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Entretien avec Luc Brunschwig
accordé aux SdI en décembre 2009


Tout d’abord, un grand merci de te (re)prêter au jeu de l’entretien…

Le troisième et dernier tome du sourire du clown vient de paraître, fruit d’un long travail mené avec Laurent Hirn qui fut ton complice sur le Pouvoir des Innocents. La sortie du premier tome avec coïncidé avec ce que l’on appelle aujourd’hui les « émeutes de 2005 », tristes évènements déclenchés par le décès de deux adolescents de Clichy-sous-Bois… Là encore, les médias et les politiques parlaient de la violence en lieu et place d’aborder le problème de l’absence de justice sociale qui en était la cause. Est-ce le traitement traditionnellement réservé aux banlieues qui t’as donné envie d’écrire le sourire du clown ? En d’autres termes, qu’est ce qui fut à l’origine de cette nouvelle série?
Tu vas sûrement être surpris, mais le Sourire du Clown était en gestation en même temps que le Pouvoir des Innocents, c'est-à-dire au tout début des années 90.
En janvier 1990, quand j’ai fait la connaissance de Laurent Hirn, je me souviens très bien lui avoir parlé des deux projets. Comme le Pouvoir était déjà écrit, ça a été la première histoire qu’il a pu lire, mais on en avait discuté, oui, j’en suis certain, et il m’avait dit qu’on ferait le Sourire ensemble, si les choses se passaient bien sur le Pouvoir.
Il était déjà très attiré par le curé. Sa noirceur, son charisme, lui laissait entrevoir une mise en scène très tendue qui l’excitait beaucoup.
En fait, à l’époque, il s’agissait d’avantage d’un conte, d’une fable, quelque chose d’assez manichéen avec un curé qui revient prendre un pouvoir perdu dans une petite ville de France très pauvre, misérable… le lieu était très peu défini… Le curé provoquait une situation où les gens ne voyaient plus que lui comme réponse à leur désespoir. A la montée en puissance du curé s’opposait un jeune clown muet qui, lui, voulait aider les gens par le pouvoir libérateur du rire, de l’intelligence, de la capacité de penser par soi-même.
C’était très allégorique. Mais j’ai toujours été fasciné et inquiété par les dérives sectaires, où un homme seul exploite la peur, le désarroi, la misère intellectuelle, pour imposer ses règles à une communauté de gens qui se rassemblent autour de lui et finissent par s’isoler du reste du monde pour ne plus voir que l’homme qui les guide.
J’avais envie de raconter la même chose, mais au niveau d’une ville entière, en plein cœur d’une république européenne… et puis, les années passant, en en discutant avec Laurent, on s’est rendu compte que c’était exactement ces choses-là qui se passent dans nos banlieues où des groupes extrémistes s’infiltrent et profitent de l’abandon dans lequel nos gouvernants laissent la population pour proposer des choses impensables en temps normal, mais qui semblent, aux gens qui les acceptent, le dernier rempart contre le néant.
On a donc transporté l’histoire de notre curé et de notre clown dans une banlieue, donnant à notre récit un relief tout particulier… mais toujours quelque part entre la fable et la réalité… quelque chose qui ressemblerait un peu à ce que faisaient Prévert et Carné dans leur cinéma… un contexte social très fort, pour des histoires riches en poésie, à la limite de l’irréel.

Dans chacune des histoires que tu as écrite, tu sembles porter un intérêt tout particulier à rendre tes personnages très authentiquement humains, leur donnant épaisseur et complexité, et par là même une réelle consistance. Le troisième tome achevé, j’ai eu très envie, en tant que lecteur, de connaître le destin de José et de son épouse, de Djin et de sa mère, comme s’il se prolongeait au-delà de l’histoire… Comment travailles-tu tes personnages pour les rendre si denses et si attachants?
Je ne parlerais pas de travail mais de « temps passer en leur compagnie »… comme tu l’auras compris, il est rare que mes histoires viennent en moi du jour au lendemain. C’est souvent un processus très long, de parfois plusieurs années. Je mets ces années à profit pour connaître mes personnages en les fréquentant le plus possible, en allant à leur rencontre. C’est en les interrogeant sur leur passé, en les écoutant s’exprimer, en les observant vivre, que je finis par les comprendre. Comprendre leurs motivations, leurs réactions à certains stimuli, leur façon de voir le monde, leur façon de parler. Au bout d’un moment, je les cerne si bien que je leur laisse le commandement de l’histoire. C’est moi qui fais le choix de l’endroit où ils vont, mais c’est eux qui décident de la manière dont ils y vont. L’idéal pour moi, c’est quand le lecteur a le sentiment que c’est la logique, les émotions ressentis par un personnage qui le guide vers les choix qu’il va faire…


