Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’interview…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?
Non, du tout…
Merci bien… Enfant, quel lecteur étais-tu ?
J'ai découvert le plaisir de la lecture avec Jack London et L’Appel de la forêt. J'ai senti là le sentiment de la nature sauvage, mais aussi la capacité de me plonger intensément dans un monde parallèle et ses promesses. Je reste un gros lecteur et j'espère un « bon lecteur », toujours curieux et avec au moins un pan de bibliothèque d'avance ! (Ça prend des proportions…)
Pour moi, la production d'images mentales, à projeter ensuite dans le dessin ou la peinture, vient vraiment de la lecture. Quant à une bonne bande dessinée, je crois qu'elle naît d'une entente intime entre le scénario et le dessin. Je m'efforce de bien lire le scénario, de pas mal questionner le scénariste et d'en extraire la substance, ce qui n'est pas si simple a priori. Ensuite, c'est sur ce travail préliminaire que tout le reste se construit.
La BD occupait-elle déjà une place de choix ? Quels étaient alors tes auteurs de chevet ?
Oui, les classiques Tintin et Astérix hérités de mon père, mais aussi les comics avec Strange ou Conan le Barbare.
J'avoue que je suis resté attaché à cette génération de l'âge d'or du Comics : Kirby ou Buscema, que je continue à admirer.
Il y avait une «bestialité » dans leur personnage et leur style qui m'a sans doute marqué.
Certains épisode pouvaient même être particulièrement dérangeants. Je pense au abîmes métaphysique du Silver Surfer ou bien aux les créatures répugnantes dans Conan.
Devenir dessinateur de BD, était-ce un rêve de gosse ?
Comment as-tu sauté le pas ?
En fait, j'ai découvert le dessin et l'art sans œillères, en admirant Moebius et Delacroix, Frank Miller et Van Gogh. De 15 à 18 ans, j'étais à l'école Boulle (avec un certain Yomgui Dumont et également Tanguy Ferrand, ami et scénariste, avec qui je travaille.) et on s'est essayés à l'époque à divers genres, entre illustration et BD.
Mais finalement, j'ai pris le chemin des Beaux-Arts à Paris et c'est surtout la peinture qui a compté pendant cette période. Aujourd'hui encore, je me sens plus peintre que dessinateur de BD. Disons que j'essaye d'apporter un peu de mon expérience picturale dans mes projets de livres, et avec Goya, c'était l'idéal ! Le projet de collection répondait vraiment à mes préoccupations : Comment traiter graphiquement la peinture ? En sortant des Beaux-Arts, il a fallu apprendre par moi-même ce métier, toute la science du découpage, de la narration, de l'encrage… ça a pris pas mal d'années, beaucoup d'essais et surtout, comme le dit Goya dans un de ses dessins, « j’apprends encore »…
Quelles sont les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
La difficulté principale est de s'immerger pour 5 à 6 mois voire plus et de s'éloigner de tout le reste… notamment de la peinture, mais aussi, le monde « social » qui passe à l'arrière-plan.
On cherche à devenir monomaniaque, à s'obséder de notre sujet. Sans ça, impossible de vraiment s'y plonger et avancer. C'est pénible au début, parfois il y a des accélérations, des moments de grâce et des fulgurances que seuls cet acharnement et ce rythme peuvent provoquer.
Comment avez-vous rencontré Olivier Bleys avec qui vous avez signé Pilori paru en 2010 chez Elytis ?
J'ai rencontré Olivier par le biais de Yomgui, autour de jeux de plateaux qui nous réunissaient régulièrement. Ensuite, il est rapidement devenu un ami très proche.
Il est extrêmement réactif et versatile ! Ébouriffant. C'est comme ça qu'on a lancé pas mal de projets avant de trouver une formule qui nous convenait : une improvisation à quatre mains, qui a abouti en 2010 à Pilori. J'aime énormément ce livre, mais il n'a pas eu la visibilité qu'il méritait. On a vraiment tenté de faire un « roman graphique » (pas une BD compilée dont on aurait réduit la taille !…).
On a travaillé sur un rythme particulier de lecture, avec les quatrains rimés en alexandrins… et mes images à déchiffrer, très peintes, brou de noix et encre de chine. Ça été un moment très fort. J'espère toujours reprendre cette écriture pour la pousser plus loin.
Comment est né ce nouveau projet portant sur Goya et la période où il peint ses Pinturas negras et son dérangeant Saturne dévorant l'un de ses fils?
