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Entretien avec Alessandro Pignocchi
interview accordé aux SdI en mars 2016


Pouvez-vous nous parler de vous en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)
Après un Bac S, j’ai pris une année sabbatique en Equateur pour illustrer un guide d’identification des oiseaux – projet qui n’a jamais abouti. Au retour, je suis entré dans une école d’arts appliqués, mais je l’ai rapidement quittée pour des études de biologie à Jussieu. J’ai hésité un temps entre la science et l’illustration mais, faute d’inspiration, j’ai fini par faire le deuil de toute activité à vocation artistique. J’ai trouvé une forme de consolation dans une thèse de sciences cognitives sur le dessin et un post-doctorat de philosophie sur la relation à l’œuvre d’art.
Je ne sais pas encore bien pourquoi j’ai eu besoin de faire un si long détour par la science et la théorie (j’ai 35 ans) avant de pouvoir arriver au bout d’une bande dessinée.
Cependant, ni la recherche ni la bande dessinée ne m’ont pour l’instant permis d’ouvrir un compte aux îles Caïmans.

Anent - Nouvelles des indiens Jivaros, planche de l'album © Steinkis / PignocchiEnfant, quel lecteur étiez-vous? Quels étaient alors vos auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui?
Je lisais peu de livres et quasiment pas de BDs. En BD je me souviens de Rahan, qui m’a peut-être influencé plus que je ne le crois, même si ça n’est pas précisément une célébration du relativisme culturel. Peut-être mon personnage est-il un anti-Rahan. Ma mère me lisait en me les expliquant les BDs de La Hulotte. Là l’influence est plus claire : l’auteur cherche à réenchanter le monde sans mysticisme mais avec une approche qui emprunte tant à la science qu’à l’animisme : chaque insecte, chaque plantoune sur un vieux mur, se voit attribuer une personnalité complexe.

En littérature, mon premier « choc », celui qui a fait de moi un lecteur, est tardif. C’est Les Racines du ciel de Romain Gary, je devais avoir au moins 23 ou 24 ans. Plus tard il y a eu Proust et Nicolas Bouvier – rien de bien original – qui sont encore mes auteurs de chevet. Mais peut-être la question portait-elle sur la BD ? Dans ce domaine, le premier auteur qui m’a impressionné est Reiser. Je lisais ses planches dans des Hara-kiris chez un ami. Sont ensuite passés sur ma table de chevet Pratt, Gipi, Sfar, Trondheim ou Bastien Vivès – là non plus, pas très original.

Anent - Nouvelles des indiens Jivaros, planche de l'album © Steinkis / PignocchiDevenir auteur de BD, était-ce un rêve de gosse?
Pas du tout. Enfant, je dessinais, mais plus pour m’attirer les louanges des adultes que par réelle vocation. Et, encore une fois, j’ignorais quasiment l’existence de la bande dessinée. Je m’y suis intéressé beaucoup plus tard, en suivant une mode dans mon groupe d’amis, lancée peut-être par Carmela Chergui qui venait d’entrer au Frémok et à l’Association. J’avais essayé à l’époque de faire des BDs mais je n’avais pas grand-chose à dire, du moins rien qui m’intéresse suffisamment longtemps pour arriver au bout d’un projet.
J’ai abandonné l’idée pendant près de 10 ans et ce sont mes voyages chez les Jivaros qui l’ont exhumée.

Est-ce à dire que sans les difficultés pour monter un documentaire, vous ne seriez sans doute pas venu à la BD, malgré votre maîtrise du dessin ?
Il faut peut-être préciser que cette question fait référence à une scène de ma bande dessinée dans laquelle je raconte qu’initialement le projet était d’aller filmer les Jivaros avec un ami réalisateur. C’est seulement après plusieurs échecs de nos demandes de financements que je me suis souvenu de l’existence de la bande dessinée et que j’ai finalement choisi ce médium.
Anent - Nouvelles des indiens Jivaros, planche de l'album © Steinkis / PignocchiJe pense que j’en serais venu à la BD de toutes façons, peut-être simplement un peu plus tard, car c’est clairement le médium qui convient le mieux à mon sujet – qui n’est pas les Jivaros, mais le fantasme qu’ils peuvent éveiller chez un citadin occidental. La BD est le mode d’expression idéal pour se mettre soi-même en scène et se moquer de soi. C’est assez facile d’obtenir une surimpression entre un personnage qui vit des aventures au présent et le regard – ironique, agacé, attendri – que porte a posteriori sur lui le narrateur.
Grâce à cela, lorsqu’on est sur place, la perspective d’écrire une bande dessinée apporte une forme de consolation à chaque fois que la réalité se montre décevante par rapport au fantasme – et elle l’est toujours, plus ou moins. Plus mes attentes sont déjouées, plus je me montre naïf, à côté de la plaque, plus je reproduis les mêmes erreurs, plus les situations offrent un matériel intéressant à traiter en BD. Si j’avais simplement trouvé sur place ce que j’espérais, il n’y aurait rien eu à raconter.
Cette sorte de palimpseste du regard est beaucoup plus difficile à obtenir dans un film documentaire ; le seul qui ait vraiment réussi, à ma connaissance, c’est Stéphane Breton dans Eux et moi, film tourné lors de son terrain (qui, sur le plan anthropologique, était un échec) en Papouasie. Avec mon ami réalisateur, nous espérions utiliser un dispositif similaire chez les Jivaros, mais nous aurions sans doute échoué, pour différentes raisons. Peut-être aurais-je ensuite fait une BD sur le making-off de ce documentaire raté ; elle aurait alors eu un double rôle consolateur : consoler de ne pas avoir retrouvé Les Lances du crépuscule et consoler d’avoir raté un documentaire.