croquis pour le Sourire du Clown Laurent Hirn


Parmi les personnages évoluant dans le Sourire du Clown, lequel as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Il y en a 4 qui m’ont procuré un plaisir très particulier… même si j’ai de la tendresse pour tous.
Le premier, c’est bien sûr Djin, l’enfant clown muet… c’est un personnage qui dégage une poésie que je n’avais jamais eu l’occasion d’exprimer et à laquelle, je l’espère, les lecteurs sont sensibles. C’est un petit être très instinctif qui est attiré par les gens qu’il sent sincères et positifs. Il se méfie beaucoup des autres, ce qui va créer des tensions entre lui et la plupart des gens qui vont s’intéresser à lui. J’aime particulièrement les passages où lui et Clock, « le clown qu’il n’aime pas », s’apprivoisent. C’est la première fois qu’il fait confiance à quelqu’un qu’il n’aime pas d’emblée et cette confiance va faire de tous les deux les piliers d’une voie très positive pour la cité.
Ensuite, il y a Grocko, l’auguste, le comique du duo de Clowns qui débarque un jour aux Hauts-Vents. J’aime sa liberté, son désir de ne se laisser arrêter par rien. C’est un esprit libre dans un monde où on essaie de convaincre les gens de ne pas dépasser les limites.
Puis il y a Clock… sous ses airs sévères de vieux garçon, c’est lui aussi un poète, mais un poète qui pendant des années ne saura comment partager cette poésie avec les autres. Il s’est replié sur lui-même et n’apporte rien aux autres, jusqu’au jour où il est quasi contraint de se lier à Grocko. Avec lui, avec l’aide de Djin, il va se libérer et devenir quelqu’un d’autre, un être magnifique…
Et pour finir, il y a le curé. J’aime mettre en scène son jusqu’au-boutisme. Il est terrifiant, mais on sent chez lui un vrai désir d’être parmi les gens de la cité, de les aimer, de faire des choses pour eux. Il est comme un père tyrannique. Il aime ses enfants, mais dans les limites de ce qu’il peut accepter de les voir faire. Jamais il ne pourra leur offrir la liberté. Il ne peut que les laisser s’étouffer dans le bonheur qu’il a créé pour eux. En ça la liberté des clowns, leur désir d’affranchir les gens de leurs malheurs, est un réel danger pour lui… du moins, il le perçoit comme cela.


Ta description des relations unissant les habitants des Hauts-Vents et des réactions de la cité aux différents évènements qui s’y déroulent est des plus cohérente montrant ta connaissance approfondie du sujet… Comment as-tu travaillé en amont de l’élaboration du scénario?
Comme je te le disais plus haut, quand j’ai commencé à imaginer l’histoire, elle ne se situait nulle part, juste dans un fantasme de ville pauvre, quelque part en France… et puis, en 1994, la ville d’Audincourt a fait appel à moi, ainsi qu’à Laurent Hirn, Edmond Baudoin et le regretté Michel Crespin, pour réaliser un livre-mémoire sur une de ses banlieues : la cité des Champs-Montants. Afin de réaliser ce livre, j’ai rencontré plusieurs familles qui vivaient là depuis la création de la cité dans les années 60. J’ignorais tout jusqu’ici de l’histoire des cités françaises.
Pour moi, c’était juste des lieux, un peu à l’écart des villes, dans lesquels il ne faisait pas bon vivre. C’est à travers cette expérience, qui a vraiment marqué un tournant dans ma vie et ma vision du monde, que j’ai appris que nos banlieues aujourd’hui montrées du doigts, avaient été pendant 20 ans des lieux de grand progrès social (accession au chauffage central, à l’eau courante, une chambre par enfant) et surtout des lieux de grande mixité sociale où la présence de nombreuses familles françaises permettaient l’intégration progressive des familles immigrées. Et puis les années ont passé. Les familles françaises ont cherché un confort encore supérieur, sont partis, le cadre de vie s’est dégradé, les cités ont concentré de plus en plus de familles immigrés, de familles à problème. Les banlieues se sont ghetthoïsées, repliées sur elle-même, maintenue par les politiques à l’écart du reste de la ville. Les gens des cités vivent entre eux, partage un quotidien d’histoires souvent sordides faites de violence, d’échec, de chômage auquel il est plus que difficile d’échapper…
Et puis, ma femme a travaillé pendant plusieurs années dans les banlieues les plus dures de Strasbourg. Le soir, au retour du travail, elle avait besoin de se délester des histoires souvent anxiogènes qu’elle croisait en journée et de me faire part de ses inquiétudes sur l’avenir de ces cités…
Au fil du temps, le Sourire du Clown s’est nourri de tout ça… Mais je le répète il ne prétend pas être une vision documentaire ou réaliste, mais plutôt une fable sur les problèmes réels de la banlieue en France. 