Olivier me connaît bien, on s'est donc dirigés vers un peintre et une ambiance (tendue et lourde) qui pouvait me correspondre graphiquement. Goya m'a paru tout de suite intéressant : quand on voit mes peintures (), j'ai un style assez ténébreux et en effet parfois « empreint de romantisme ». On a pas mal échangé après son premier jet. On parle de tout et de rien, et puis je m'aperçois que des anecdotes que j'ai racontées pendant ces séances sont intégrées au récit…
Quand as-tu découvert Saturne dévorant l’un de ses enfants pour la première fois? Qu’est-ce que t’a inspiré cette fresque ?
J'ai tout d'abord découvert les gravures de Goya au début de mes études aux Beaux-Arts. Ensuite j'ai parcouru son oeuvre au travers de catalogues.
Il y a 4-5 ans, je suis allé au Prado, voir la série des "peintures noires", ces fresques reportées sur toile.
L'ensemble est assez stupéfiant, brutal, génial, fascinant. Pour beaucoup, c'est la naissance de l'art moderne, d'une acception de la peinture qui se libère de la hiérarchie des genres.
Ce qui frappe aussi, c'est cette capacité à contempler l'humanité « cannibale » (dont il ne s'exclut pas !) avec cet oeil terrible, cette lumière blafarde… Si l'on considère la période sombre que nous traversons, on ne peut qu’être frappé par l’actualité son oeuvre.
Il y a 1 an enfin, alors que je venais de signer ce projet d'album chez Glénat, je suis allé au musée des Beaux-Arts d'Agen, qui possède une belle collection de toiles de Goya.
Pour l'anecdote, et par une belle coïncidence, j'ai peint en 2002-2003 une triple copie à ma manière d'un détail du Saturne ; ses mains qui semblent démembrer son enfant, finissent dans ce triptyque par malmener et modeler le corps.
Je glisse là, pour tes lecteurs, une photo de cette copie : Kronos, en trois temps…
La réalisation de l’album a-t-elle nécessité de nombreuses recherches documentaires? Quelles furent vos principales sources?
Pour la documentation, j'ai regardé l’œuvre de Goya et d'autres peintres de son époque. Goya n'étant jamais anecdotique, il m'a parfois fallu aller me nourrir de peintures plus détaillées de la même époque. Il existe des films aussi que j'ai vus rapidement. J'ai un rapport compliqué au détail : j'aimerais m'en libérer (ce qui est impossible) pour favoriser des impressions atmosphériques.
Mais ce récit, comme la collection, ne se veut pas scrupuleusement historique ; c'est une fiction autour d'une œuvre marquante, à un moment précis de sa vie.
Quand Goya décide d'emménager à la maison du sourd, il rompt avec la cour, les intrigues et la politique, il s'isole et se dépouille volontairement (sa surdité renforce sans doute cet isolement). J'ai donc cherché à rendre cette impression par son environnement : l'aridité des paysages, une fermette aménagée de manière très minimale et un monde paysan plutôt rude, en contraste avec celui que connaissait Goya en habitant au centre de Madrid. Notre parti pris a été de faire de ces quelques années un moment de crise, de repli sur soi, de dépression aussi peut-être, qui lui ont permis de plonger très profondément en lui-même et d'enfanter cette incroyable série des peintures noires.
Ton travail de peintre t’a-t-il aidé à mettre en scène ce rapport étrange unissant un artiste et son œuvre ?
Oui, forcément. Un peintre qui tente de donner vie à un autre peintre injecte pas mal de lui-même. Surtout que, dès le départ, le parti pris de la fiction a été clairement décidé.
J'ai dessiné le « vrai » Goya, que l'on connaît par quelques dessins et autoportraits, avant de forger mon Goya, plus conforme à l'image qu'en donnait le récit. Je pense que le rapport du peintre à son oeuvre dit surtout beaucoup du rapport du peintre au monde. Comment il voit le réel, puis comment il le traduit et le transcende. Une fois que tout cela a été défini, le reste a suivi. Bien sûr, pour saisir cette orientation de son regard, qui n'est jamais moral, ni cruel, même s'il peut être moqueur et terrifiant, mon habitude de lire la peinture a été d'un grand secours.
Comment s’est organisé ton travail avec Olivier Bleys ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de votre travail en commun ?
