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Entretien avec Jean-Yves Le Naour
Interview accordée aux SdI en décembre 2014


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Pouvez-vous, en quelques mots, nous parler de vous? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)

Mon parcours est assez rectiligne : j’aimais l’histoire alors j’ai fait des études d’histoire, jusqu’à une thèse consacrée au sujet de la morale sexuelle en 14-18, soutenue en décembre 2000 à l’Université d’Amiens. Ces études m’ont par ailleurs mené à l’enseignement : j’ai été tour à tour enseignant au collège, au lycée, à l’Université de Toulouse, à la centrale de Poissy, en cours du soir à la mairie de Paris, en classes prépa HEC puis en classes préparatoires de sciences politiques. Enfin, animé par la volonté de vivre de ma plume et de ma passion, je me suis mis (définitivement j’espère) en disponibilité de l’Education nationale. Mais pas de comptes en Suisse, juste à la banque postale… si, si.

Enfant, quel lecteur étiez-vous? Quels étaient alors vos auteurs de chevet?
Mes premiers souvenirs de lecture, à partir du moment où j’ai su lire tout seul, c’est le journal de Mickey. C’était une joie d’aller acheter mon hebdomadaire, le mercredi je crois. J’allais également à la bibliothèque pour y dévorer les quelques BD – très classiques – qu’elle renfermait. Je me rappelle que les bénévoles qui tenaient la bibliothèque voulaient m’orienter vers des ouvrages du genre bibliothèque verte mais cela ne m’intéressait pas. En fait, j’ai commencé à lire des romans pour adultes assez tôt (mon premier – mes premiers plutôt puisque c’était une série de cinq gros pavés : la lumière des justes d’Henri Troyat.). Je ne suis jamais passé par la littérature enfantine et j’ai toujours lu de la BD parallèlement… mais rien que du classique : Lucky Luke, Astérix, Tuniques Bleues, etc.

François Ferdinand, case de l'album © Bamboo / Chandre / Le Naour / BouëtComment vous est venu le goût de la grande histoire et cet intérêt si particulier pour la première guerre mondiale ?
Mais je crois que tous les enfants ont le goût de l’histoire parce qu’ils ont le goût des histoires, et l’histoire, c’est d’abord un récit. Maintenant je vous avoue que mon premier désir d’enfant était d’être écrivain et non historien : j’ai bien tenté quelques débuts de romans, adolescent, mais cela ne donnait rien de bon et je me suis reporté sur l’histoire qui a ceci de particulier qu’il n’y a pas besoin de talent d’invention puisqu’il s’agit de raconter le passé : on ne se met pas en frais d’imagination ! Maintenant, ma spécialisation pour 14-18 vient à la fois de mes lectures d’adolescent (notamment Invasion 14 de Maxence Van der Meersch) et du hasard ! C’est quelque chose qu’on dit rarement car les historiens, spécialistes de la reconstruction, savent trouver une cohérence là où il n’y en a pas toujours. Mais le hasard, les rencontres et les pertes, joue toujours une grande part dans une vie.

Après avoir écrit de nombreux ouvrages sur la Grande Guerre, vous signez le scénario de plusieurs albums de bande dessinée (La faute au Midi, les Taxis de la Marne, François Ferdinand… sans oublier Le vol de la Joconde!)… Comment êtes-vous devenu scénariste de BD ?
Par hasard justement ! Mais le hasard n’arrive qu’aux esprits préparés à s’en saisir. C’est-à-dire qu’il faut être prêt à saisir l’occasion aux cheveux et donc avoir au fond déjà cette envie qui ne demande qu’une rencontre ou un encouragement pour se développer. C’était vers 2010, je donnais une conférence au Bourget-du-Lac et, dans le public, il y avait l’éditeur de la petite maison Roymodus. Il a acheté à l’issue de la conférence un de mes livres que je lui ai affirmé pouvoir être adapté en BD. Il était sceptique, mais trois jours plus tard il me rappelait et l’on sortait bientôt, avec le dessinateur argentin Mauro Lirussi, Le soldat inconnu vivant. Par la suite, d’autres rencontres m’ont fait entrer en contact avec le sympathique Marko, dessinateur des Godillots, puis de Hervé Richez qui dirige la collection Grand Angle chez Bamboo. Je n’avais rien planifié car j’étais fait pour rester un auteur d’histoire pure et dure, mais maintenant que j’ai mis un pied dans la BD, j’espère bien y faire mon trou… sans abandonner l’histoire toutefois.