Après le Pouvoir des Innocents et le Sourire du Clown, qui chacun explorent une dimension politique et sociale, te définirais-tu comme un auteur engagé ?
Honnêtement ? Je le souhaite, oui, même si je ne milite dans aucun parti. Mon engagement tient tout entier dans mes livres. J’irais même plus loin, c’est grâce à ce que j’apprends quotidiennement en abordant certain sujet, que je me suis forgé une conscience sociale et politique. Quand j’ai démarré le Pouvoir des Innocents en 1990, ma conscience politique frôlait gravement le néant. J’étais capable d’avaler n’importe quel discours, qu’il soit de gauche ou de droite, sans en saisir la portée.
Et puis, il a bien fallu me forger une opinion pour parler à mon tour de politique dans le Pouvoir sans que cela soit caricatural. C’est grâce à mes histoires que je suis conscient aujourd’hui d’être un « humaniste ».

Le Sourire du Clown T3 ©Futuropolis / Laurent Hirn/ Luc Brunschwig


Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de votre travail en commun sur le Sourire du Clown? Sur quelle base de travail Laurent Hirn travaille-t-il pour élaborer ses planches ? Serait-il possible, pour une planche donnée, d’en voir les différentes étapes textuelles et graphiques et les éventuelles corrections apportées au cours du processus créatif?
Je pense que tu l’auras compris au travers de mes réponses parfois trop longues, je suis un bavard. J’ai surtout besoin que mon collaborateur comprenne mon intention, quitte à ce qu’il propose une autre façon que la mienne de la mettre en scène… mais l’intention est essentielle… alors je lui tartine de long texte pour lui faire passer cette intention primordiale.
Le processus de travail avec Laurent est sensiblement le même qu’avec mes autres dessinateurs. On se met d’accord sur les grandes lignes de l’histoire puis j’attaque un découpage très précis, case par case, dans lesquels j’indique quelques notions de plans, une description des lieux, des objets qui vont jouer un rôle, mais surtout, l’état psychologique des personnages, l’émotion qu’ils doivent véhiculer, les actions qu’ils doivent mener. Avec Laurent, la compréhension est quasi immédiate et les changements sont rares, sauf si Laurent trouve un rythme ou des cadrages différents des miens pour exprimer la même idée en mieux.
Il arrive aussi que ce soit moi qui me rende compte qu’il y avait mieux à faire et qui demande un petit changement pour rendre le tout plus fluide ou accentuer une émotion que j’avais tué par mes choix.

Les coulisses
Dans ce document au format PDF, vous trouverez crayonnés, découpages et l'élaboration d'une planche, du découpage textuel à sa mise en image.


As-tu déjà d’autres projets sur les rails avec Laurent Hirn?
Oui. Deux projets en fait. Nous sommes en train de réaliser avec Laurent la suite du Pouvoir des Innocents qui s’intitulera les Enfants de Jessica. Non, ce n’est pas une lubie, mais quelque chose que nous avons envisagé dès la fin de la série. Au moment de conclure le Pouvoir, nous nous sommes projeté 10 ans dans le futur en nous demandant ce que New-York allait devenir avec Jessica à sa tête. Ce que nous avons vu a posé les bases d’un univers tout à fait passionnant, plein de questions sociales et politiques très intéressantes, comme si nous avions réorienté une partie de l’histoire des Etats-Unis en permettant à Jessica d’y mettre en œuvre ses idées.

Pour autant, nous n’avions pas immédiatement d’histoire à raconter dans cet univers. On s’est donc donné le temps du Sourire du Clown pour voir si nous avions des choses vraiment intéressantes à dire aux lecteurs. Il y a tellement de suite sans intérêt, ou sans passion…
Aujourd’hui, nous pensons avoir trouvé ce que nous voulions dire… c’est moins un thriller qu’un regard sur une société en mouvement… mais ça a la pêche, ça nous fait vibrer comme aux premiers jours du Pouvoir, donc on s’est dit qu’on allait le faire. En fait, on est excités comme des puces !