Avec cette subtile évolution des rapports Rosario-Goya qui contraste habilement avec la violence du tableau et le trouble de Goya, le scénario d'Olivier m'a séduit d'emblée. A partir de ce découpage écrit, planche à planche, j'ai constitué un découpage dessiné. Il s'agit de trouver un rythme à la narration, mais aussi une cohérence rythmique visuelle pour chaque page. Soit avant, soit après se glisse le travail sur les attitudes des personnages, la mise en scène et la manière de la cadrer. De ce découpage dessiné, je tire une version dessinée plus grande (A3) et plus précise qui sera la base de mon encrage final. Je soumets cette dernière étape à Olivier pour m’assurer de sa lisibilité, même si la typo et la couleur ne sont pas encore en place.
La planche 45, étape par étape
Quelle étape de la réalisation d’un album préfères-tu ?
L'étape que je préfère, c'est de loin celle du découpage. Le moment où le récit se projette et se forme en séquences et en planches. C'est la phase où « ça avance » le plus vite. A ce stade, le récit se met en place à travers une série de décisions : choix du cadrage, de l'enchaînement des plans, des attitudes, de l'échelle des personnages… jusqu'au mouvement dans la page et avec les pages précédentes et suivantes. Bref, c'est un gros morceau, une étape passionnante et primordiale pour la suite. Le reste n'est que le perfectionnement et consolidation de cette mise en place.
En tant que peintre, comment abordes-tu la réalisation d’une planche ? Sur quel format et avec quels outils travailles-tu ?
Mon format définitif (A3) est assez traditionnel et même si j’amène mon sens de la « cuisine » propre à la peinture, j’évite de confondre les deux médiums. Sur cet album, j’ai utilisé le crayon, le fusain, l’encre brune et l’encre de chine à la plume. Ce panel rappelle l’étendue des techniques que Goya a abordées, mais il m’a surtout permis de « décrocher » certains plans dans le récit comme celui des tableaux ou celui du journal de Rosario.
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
En bande dessinée, j’aime toujours autant René Follet pour son élégance et sa vivacité. Dans les « nouveautés », le dernier Bézian est à mon avis un chef-d'oeuvre.
Dans le monde de la peinture, je suis avec intérêt le peintre Neo Rauch, issu de l’Allemagne de l’Est, qui est un de nos géants contemporains.
Mais aussi des gens comme David Park (1911-1960), de l'école de San Francisco, qu’on a jamais vu en France et dont le style synthétique n'est pas si éloigné de la bande dessinée.
Le peintre américain Georges Bellows (1882-1925) est également trop peu connu à mon sens, au regard de son oeuvre et de son influence sur beaucoup de peintres bien plus connus que lui (E. Hopper par exemple).
Sur quel(s) nouveau(x) projet(s) travailles-tu actuellement ?
J'ai surtout repris le travail de peinture à l'atelier, puisque j'ai des expositions en vue. Pour les livres, j'ai des 3-4 projets en cours… avec chaque fois des partis pris très différents. Je crois que c'est ce qui me tient à cœur, forger une écriture graphique vis-à-vis d'un récit ; une manière de contourner le problème du style pour le moment.
Et bien sûr l'axe de la collection « Les grands peintres » me plaît beaucoup. Bien sûr, il y a de nombreux peintres que j'admire et dont je tenterais volontiers de traduire et de condenser l'univers. Quand on travaille plus d'une année sur un peintre et son univers, quand on passe tout ce temps à parcourir son oeuvre et à tenter d'en deviner les secrets, on s'en rapproche presque intimement et c'est réellement passionnant.
Y-a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Non, je ne pense pas.
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…
un personnage de BD: Krazy Kat
un personnage mythologique:Dédale
un personnage de roman:La dame au petit chien (Tchekhov)
une chanson :"In the heat of the morning" de Bowie.
un instrument de musique :La voix
une peinture :"La mer de glace" de Caspard David Friedrich
un jeu de société :Zombicide !
une découverte scientifique :Le cercle chromatique de Chevreul
une recette culinaire :Les lasagnes aux choux
une pâtisserie :Le pain au raisin du "Triomphe" 95, rue d'Avron, Paris 20
une ville :Stockholm
une qualité :Tenace.
un défaut :Grosse tendance à m’éparpiller, « façon puzzle »…
une boisson :Un pouilly-fuissé
un proverbe :"Ce qui vaut la peine d'être fait mérite d'être bien fait." Nicolas Poussin
Un dernier mot pour la postérité ?
"Alea jacta ouste"