Anent - Nouvelles des indiens Jivaros, planche de l'album © Steinkis / PignocchiQu’est-ce qui a incité le jeune homme que vous étiez à vous rendre en Amazonie?
Enfant j’étais passionné par les oiseaux ; une passion qui confinait à la pathologie. Sur mon blog, je raconte que lors de mon premier voyage en Amazonie, à 16 ans, j’ai vu tant d’espèces que j’ai fini par me tétaniser. C’est aussi l’ornithologie qui m’a mené dans mes premières communautés indiennes, car c’est souvent le seul moyen de séjourner quelques temps dans la forêt. A l’époque j’y allais sans aucune curiosité anthropologique. Comme je le raconte dans ma BD, à la sortie de l’adolescence, l’intérêt pour les psychotropes a remplacé temporairement celui pour les oiseaux, ce qui a modifié mes critères pour choisir les communautés que je visitais. Je suis ainsi arrivé chez des Shuar, une tribu du groupe Jivaros, mais, là encore, ma curiosité pour eux se limitait au regard narquois de l’occidental qui cherche quelques détails folkloriques dont il pourra émailler ses anecdotes de voyage.

Et d’où vient cette fascination pour les oiseaux?
Faute de vivre dans la nature, beaucoup d’enfant exercent leurs facultés de catégorisation dans les livres (avec les dinosaures) ou sur des artefacts (les voitures). Comme il y avait des guides d’identification des oiseaux à la maison, ce sont eux qui ont joué ce rôle pour moi, peut-être parce que j’ai remarqué assez vite qu’ils trouvaient plus d’assentiment chez les adultes que les dinosaures ou les voitures. Ma mère m’a ensuite amené sur le terrain, voir des oiseaux en vrai, et ce qui aurait pu n’être qu’une lubie passagère, comme les dinosaures chez la plupart des enfants, s’est transformé en passion. D’une part, les facultés d’apprentissage que l’on a à cet âge-là m’ont permis d’acquérir une forte familiarité avec les oiseaux et leur chant, ce qui autoalimente l’intérêt. D’autre part, l’ornithologie étant un milieu d’adulte, mes facultés auditives et mnésiques d’enfant me permettaient, là encore, de susciter l’admiration.

Anent - Nouvelles des indiens Jivaros, planche de l'album © Steinkis / Pignocchi Comment avez-vous rencontré les Lances du Crépuscule de Philippe Descola et en quoi ce livre vous a-t-il donné envie de retourner en Amazonie?
C’est un ami – avec qui je prends de l’ayahuasca dans ma BD – qui étudiait l’anthropologie et qui me l’a conseillé. Cette lecture m’a fait revenir en mémoire des détails que j’avais mémorisés passivement chez les Shuar et réaliser qu’ils recelaient un monde à côté duquel j’étais complètement passé. Je me suis senti un peu minable, et ce sentiment est le point de départ de mon envie de repartir en Amazonie.
Au-delà de cette résonnance personnelle, Les Lances du crépuscule décrit un peuple qui fait l’économie du concept de « nature » et qui entretient avec les plantes et les animaux ce qui s’apparente à des interactions sociales. En ces temps de crises environnementales, où l’on se demande comment réenchanter le monde et repenser notre rapport à la nature, mais sans jamais vraiment questionner sa mise à distance, c’est une idée qui peut exercer une fascination particulière, presque vertigineuse, et qui mérite qu’on lui consacre des BDs.

Des BDs ? Est-ce à dire que vous travaillez déjà sur un nouvel album?
Oui, je repars dans un mois chez les Achuar, pour leur montrer cette BD et en préparer une autre. Je vais rester plus longtemps en espérant produire sur place quelques dessins qui pourront être directement utilisables.