Cependant, nous nous sommes rendus compte d’un manque. Le Pouvoir se situe en 1997, sa suite les Enfants de Jessica se déroule en 2007… mais quid de 2001 ? Il semblait difficile de parler de New-York et des USA en occultant le 11 Septembre. Nous avons donc beaucoup réfléchi avec Laurent et il nous a semblé nécessaire de parler de cet événement : comment s’est passé le 11 septembre avec Jessica à la tête de la ville ? Est ce que cet attentat à encore un sens avec l’existence de notre maire démocrate ? Que devient Joshua Logan, qui est lui-même accusé d’être un terroriste ? Comment se comporte la classe politique américaine vis-à-vis des remises en cause fortes que provoque la présence de cette Jessica Ruppert – quasiment une gauchiste - à la tête d’une des plus grosses villes du pays ? Voila ce qu’on oubliait de raconter, ce qu’on va faire au travers d’une mini-série parallèle qui va s’appeler « Car l’Enfer est Ici », que Laurent Hirn story-boarde et que David Nouhaud met en images et en couleurs avec un talent fou.
Les deux tomes 1 devraient sortir en même temps, chez Futuropolis.

Wahou! Pour une nouvelle, c'est une bonne nouvelle! L'idée d'un prolongement du Pouvoir des Innocents est une excellente nouvelle! Sur deux série distincte plus encore! Et si cela permet d'enfin relire un album dessiné par David Nouhaud dont on avait pu apprécier le trait dans le magnifique Maxime Murène, c'est la cerise sur le gâteau! Pour quand sont prévus ces deux premier tomes?
On espère pouvoir offrir ce double cadeau en Novembre de l’année prochaine, pour fêter les 20 ans de la signature chez Delcourt du premier tome du Pouvoir des Innocents (et donc de nos 20 ans de Bande Dessinée, à Laurent Hirn et moi).


 Car l’Enfer est Ici  ©Futuropolis / David Nouhaud / Luc Brunschwig


Outre ces deux ambitieux projets (et désormais très attendus smiley), d'autres albums sont-ils en préparation?
Oui. J’ai dans la besace quelques projets qui me tiennent très à cœur depuis de très nombreuses années et pour lesquels je ne trouvais pas de dessinateurs (j’entends par là que je ne trouvais pas de dessinateurs qui soient à la fois passionnés par les sujets de ces histoires, qui soient capables de les mettre en images de façon convaincante et qui soient aussi et surtout, d’agréables compagnons de route)… et puis, j’ai fait sur les deux dernières années quelques rencontres tout à fait enthousiasmantes qui ont donné corps à certains de ces projets.

Outre David Nouhaud pour la suite du Pouvoir des Innocents, j’ai croisé la route de Roberto Ricci. Nous allons relancer ensemble le projet Urban Games, qui s’appelle URBAN désormais. Il ne s’agit pas d’une suite, mais plutôt d’un remake, une façon plus adulte, plus « brunschwigienne » d’aborder cette histoire d’anticipation réaliste, où il ne subsiste plus sur la Terre dévastée qu’un immense parc de loisir où les travailleurs, qui sont en train de construire un monde nouveau sur d’autres planètes, viennent se divertir. Une allégorie sur notre société, la télé-réalité, le besoin de se divertir à tout prix, le délitement des rapports humains et le pouvoir du capitalisme sur nos choix de vie. 


Urban ©Futuropolis / Roberto Ricci / Luc Brunschwig


C'est encore là une excellente nouvelle!!! Retrouvera-t-on des personnages et des intrigues du premier tome ou seul l'univers sera conservé?

En fait, c’est une relecture de la même histoire, avec les mêmes personnages, dans un rythme et une approche très très différente, quelque chose de beaucoup plus dans les relations, alors que j’avais essayé avec la première version une écriture plus dans le mouvement, dans l’action, qui ne me correspondait pas vraiment.
Mon truc, c’est vraiment les personnages, leurs relations intimes, leurs pensées et leurs rapports avec le monde dans lequel ils évoluent.

