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Entretien avec Parno
entretien accordé aux SdI en août 2010


Bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à notre interview !

Question liminaire : êtes vous farouchement opposé au tutoiement ?
Non pas du tout !

Peux-tu nous en dire un peu plus sur toi ? (parcours, études, âges et qualité, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse…)
J'ai poursuivi des études que j'ai fini par rattraper, ce qui me permet d'enseigner à l'université face à de vastes auditoires esbaudis par ma science. Je ne vais pas appesantir sur mes innombrables qualités, sinon on va encore dire que j'exagère.

J'ai deux enfants, 3 et 6 ans, qui trouvent parfaitement naturel de voir le livre de Papa dans les rayons des librairies,
Mes passions, dans le désordre : littérature, photo, bande dessinée, films d'animation.

Je viens malheureusement de perdre ma carte bleue et de faire opposition : mais dès que j'en aurai une nouvelle, je ne manquerai pas de t'en communiquer le numéro, avec le cryptogramme, évidemment. Pour le compte en Suisse, j'ai voulu en ouvrir un, mais les banquiers ont rigolé : pas assez solvable. J'attends donc d'avoir vendu trois cent mille exemplaires de l'Âge des corbeaux pour refaire une tentative. Avec ce que j'apporterai dans mes valises, on les verra ramper alors, tous ces cloportes, ha ha ha ha !

Enfant, quel lecteur étais-tu ? Quels étaient alors tes auteurs de chevet?
Mes tous premiers souvenirs de lecture : Babar et une version illustrée de La chèvre de Monsieur Seguin (je devais avoir sept ou huit ans). Pour la BD, j'ai commencé avec les incontournables classiques : Asterix, Lucky Luke, Tintin. J'avoue être encore un tintinophile convaincu, et aussi pouvoir citer de mémoires bon nombre de répliques de Goscinny. Mon adolescence a été bercée par le Fluide Glacial de la grande époque, dont je ne ratais pas un numéro. Il y a quelques jours, j'ai retrouvé à la librairie Le petit roi à Paris un recueil complet de "Paracuellos" de Gimenez, qui paraissait dans Fluide Glacial. Rien que du bonheur, si je puis dire pour une œuvre déchirante. Parmi mes bonheurs d'enfance, la saga de Valérian et Laureline, la magnifique série de Christin et Bilal (Partie de chasse, Le vaisseau de pierre, La croisière des oubliés…)

Mes grandes rencontres littéraires sont plus tardives, en vrac : Le voyage au bout de la nuit (Céline), La marche de Radetsky (Roth), L'automne du patriarche (Garcia Marquez), Antonio Lobo Antunes, Fernando Pessoa.

Quels sont tes derniers coups de coeur, tous médias confondus?
Je vais donner à derniers un sens assez large, portant sur plusieurs années, puisque des coups de cœur, on n'en a pas tous les jours. Sans compter qu'on peut découvrir quelque chose longtemps après sa sortie.

D'abord, L'illusioniste, vu très récemment au cinéma, auquel j'ajouterai Les triplettes de Belleville, que je continue à me repasser avec bonheur. L'adaptation au cinéma de Persepolis (Satrapi) : j'avais adoré les BD, le film apporte quelque chose de plus, ce qui est rare. Le deuxième tome de Putain de guerre (Tardi), pas une nouveauté non plus mais lu la semaine dernière. Le roi des masques, film chinois, vraiment pas une nouveauté, c'est sorti chez nous en 98. J'ai découvert le dvd l'an dernier sur un marché en plein air. L'histoire d'un vieux saltimbanque itinérant dans la Chine du début du vingtième siècle, qui achète un fils adoptif pour découvrir qu'on lui a fourgué une fille. Un film incroyablement émouvant, classé comme film pour enfant, ce qu'il n'est absolument pas, à mon avis. Un prophète, film d'une rare puissance.
Musique : la chanteuse palestinienne Kamila Jubran : voix, arrangements, inspiration, tout est d'une totale beauté. Littérature : pas du tout une nouveauté car paru en 1938, mais je suis en train de le lire, Les Etats Désunis de Vladimir Pozner. Un livre mi-roman mi-enquête sur l'Amérique de la crise de 29. Enfin un coup de coeur potentiel : le tome cinq de Aya de Yopougon. Acheté, pas encore lu, mais j'ai adoré les quatre tomes précédents. Et pour finir, une redécouverte : je suis tombé sur le recueil complet de Paracuellos, de Gimenez, chronique des centres de l'assistance publique espagnole sous Franco. je m'étais régalé le lisant en épisodes dans Fluide Glacial, il y a bien des années. En les relisant en bloc, on découvre une cohérence de narration et une puissance incroyables.