François Ferdinand, case de l'album © Bamboo / Chandre / Le Naour / BouëtLa BD est-elle un moyen de toucher un public plus large que ceux intéressés par les essais historiques ?
Très certainement et cela fait partie aussi de mes motivations. Pour un professeur – même ayant raccroché – la transmission est essentielle : pourquoi écrire sinon ? Or, les jeunes (notamment) ont tendance à se détourner des livres d’histoire en croyant qu’ils sont ennuyeux, que c’est trop difficile, que ce n’est pas pour eux , alors que la BD est vue comme facile d’accès et est un moyen de se cultiver avec plaisir et sans effort. Ceci dit, je vous dois la vérité : ce n’est pas parce la BD est un média qui facilite la transmission que je m’y suis converti. J’avais tout simplement cette envie créatrice en moi.

Beaucoup connaissent François-Ferdinand dont l’assassinat a précipité l’Europe et le monde dans la guerre, mais peu connaissent finalement l’homme qu’il fut… Comment est né ce scénario incroyablement romanesque, mais pourtant totalement véridique, mis en image par Chandre?
Pour la rédaction de mon ouvrage 1914. La grande illusion, je m’étais consacré en introduction à l’étude de l’attentat de Sarajevo. J’y ai trouvé une histoire tellement romanesque, une histoire d’amour et de mort annoncée qui devait faire le régal d’un auteur de fiction. Une sorte de tragédie moderne. Cela méritait une BD, qui permet de s’affranchir de la rigueur de l’histoire pour mieux faire sentir l’épée de Damoclès au-dessus de la tête de l’archiduc François-Ferdinand, un homme qui détonnait, qui avait défié l’empereur pour épouser la femme qu’il aimait… La femme qui mourra avec lui d’ailleurs.

François Ferdinand, case de l'album © Bamboo / Chandre / Le Naour / BouëtIl est vrai qu’on parle de sa mort sans mentionner celle de son épouse. Dénigrée par sa belle-famille, elle aura été oubliée de l’histoire… En lisant l’album, on se laisse à penser que l'empereur François-Joseph aurait envoyé son turbulent héritier de neveu à Sarajevo en connaissance de cause… Qu’en pensent généralement les historiens?
François-Joseph n’aimait pas son neveu qui l’avait défié en épousant une comtesse désargentée qui n’était pas de sang royal et il aimait celle-ci encore moins que son neveu. Mais il ne voulait pas la mort de son neveu et il n’a pas conçu la visite à Sarajevo comme un plan machiavélique. Pour les besoins de la tragédie, nous suggérons cela, mais c’est exagéré. En réalité les Autrichiens en fixant la date du 28 juin pour la revue à Sarajevo n’ont même pas pensé à la fête nationale serbe, qui tombe le même jour. Ils méprisaient les Serbes, ils étaient chez eux en Bosnie… et le calendrier des Serbes était encore le calendrier Julien et non grégorien, ce qui fait que la date du 28 juin n’est pas apparue comme provocatrice au départ.

François Ferdinand, Photo de l'Archiduc François FerdinandQui étaient au juste l’assassin de François-Ferdinand?
Un jeune étudiant famélique, un esprit bouillant qui est prêt à jouer les martyrs pour la gloire de la grande Serbie. Si plusieurs de ses complices ont regretté leurs actes devant le cataclysme européen, cela n’a jamais été son cas. Encore aujourd’hui Prinzip est vu comme un héros par les nationalistes serbes.

L'assassinat de François Ferdinand a-t-il eu des répercutions immédiates en France? A quel moment la guerre est-elle apparue comme inéluctable?
Aucun répercussion. Un peu d’inquiétude les jours qui ont suivis, puis, comme il ne se passait rien à Vienne, la page a été tournée et cet assassinat a ressemblé à un triste fait divers. On ne savait pas que Vienne fourbissait un ultimatum, de conserve avec l’Allemagne.
Pour l’inéluctabilité de la guerre, il y a deux réponses : elle est devenue inéluctable à partir du moment où l’Autriche a bombardé Belgrade, le 28 juillet. La Russie n’allait pas laisser son allié serbe, elle aurait perdu tout crédit dans les Balkans. L’Allemagne ensuite… Maintenant, à partir de quel moment les Français ont perçu le caractère inéluctable de la guerre c’est autre chose. Une grande partie des Français a cru jusqu’au dernier moment que l’on parviendrait à un arrangement plutôt que de se faire la guerre. Le 1er août, le jour de la mobilisation, c’est donc la stupéfaction qui prévaut.

