des dialogues, et les thèmes abordés.
Coup de cœur roman : il date un peu, mais les Hauts de Hurlevent est un livre que j’ai découvert il y a trois ans, et j’ai été happé par l’ambiance romantico-gothique des lieux décrits (le Yorkshire, au nord de l’Angleterre, dans des grandes demeures en pierre situées sur les landes battues par les vents) et par l’amour torturé des deux personnages principaux, Heathcliff et Catherine.
Y a-t-il une question que je n’ai pas posé et à laquelle tu souhaiterai néanmoins répondre?
Non, c’était une belle et longue interview, ça !
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire :
Si tu étais…
Un personnage de cinéma : Amélie Poulain
Une créature mythologique : Une sirène, mais juste pour le look, hein !
Un personnage de BD : Miss Endicott
Un personnage biblique : C’est quoi ça, la Bible ? XD
Un personnage de roman : Jane Eyre
Un personnage de théâtre : Eliza Doolitle, de la pièce Pygmalion (G.B Shaw)
Une oeuvre humaine: Le Machu Picchu
Un jeu de société: Trivial Pursuit
Une recette culinaire: Le Chili Con Carne, seul plat que je sais faire…
Une boisson : du lait
Un grand merci pour le temps que tu nous a accordé... et rendez-vous pour le tome 2 !