Belletrogne et Lemorne ©Jicé / Parno
Curieusement non, alors que je baignais dedans avec mes frères : nous passions notre temps à nous renvoyer des répliques apprises par coeur, nous imitions les onomatopées ou les expressions caricaturales (surprise ou colère chez Uderzo, par exemple). Peut-être que tout ça était trop associé au jeu… Par contre, l'envie de vivre de ma plume (au moins un petit peu) est venu assez tôt. J'ai d'ailleurs publié d'abord un recueil de nouvelles (L'oreille aveuglée, chez Grasset). L'envie d'écrire des scénarios m'est venue peu à peu. Le premier projet sur lequel j'ai travaillé n'a jamais vu le jour. C'était un monde déjanté, peuplé de vaches patatoïdes, pastorales et contemplatives, et de girafes monopodes, technophiles, pressées et urbaines, qui semaient la confusion chez les premières en voulant les initier à l'art du commerce. Pour ceux que ça intéresse, il reste un site à-demi construit, où subsiste ce qui reste de ce projet. (http://vachesgirafes.free.fr/http://vachesgirafes.free.fr/]http://vachesgirafes.free.fr/[/url])

croquis ©Jicé / ParnoAttends : je te la joue acteur de cinéma, à qui on pose toujours cette question, à l'occasion de la sortie du moindre navet. « On fait le plus beaauuuuuu métier du mooonnnndeeeeuu ! Mais en même temps c'est vaaaaaachement duuuuuuur comme métier, tu vois… » Les réponses, complètement débiles et convenues, m'ont toujours bien fait marrer.

A un deuxième niveau, je pourrais répondre, dans la perspective de l'Âge des corbeaux, qu'il vaudrait mieux poser la question à mes personnages !

Enfin, à un troisième niveau, je serais tenté de dire que la réponse est pour partie comprise dans ta question : il s'agit bien d'un métier. C'est à dire, une pratique qui s'inscrit dans la durée, la méthode, l'accumulation de l'expérience. Là dedans, il y a évidemment des temps forts et des temps faibles. Parmi les temps forts et jubilatoires : le moment de la conception, quand on saisit le point de départ d'une intrigue et qu'elle semble se construire presque d'elle-même ; les (rares) moments de grâce pendant l'écriture du scénario où les idées, les répliques s'enchaînent sans effort. Il y a un moment particulièrement fort, quand on découvre les premiers dessins des personnages et des lieux, tels que le dessinateurs les a interprétés, à partir de la caractérisation et du scénario. C'est un moment magique, où on a l'impression que le monde qu'on a imaginé prend vie. Dans l'échange avec le dessinateur, il y a des instants privilégiés, quand ce qu'il a dessiné correspond exactement avec ce que j'avais visualisé, on a alors l'impression d'une communion quasi télépathique. Ou au contraire, quand son interprétation est a l'opposé de ce que j'envisageais, mais qu'elle dépasse ma vision.
Quant aux difficultés, elles sont classiques : la panne d'inspiration, le ratage (on se rend compte par exemple qu'on a écrit vingt pages qui ne tiennent pas de debout et qu'il faut entièrement recommencer), le manque de temps, ou encore la fausse bonne idée : celle qui semble géniale sur le moment, et puis qui se révèle impraticable quand on essaie une première ébauche de scénarisation. Grosse déception, dans ce cas de figure, et grosse frustration.


Ton premier album, l'Âge des Corbeaux, vient de paraître dans l'élégante collection Integra de Vents d'Ouest. Comment est né ce projet mis en images par Jicé et comment as-tu rencontré ce talentueux dessinateur?
J'ai montré un jour le projet des vaches et des girafes à Bruno Canard, spécialiste de la BD et directeur de la Médiathèque de Ganges, village proche de celui où vit Jicé. Bruno connaissait bien Jicé. En voyant les vaches et les girafes, il lui a semblé que Jicé et moi avions une certaine communauté d'inspiration. Il nous a donc mis en contact. On s'est tout de suite trouvé des atomes crochus, en termes de perspectives créatives, d'humour à la con, etc. En regardant ce que faisait Jicé, je suis d'abord tombé en arrêt sur sa version du pingouin mascotte de Linux. Le personnage avait une incroyable dynamique. Je lui ai proposé d'écrire un scénario autour de ce personnage. Ainsi est né Mancho, pingouin velléitaire, alcoolo, mais éminemment sympathique, qui vivait dans un monde polaire et aquatique. Ce projet n'a jamais vu le jour. Il a eu cependant deux très grandes vertus : 1. celle de nous roder l'un et l'autre car c'était nos premiers pas dans la BD; 2. d'attirer l'attention de Vent d'Ouest, qui ne trouvait pas le projet assez abouti pour être publié, mais suffisamment intéressant pour nous encourager à présenter d'autres choses.