Il y aura aussi, en compagnie de Xavier Delaporte (le dessinateur de Chaabi chez Futuropolis), une très longue saga qui s’appelle 2 FRERES et qui racontera 21 ans de la vie exceptionnelle de deux frères juifs de 1927 à 1948. 1927 marquant le passage du cinéma muet au cinéma parlant (l’aîné des deux frères finissant par devenir l’un des plus important producteur d’Hollywood) alors que 1948 est marqué par la création de l’état d’Israël dont le plus jeune frère sera l’un des fondateurs.
Outre ces deux nouveaux projets, les deux suites du Pouvoir des Innocents, il y aura aussi les tomes 3 de HOLMES et de la MEMOIRE DANS LES POCHES, la suite de MAKABI (le second cycle paraîtra en juin de l’année prochaine sous la forme d’un gros roman BD de 160 pages)…


Deux Frères ©Futuropolis / Xavier Delaporte / Luc Brunschwig


Pour finir, je suis en train de travailler sur un XIII MYSTERY dont les héros seront Jonathan et Jason Fly et qui racontera les événements qui conduiront à la fameuse Nuit du 3 août (nuit durant laquelle le père de XIII sera assassiné par le Klu Klux Klan). Une occasion de découvrir XIII enfant et de mieux comprendre les rapports qu’il entretenait avec ce père étrange, totalement investi dans son travail et dans la lutte contre les injustices.

Tu trouves encore un peu de temps pour dormir?
Je dors beaucoup, oui, je n’ai pas le choix. Sans sommeil mon cerveau se fige avant de se mettre à pédaler dans la semoule.

Comment organises-tu ton travail sur les différentes séries? Travailles-tu de façon séquentielles, en passant d'une série à l'autre, ou boucles-tu le scénario d'un album (ou d'une série d'ailleurs) avant de t'atteler à un autre album d'une autre série?
En général, j'avance en parallèle du dessinateur afin de pouvoir intégrer
les éléments que son travail graphique peut apporter. Je l'intègre, soit dans la mise en scène ou plus radicalement encore dans l'histoire elle-même.
Il y a aussi, parfois, des personnages secondaires auquel on s'attache très fort une fois qu'ils sont représentés graphiquement et il arrive que ce simple fait leur donne un rôle non prévu au départ. Surtout lorsque comme moi, on se laisse le temps d'écouter l'histoire et les personnages qui la composent.

J'ai dérogé cependant à cette règle avec le premier tome des Enfants de Jessica (la suite du Pouvoir des Innocents que Laurent Hirn va réaliser)... j'étais si fébrile à l'idée de réaliser une 'mauvaise' suite (on en voit tellement depuis quelques années) que je n'ai pas pu m'apaiser avant d'avoir écrit le dernier mot de la dernière page du premier tome...
Grâce à ça, j'ai pu recueillir le sentiment de quelques lecteurs auxquels je fais particulièrement confiance (Laurent Hirn, David Nouhaud, Sébastien Gnaedig mon éditeur, quelques amis scénaristes, ma femme...). Je peux juste vous promettre que si l'histoire est moins un thriller que ne l'a été le Pouvoir des Innocents, ça envoie quand même méchamment le patée.

Désolé d’aborder un sujet que j’imagine douloureux, mais, à froid, quelles sont d’après toi les raisons de l’échec de la pourtant très sympathique collection 32?
Non, non, pas de soucis… la digestion n’a pas été simple, mais aujourd’hui, je me sens apaisé vis-à-vis de cet échec. Avec le recul, je vois plusieurs raisons à la fin prématurée de cette expérience éditoriale. Je rappelle, pour les lecteurs qui n’ont jamais entendu parlé de la collection 32, qu’il s’agissait de repenser la façon de faire du feuilleton en BD en permettant aux auteurs de travailler sur une histoire de longue haleine par petits chapitres successifs (de 32 pages) qui leur permettaient de retrouver leurs lecteurs régulièrement au lieu d’user leur énergie et celle de leur histoire sur des paginations trop lourdes. La présentation aussi était différente. C’était de grand format souple, assez luxueux, que nous ne vendions que 4 euros 90 afin d’attirer un public qui n’avait plus l’argent pour lire de la BD.
D’abord, je crois que le concept était trop compliqué, nécessitant trop d’explications pour être bien compris… un bon concept est un concept qui s’assimile de façon aisée et immédiate, ce n’était pas le cas ici.
Je pense ensuite que le grand format ne jouait pas en faveur de certains graphismes. La taille des pages et des cases donnait parfois une sensation de vide graphique ou de grande maladresse chez certain dessinateur plus spontané.
Les histoires aussi n’étaient pas très glamours. C’était souvent des histoires sombres, sociales, politiques, assez rudes… qui n’attiraient pas forcément au premier abord.
Pour toutes ces raisons, la collection demandait beaucoup d’efforts et d’explications aux libraires qui malheureusement sont aujourd’hui noyé au milieu de milliers de sorties… difficile de faire le forcing quand on n’en a pas le temps, occupé à d’autres tâches. Et puis, soyons honnêtes jusqu’au bout : pourquoi privilégier la vente d’un livre à 4 euros 90 demandant beaucoup de temps pour convaincre un acheteur alors qu’avec bien moins d’efforts, on peut lui vendre un album à 13 ou 16 euros ???
Pour toutes ces raisons, nous avons arrêté très vite la collection, avant que le sentiment d’échec qui s’était attaché au concept rejaillisse sur les histoires elles-mêmes.