Pouvez-vous en quelque mot nous expliquer pourquoi la mort de François-Ferdinand a précipité l’Europe et el Monde dans la guerre?
En 1913, le chef des armées austro-hongroises a réclamé à 25 reprises le droit de faire la guerre à la Serbie qui excite les peuples slaves du sud de l’empire par sa propagande panslave. François-Joseph a toujours tenu bon face aux militaristes. Mais après cet assassinat, c’est l’occasion rêvée d’en finir une bonne fois pour toutes avec la Serbie, Vienne se pensant dans son bon droit. Le problème c’est que la Russie est alliée à la Serbie et qu’une guerre peut amener Saint-Pétersbourg dans la danse. Aussi, le 5 juillet, Vienne s’assure le soutien de Berlin. L’Allemagne pense que le conflit restera localisé et s’il ne l’est pas et bien tant pis pour la Russie qui l’aura cherché. De fait, quand l’Autriche bombarde Belgrade, le 28 juillet, la Russie mobilise le 30, l’Allemagne et la France mobilise à leur tour… etc. En fait, l’Europe était une cocotte minute avec deux blocs d’alliance : il suffisait d’une étincelle quelque part pour que tout le monde se retrouve impliqué par le jeu mécanique des alliances.

François Ferdinand, illustration du Petit JournalA la lecture de l’album, il apparaît que la mort de l’archiduc soit due à un incroyable concours de circonstance et qu’il s’en est fallu de peu, finalement, pour qu’il en réchappe… Les puissances européennes aurait-elles alors trouvées un autre prétexte pour déclencher le conflit? La guerre était-elle inévitable?
L’historien ne peut pas répondre à cette question. Il étudie ce qui s’est passé, pas ce qui aurait pu se passer si… Cela c’est de l’uchronie et c’est un thème fantastique d’inspiration pour les romanciers comme pour les scénaristes de BD ! Mais vous savez, rien n’est écrit, rien n’est inéluctable, la fatalité n’existe pas en histoire : l’histoire est faite par des hommes et des femmes qui prennent des décisions et ces décisions font l’histoire. C’est la même chose pour la vie des individus : si vous aviez pris telle décision à un moment donné, votre vie aurait été différente, vous auriez un autre métier, vous auriez fait d’autres rencontres…

Le neuvième art a donné naissance à de nombreux albums consacrés à la Grande-Guerre… en tant que lecteur et historien, lesquels ont particulièrement retenu votre attention?
Je vais vous paraître d’un manque cruel d’originalité mais Tardi ayant été le premier à relancer l’intérêt de 14-18 en BD… Plus récemment évidemment, j’ai fort apprécié Notre Mère la guerre de Maël et Kris qui emprunte à quantité de romans et de carnets de guerre (Croix de bois, Louis Barthas, etc). Quand on connaît bien sa Grande Guerre c’est assez amusant de retrouver cet écho.

En tant qu’historien, comment percevez-vous les commémorations du début de la Grande Guerre qui reste le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité?
Ces commémorations sont fédératrices et consensuelles. Ce n’est pas le cas partout : il y a des pays qui sont dans la célébration et d’autres qui cultivent des mémoires très conflictuelles. Je vous rappelle qu’il a été impossible d’organiser la réunion symbolique de tous les chefs d’Etat européens à Sarajevo le 28 juin 2014 pour ne pas réveiller les blessures du passé. Comme quoi 14-18 est toujours un objet chaud.

François Ferdinand, planche de l'album © Bamboo / Chandre / Le Naour / BouëtSur quel(s) autre(s) projet travaillez-vous?
Je travaille sur 1917, le quatrième volume de ma série sur la Grande Guerre, le récit année après année de la Grande Guerre.

Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur ?
Les héritiers, un film formidable sur la jeunesse comme sur l’enseignement. C’est téléphoné, on sait tout depuis le début mais l’émotion marche à fond. Il faut aller voir ce film qui fait du bien, surtout en ces temps de morosité et de défiance vis-à-vis de la jeunesse et de la banlieue.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle vous souhaiteriez néanmoins répondre ?
Si vous n’y avez pas pensé, moi non plus.

Un dernier mot pour la postérité ?
Quand est-ce qu’on mange ?

Un grand merci pour le temps que vous nous avez accordé!

Le Korrigan