On a sorti 4 versions différentes de ce projet, qui sont visibles sur le site de Jicé... (Aller voir, sous "Planches", les saisons 01 à 04)

Après la quatrième version, on s'est dit qu'il fallait partir sur quelque chose de complètement différent, si on ne voulait pas à notre tour devenir velléitaire, alcoolo et éminemment sympathique. Changement de technique pour Jicé qui passe de l'ordinateur au papier et encre de Chine ; pour moi, abandon de l'univers animalier et déplacement vers une inspiration qu'on pourrait dire plus "littéraire". C'est "l'Âge des corbeaux". L'élaboration de ce projet a été longue. Nécessité pour nous deux de travailler et retravailler les aspects techniques de nos pratiques. Nécessité aussi d'explorer en profondeur l'univers que nous étions en train de créer.

Mais la première version présentée à Vents d'Ouest a été la bonne. Le reste n'a été qu'une petite formalité de deux ans pour arriver à l'œuvre définitive. Je n'ai pas une très bonne mémoire des dates, mais Jicé et moi nous connaissons sans doute depuis plus de cinq ans.

Belletrogne et Lemorne ©Jicé / ParnoLorsque votre projet cherchait un éditeur, vous aviez créé un site présentant synopsis, dessins et croquis. Vous a-t-il aidé à trouver un éditeur? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant?
Difficile à dire. Dans mon souvenir nous avons toujours doublé : mail avec lien sur le site et envoi d'un dossier papier. Mais peut-être que Jicé aura meilleure mémoire que moi ?

Est-ce que ça été un parcours du combattant ? Si on se réfère au temps passé, à l'énergie dépensée, au nombre de projets montés, aux démarches (aaah les coups de déprime au festival d'Angoulème !), oui, c'est un parcours du combattant. Est-ce que je l'ai vécu ainsi ? Pas vraiment. D'abord parce que Jicé et moi avons toujours eu l'impression d'avancer dans notre art. Ensuite parce que nous n'avons jamais cessé de trouver du plaisir à ce que nous faisions.

Peux-tu en quelques mots faire le pitch de l'Age des Corbeaux et nous expliquer comment est née l'idée de scénario burlesque et poétique?
C'est l'histoire d'un écrivain, Vladimir Principal qui face aux refus persistants des éditeurs perd la foi et l'inspiration. Il va noyer son désarroi dans un bar et y rencontre un étrange vieillard qui lui offre la célébrité instantanée. Le voilà reconnu, courtisé, célébré pour un livre qu'il n'a même pas écrit. Sa vie devient un cauchemar. La machine du succès le plonge dans des épisodes délirants et absurdes. Mais à travers cette épreuve initiatique, il va retrouver les raisons profondes qui le poussent à écrire. Son inspiration renaîtra.
En fait, dans cette fable surréaliste, Vladimir se trouve face au classique dilemme du créateur : on a besoin d'un public pour vivre de sa création, mais on ne peut pas créer dans le but de satisfaire un public. C'est faute de résoudre ce dilemme que Vladimir tombe dans une machine infernale. Métaphoriquement, on peut dire qu'il est pris dans une sorte d'énorme flipper qui fait tilt.
D'où vient cette idée ? Il n'est jamais simple de répondre à cette question. Disons que dans notre collaboration, Jicé et moi étions arrivés à un point où nous voulions tenter quelque chose de radicalement différent. Comme je l'ai dit, notre projet précédent était passé par 4 versions différentes sans aboutir complètement.
Il m'est venu l'idée de prendre un sujet plutôt intimiste (les tourments existentiels d'un écrivain) donc peu adapté à une mise en image, et lui trouver un traitement très dynamique, humoristique, visuel. Voilà la base de l'Age des corbeaux. Quant au détail, pour quoi ce sujet précisément, j'aurais du mal à répondre.

Interrogatoire ©Jicé / ParnoSi au prime abord l'époque à laquelle se déroule l'histoire semble clairement définie, on s'aperçoit bien vite qu'elle n'est pas si fixée que cela. Qu'est ce qui a présidé ce choix narratif?
C'est effectivement un choix narratif, décidé très tôt dans l'élaboration du projet. Il y a bien sûr un élément esthétique. S'affranchir d'une période précise permet d'exploiter une gamme plus vaste de design, qu'il s'agisse des véhicules, des costumes, des intérieurs, du décor des rues, des appareils etc. Mais il y a aussi la volonté de brouiller les pistes. L'imprécision temporelle est un reflet des incertitudes du héros. Et puis en replaçant des problématiques contemporaines dans un monde désuet et insaisissable (qui s'étend grosso modo du début du 20e siècle jusqu'aux années 50), on les éclaire d'un jour particulier. On les ramène à de plus justes proportions. Sans oublier les anachronismes délibérés, comme par exemple la caméra de videosurveillance dans un bureau années 30 (une trouvaille de Jicé). Ou encore le cameraman dans le studio de télévision qui filme caméra à l'épaule… sauf que la caméra est un modèle du tout début de la télévision, énorme, pesant plus de 50 kg, écrasant donc l'opérateur. Là c'est la dimension satirique qui domine.

