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Entretien avec Thomas Kubler
interview accordée aux SdI en mars 2016


Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.
Tout le plaisir est pour moi.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement?
D'ordinaire, j'attends qu'on me le propose. Et là, puisque c'est si bien amené, comment m'y opposer ?

Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)
Je suis tranquillement le cours de ma dix-huitième année et de ma licence 2 de musicologie à l'université Lumière de Lyon. Avant ça, j'ai suivi un cursus littéraire pour obtenir le bac associé avec un brio resplendissant, ma plus grande qualité étant d'avoir eu assez de tchatche pour mystifier le correcteur de philosophie avec une prose suffisamment obscure à son goût pour lui arracher ma mention. Mais je m'égare.

Mes passions sont diverses. J'aime les romans (aussi bien lire qu'écrire), la bande dessinée, le cinéma, les jeux vidéo, les jeux de mots consternants, la frangipane, et évidemment la musique. J'apprécie ce qui a trait à l'imaginaire en général, la science-fiction (Star Wars en tête), la fantasy (Eragon), le post-apo, le steampunk, le furry aussi… Je suis preneur de tout ce qui peut sortir du monde habituel et dépayser, même si mes préférences reviennent généralement aux genres que j'ai cités.

En ce qui concerne mon compte en banque, mon grand-oncle milliardaire Sud-Africain dont j'ignorais l'existence m'a contacté la semaine dernière par mail pour me prévenir qu'il était atteint d'un cancer en phase terminale et voulait me léguer son empire immobilier. Je lui ai filé toutes mes coordonnées bancaires pour qu'il puisse faire les démarches nécessaires, j'attends sa réponse, je vous tiendrai au courant.

Harmony © Mathieu Reynès Enfant, la musique était-elle déjà une de tes passions? Quel musicien étais-tu alors?
Mes parents m'ont toujours fait écouter beaucoup de musique depuis l'enfance, que ce soit de la musique classique ou autre. Je me suis montré intéressé assez tôt par tout ce qui touche aux instruments, à l'orchestre, aux partitions… J'aimais vraiment ce milieu, ça avait quelque chose de magique. J'ai fini par demander à en faire à l'âge de cinq ans et j'ai donc entamé à la fois la formation musicale et l'instrument – le cor d'harmonie – en école de musique municipale. Même si j'ai mis quelques temps à réellement m'intéresser au côté créatif de la chose, j'étais déjà captivé par sa richesse et les possibilités qu'elle offrait.

Devenir musicien a-t-il relevé du parcours du combattant?
Devenir musicien, pas vraiment. J'ai commencé à étudier la musique très jeune, et commencer jeune est toujours un avantage pour ce genre de discipline. J'ai grandi avec des habitudes et des réflexes qui sont devenus tout à fait naturels, même si s'aventurer sur des terrains plus avancés demande autant d'application que n'importe quel autre domaine.

Ce qui s'est révélé plus long et moins aisé, c'est de se lancer sérieusement dans la composition. J'ai commencé à m'y pencher vraiment un peu avant mes neuf ans, je crois. J'ai d'abord fait ça de la manière la plus simple qui soit, je prenais une feuille, ma règle, je traçais des portées aux écartements approximatifs et puis je remplissais ça avec ce qui me passait par la tête. Mon professeur de l'époque m'a donné ensuite mon premier logiciel d'édition musicale. C'est exactement le même principe qu'un traitement de texte tel que Office ou Word, mais pour la musique, avec des portées et des notes à la place des lettres. Ça, ça a été un vrai bonheur, pouvoir paramétrer les instruments que je voulais, en mettre autant que je le désirais, écrire, effacer, réécrire, corriger et manipuler dans tous les sens, et par-dessus le marché pouvoir entendre ce que j'écrivais puisque ces logiciels sont capables de jouer les partitions qu'on leur fait faire. C'est à ce moment-là que j'ai vraiment pu m'éclater et commencer à voir un peu plus grand pour mes compos.

Harmony © Mathieu ReynèsMa priorité s'est ensuite tourné vers l'amélioration des sons MIDI assez médiocres de mon software avec lesquels j'enregistrais mes morceaux jusque-là. Je me suis procuré un séquenceur audio-numérique et un certain nombre de banques d'instruments virtuels que j'ai appris à utiliser un peu dans mon coin, avec l'aide des quelques personnes avec lesquelles je commençais à officier en tant que compositeur amateur pour l'image – notamment Quentin Berbey et sa Vectan-Production, dont je suis membre et avec laquelle je travaille depuis déjà quelques années sur des web-série et des courts-métrages de plus en plus ambitieux.

Avec le temps (ça fait quasiment cinq ans maintenant), j'en ai acquis une bien meilleure maîtrise et je me suis constitué une bibliothèque de VST suffisamment fournie pour pouvoir prétendre obtenir un rendu assez réaliste. D'autant plus que je me suis également mis à niveau en terme de théorie musicale et que j'ai la chance de pouvoir, si ça me chante, appliquer ce que j'apprends en cours dès mon retour chez moi, ce qui est un avantage non négligeable lorsqu'on essaye de se constituer un bagage pour la suite. À l'époque où j'ai commencé à composer, j'écrivais pratiquement tout d'oreille, ce qui me posait quelques problèmes, mais je me débrouillais. J'avais intégré certains automatismes qui me permettaient d'écrire des choses très potables. Malgré tout, ça a été un avantage évident de rattraper tout ça à l'université et de pouvoir me conformer à certaines règles un peu plus orthodoxes, d'un point de vue méthodologique et solfégique.