Quels sont tes derniers coups de coeur (ciné, bd, romans, musique)?
Au cinéma, j’ai été enthousiasmé par  THE READER de Stephen Daldry… un film qui interroge très violemment chacun d’entre nous sans répondre à notre place et surtout, qui offre une densité d’histoire qu’on perd de plus en plus ces derniers temps au ciné. En DVD, j’ai adoré la série « vampiresque » TRUE BLOOD d’Alan Ball, le papa de Six Feet Under et d’American Beauty… en roman, je conseillerai chaudement UN PAYS A L’AUBE, le dernier roman de Dennis Lehanne, qui nous parle de l’Amérique après la première guerre mondiale et qui nous révèle un monde très proche de ce que les USA sont toujours aujourd’hui, comme si ce pays refusait d’évoluer et s’était enraciné dans un discours qui rendait toute évolution nécessaire impossible, broyant les petites gens en leur laissant croire que ce pays a été créé pour eux et leur bonheur.

En BD, j’avoue avoir été soufflé par IL ETAIT UNE FOIS EN FRANCE… c’est une série presque classique, mais qui allient une histoire passionnante à une étude de caractère forte, des dialogues au cordeau et une mise en scène qui m’a laissé sur les fesses par sa très grande justesse. Chaque plan est remarquable.
En musique, je commence, grâce au site Deezer à découvrir quelques albums qui me ressemblent enfin et à me composer une CDthèque dont je peux être fier. On y trouve :  Eels, Bon Iver, The Frames, The White Stripes, Tuung…

Y-a-il une question que je n'ai pas posée et à laquelle tu souhaiterai néanmoins répondre?
C’est moins une question qu’une information que j’aimerai donner aux lecteurs. En fait, je vais réaliser la plupart des titres que je viens de t’annoncer (Les deux suites du Pouvoir des Innocents, 2 frères, Urban) dans le même format que la série HOLMES, c’est un dire un très grand format cartonné avec des paginations variables (entre 32 et 54 pages suivant les besoins du chapitre). Sébastien Gnaedig, le directeur éditorial de Futuropolis m’a offert de réaliser ces titres « feuilletonnesques » dans ce format, qui me permet de réaliser des chapitres denses autant visuellement que scénaristiquement. C’est une amélioration de l’idée de la collection 32… en fait, plutôt que donner un cadre figé aux récits, je peux faire évoluer les paginations en fonction des besoins réels de l’histoire et ne plus avoir à sacrifier des passages plus anecdotiques mais souvent essentiels). Ca permet aussi de changer de rythme et de point de vue quand c’est nécessaire, alors que quand tu t’engages sur un livre de 70 ou 90 pages, c’est quasi impossible à faire, l’histoire t’entraînant dans un rythme auquel il est difficile de déroger en cours de route.

Aurais tu des modifications à apporter au portrait chinois que tu avais dressé en 2005?
Non, j’assume mes réponses de l’époque (Entretien 2005)

Rajoutons y tout de même 3-4 questions :

si tu étais ...

un jeu de société : le Trivial Poursuit (mon cerveau est encombré par des milliers de réponses à des tas de choses sans intérêt à part répondre au Trivial Poursuit)
un instrument de musique: Un piano (ce qui ressemble le plus à un clavier d’ordinateur)
une recette de cuisine : Les sushis (je meurs rien qu’à l’idée d’en manger)
une boisson : Le White Russian (un tiers de vodka, un tiers de liqueur de café et un tiers de lait)

Un vœux pour la nouvelle année qui se profile?
Petit Sarkozy ne touche pas à mon pays (en tous cas, pas pour en faire ça) !!!

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé et pour le bonheur qu'on a de lire tes albums smiley
Le Korrigan