Ruelle ©Jicé / Parno L'album s'ouvre (presque) sur Vladimir Principal, le personnage central du récit, qui s'isole de sa famille et du monde pour écrire... Y a-t-il une part autobiographique dans ce personnage?
Oui, sans aucun doute. Les doutes qui le rongent sur sa capacité à écrire sont un peu les miens. Quand à s'isoler du monde… Je crois plus à la distance qu'à l'isolement. Prendre de la distance permet au créateur de trouver un regard, une perspective sur le monde qui le révèle. A mon avis, toutes les grandes oeuvres entretiennent un rapport original avec le monde dans lequel elles ont été créées, même quand cela ne semble pas leur sujet principal. je pense en vrac au Voyage au bout de la nuit, les romans de Marcel Aymé, la peinture de Picasso, ou encore les musiques de Miles Davis ou Coltrane, qui portent profondément en elles l'esprit des époques où elles ont été créées. Est ce qu'on ne peut pas dire ça aussi de Tintin, dont les albums évoluent avec les époques qui les voient naître ? Est-ce que ce n'est pas ça qui rend Hergé universel ?
A un niveau autobiographique plus concret, j'ai deux enfants de 3 et 6 ans, et je dois donc, comme tant d'autres, gérer mon temps en fonction de leurs besoins. Avant leur arrivée, je suivais les caprices de mon inspiration, à n'importe quel heure du jour ou de la nuit. J'ai dû apprendre à la discipliner, pour qu'elle soit à ma disposition pendant les heures scolaires ! D'une certaine manière, ça m'a forcé à me professionnaliser !
Pour finir, les scènes du début, où l'enfant de Vladimir réclame son père, et où Vladimir ressent, dans le sommeil de son fils, sa propre solitude font évidemment écho à la conclusion de l'album, quand Vladimir comprend le rôle de ses proches son travail d'écrivain. Enfin, l'absence, le manque, la séparation chez l'enfant ont une importance particulière chez moi car mes enfants sont adoptés. Ces thèmes sont donc profondément inscrits dans leur histoire. Qu'ils surgissent au début de l'album n'est donc pas tout à fait un hasard !

croquis d'une ruelle ©Jicé / ParnoD'où vient cette première phrase que reprend sans cesse Vladimir et qui a engendré le titre de l'album?
Aaah ! Bonne question ! Il y a de cela bien des années, je donnais des cours d'anglais dans une école de commerce parisienne bien connue. Le professeur alors responsable du département était un type extrêmement drôle et original, complètement hors norme. Editeur et prof le jour, musicien de jazz la nuit… Un jour que nous délirions ensemble, il me dit : un jour j'écrirai un roman, ça commencera par "à la faveur de la nuit les corbeaux envahirent le terrain". J'aime le rythme de cette phrase et son caractère contradictoire. Elle "sonne" comme un le point de départ d'une intrigue, mais en réalité elle ne conduit à rien de particulier. Bref, elle est restée dans ma mémoire pendant des années. Et comme, à ma connaissance, mon ami ne l'a pas encore utilisée, j'ai voulu lui donner l'occasion d'être publiée au moins une fois. Toutefois, l'auteur de cette phrase est remercié à la fin de l'album.

Quels projets caches-tu dans tes tiroirs?
D'abord, nous sommes déjà en train de travailler sur un nouvel album avec Jicé. C'est le même univers, mais un thème différent, et de nouveaux personnages, même si on croise certains des protagonistes de "l'âge des corbeaux". J'ai aussi deux autres projets de scénario, mais pas assez avancé pour que je puisse en parler à l'heure actuelle.

Y a-t-il une question que je n'ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre?
Oui : pourquoi cette interview est-elle si longue ? smiley

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire...

Si tu étais...


un personnage de BD : Babar
un personnage biblique : Babar
un personnage de roman : Babar
un personnage de théâtre :le pompier
une œuvre humaine :la pince à linge
un instrument de musique : la corde à linge
un jeu de société : le vol à la tire
une recette culinaire :le coktail molotov
une boisson : le coktail molotov

Un dernier mot pour la postérité?
Pas d'utilisation prolongée sans avis médical.

trois fripouilles ©Jicé / Parno
Le Korrigan