Anent - Nouvelles des indiens Jivaros, planche de l'album © Steinkis / PignocchiIl est vrai que ce rapport à la nature, ou plutôt la façon dont les jivaros vivent avec elle, est quelque peu déstabilisante pour le lecteur… Comme notre société occidentale n’avait qu’une vision finalement très utilitaire de la nature. Pensez-vous que l’on puisse changer la vision que nous avons de la place que nous occupons sur notre petite Terre?
L’animisme est une cosmogonie où les plantes et les animaux sont crédités d’une intériorité similaire à celle des humains et, donc, intégrés à la communauté morale. La nature n’y est pas mise à distance, pas même conceptuellement (il n’y a pas de mot « nature » dans la langue Jivaros), tandis que chez nous elle n’est considérée qu’au prisme des services qu’elle nous rend (fussent-ils de récréation et de contemplation, comme dans un parc national). L’animisme nous offre un outil intellectuel puissant pour enrichir notre regard sur le monde – et qui n’empêche pas d’ailleurs d’osciller avec un regard ou plantes et animaux sont appréciés précisément pour leur altérité, pour ce qu’ils ont de non-humain. De là à envisager un changement de paradigme… ça fait rêver bien sûr, et c’est d’ailleurs l’un des moteurs de mon blog : Puntish

Pouvez-vous en quelques mots expliquer à nos lecteurs ce que sont les anents que vous avez cherché à « capturer » au cours de votre séjour?
Les plantes et les animaux étant considérés comme des alter ego, les activités quotidiennes, comme la chasse, la cueillette ou le jardinage, nécessitent de communiquer avec eux. Le maniement du langage humain nécessitant un corps d’homme, on a recourt avec les non-humains au langage détourné des anent, de petits poèmes chantés à voix basse, ou récités mentalement pour les plus secrets. Par la métaphore et la périphrase, ils permettent d’établir une forme de transmission de pensée entre espèces différentes – ils sont d’ailleurs utilisés tant par les hommes que par les plantes et les animaux, qui sont parfois à la source de leur apprentissage, lors d’un rêve ou d’une transe hallucinatoire.
Clé de voute de la cosmogonie Achuar, ils cristallisent tant ma fascination pour elle que ma naïveté dans la façon dont je cherche à la retrouver.

Anent - Nouvelles des indiens Jivaros, planche de l'album © Steinkis / PignocchiVotre album porte un regard plein de tendresse et d’humour sur vos voyages et les rencontre enrichissantes qui les ont émaillés. Quel effet cela vous a-t-il fait de rencontrer Wajari, personnage emblématique des Lances du Crépuscule?
Ma rencontre avec Wajari est d’une certaine façon le climax du premier mouvement de la BD : la confrontation du fantasme avec la réalité et l’annihilation de l’un par l’autre. Implicitement, je m’attendais à ce que les images éthérées et virevoltantes de Wajari formées lors de la lecture des Lances sortent renforcées et enrichies par leur ancrage dans le réel. Bien sûr c’est l’inverse qui se produit.
Une fois oublié ce que j’imaginais trouver, je me suis mis à apprécier Wajari pour ce qu’il est : un gentil grand père qui finit sereinement ses jours avec ses deux épouses et ses petits-enfants. Dans un second temps, et seulement après le retour en France, j’ai retrouvé le fantasme grâce à l’écriture de ma BD et l’illustration des passages des Lances du crépuscule.

Anent - Nouvelles des indiens Jivaros, planche de l'album © Steinkis / PignocchiTous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur ?
Je viens de lire Un océan d’amour, une BD sans bulle de Lupano et Panaccione, dans laquelle il y a une représentation graphique d’une réminiscence proustienne qui m’a beaucoup fait rire.
Au théâtre, où je ne vais par ailleurs à peu près jamais, je viens de voir Le bruit court que nous ne sommes plus en direct, de la compagnie L’avantage du doute. Certaines blagues, très drôles, relèvent d’une forme d’absurde maîtrisé qui m’impressionne beaucoup, peut-être parce que je me sens complètement incapable de faire quoi que ce soit s’en approchant ; j’aurais pu dire la même chose, même si ça n’a rien à voir, de certains strips de Bastien Vivès.
Je ne sais plus si j’ai parlé de Sans Soleil de Chris Marker ? Ca n’est pas du tout récent, mais il fallait que je le mentionne quelque part.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle vous souhaiteriez néanmoins répondre ?
Non, c’était très complet.

Pour finir et afin de mieux vous connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si vous étiez…

Anent - Nouvelles des indiens Jivaros, planche de l'album © Steinkis / Pignocchiun personnage de BD: Corto Maltese, ou Lapinot.
un personnage de roman:Walter, dans Freedom de Franzen, parce que j’ai parfois peur de lui ressembler.
un personnage de cinéma:Reverant Shanon, dans La Nuit de l’iguane.
une chanson:Vasos Vacios des Fabulosos Cadillac. Je ne connais rien en musique, celle-ci me rappelle de bons souvenirs.
un instrument de musique:Une flûte à bec, le seul que j’ai essayé.
un jeu de société:J’en connais très peu.
un oiseau:peu importe, sauf le bruant proyer, qui est vraiment nul.
une découverte scientifique :Les neurones miroirs. C’est à moitié du vent mais ils m’ont permis de trouver un sujet de thèse.
une recette culinaire:Le manioc à la jivaro.
une pâtisserie:Pareil.
une boisson:Un grand verre d’Ayahuasca, ou une verveine au miel.
une ville:Corumba, au Brésil, à la frontière bolivienne. De très loin la plus belle du monde.


Un grand merci pour le temps que vous nous aviez accordé…
Le Korrigan