Quel compositeur t’a donné envie de faire de ta passion un métier?
Pas lequel mais lesquels, et il y en a tout un tas. Je me suis plongé dans le monde de la musique de films assez tôt. La toute première BO à m'avoir captivé doit être celle de la Route d'Eldorado, le dessin animé Dreamworks, composée par John Powell et Hans Zimmer. Puis est venu le Disney Atlantide, l'Empire Perdu et sa bande-son de James Newton Howard qui m'a juste soufflé. C'était vraiment la première fois que je regardais un film et que la musique me marquait autant. Donc j'ai commencé à y être plus attentif et à en écouter en-dehors de leurs films, sur YouTube ou autre part. Harry Gregson-Williams avec les Chroniques de Narnia, James Newton Howard de nouveau avec la Planète au Trésor, John Williams avec Star Wars, Hans Zimmer avec Pirate des Caraïbes, Steve Jablonsky avec Steamboy ou Ender's Game, Brian Tyler avec Modern Warfare 3 ou Destination Finale, Mark Mancina avec Frère des Ours, David Newman avec le premier Âge de Glace, pour citer les principaux qui me viennent en tête selon un ordre assez aléatoire… Et je n'oublierai pas non plus de nommer de nouveau John Powell avec How To Train Your Dragon 1 & 2, dont les musiques sont certainement les plus mythiques de toute la production Dreamworks et font partie de mon top 3 en terme de coups de cœur absolus.

J'aimerais également citer Two Steps From Hell et particulièrement un de ses co-fondateurs, Thomas Bergersen, dont je suis la discographie depuis pas mal d'années maintenant et qui continue de me combler par son imagination et sa versatilité musicale. Il constitue une grosse part de mon inspiration.

Bref, ils sont tout un tas à m'avoir fait aimer la musique de film. Ce sont des gens extrêmement doués pour dépeindre des images et des scènes incroyablement évocatrices simplement avec un orchestre, et lorsque leurs morceaux sont associés avec le savoir-faire de réalisateurs et d'acteurs, ça donne des séquences d'une puissance absolument fantastique. J'ai passé des années et des années de ma jeunesse à rêver en les écoutant, je continue encore aujourd'hui ; et je pense que mon but, dans un sens, c'est de me retrouver plus tard à leur place, à faire rêver pareillement ceux qui viendront après moi.

Harmony © Mathieu Reynès Quels sont les grandes joies et les grandes difficultés du métier?
La plus grande joie… le simple fait de créer, je dirais. Quand je m'assois devant mon PC face à une nouvelle partition vierge, j'ai l'habitude de voir mon orchestre un peu à la manière d'un jeu de construction où tous les instruments seraient des pièces qu'il m'appartient d'agencer comme je l'entends. Et après, je me débrouille pour les assembler et les combiner de manière à construire quelque chose d'intéressant. Une fois que j'ai fini quelque chose dont je suis content, c'est toujours gratifiant de regarder l'ensemble sous toutes ses coutures en se disant « J'ai fait ça, j'en suis fier, j'espère que ça va plaire aux gens. » Et quand effectivement ça leur plaît et qu'ils le font savoir, c'est génial. La fois où j'ai rendu un morceau à Quentin pour un court-métrage et qu'il m'a répondu « Mec, j'ai eu des frissons », j'avais un délicieux sentiment de devoir accompli mâtiné d'autosatisfaction. Et puis juste derrière, j'ai été réécouter Atlantis Destroyed de James Newton Howard et je me suis fait remettre à ma place à grand coups de génie à l'état pur dans les oreilles.

Quant à la plus grande difficulté que j'ai rencontré jusqu'à présent, c'est la même que pour tous les métiers créatifs… Des fois, on déborde d'idées et on n'a pas envie de s'arrêter, ça coule de source, les partitions s'alignent, c'est super. Et puis durant certaines périodes, c'est le vide complet. Aucune inspiration, aucune idée, aucune motivation, rien… Quelques fois c'est aussi une simple question d'humeur ou d'état d'esprit. L'exemple le plus récent et parlant qui me vient en tête, c'est la huitième piste de la BO de Harmony, Training In Woods. J'ai commencé à la composer le week-end du 14 Novembre dernier, autant dire que c'était pas la joie et qu'écrire ce genre de morceau lumineux et optimiste à ce moment-là a été un exercice d'élasticité mentale singulièrement compliqué.

L'autre chose frustrante parfois, c'est de ne pas parvenir à retranscrire sur son PC ce qu'on entend dans sa tête. C'est souvent le cas en fait, le résultat final étant rarement identique aux choses un peu abstraites qu'on se chante mentalement. Quelques fois ça correspond quand même à ce qu'on voulait, quelques fois c'est même meilleur, et puis quelques fois on n'arrive tout simplement pas au rendu désiré, malgré les essais et le temps passé dessus. Généralement, c'est arrivé à ce stade-là que je décide de modifier mes plans d'origine et d'essayer autre chose. Je préfère composer un morceau de différent de ce qui était prévu à la base et en être content, que de me retrouver avec un ersatz de ce que je visais.

Harmony, Extrait de la partition de la musique de bande-annonce © Thomas KublerTu as composé la musique d’Harmony, un album signé Mathieu Reynès paru aux éditions Dupuis. Comment est né ce projet d’écrire la BO d’une BD?
Complètement par hasard, en fait.

Tout a commencé au beau milieu de l'été 2014, ça devait être en Juillet. Je venais d'achever la composition d'une suite musicale de 90 minutes basée sur le roman Autre-Monde : Malronce, de Maxime Chattam, et je cherchais une illustration afin de monter les vidéos des morceaux pour YouTube. À la suite d'une bête recherche sur Google Image, je suis tombé sur le fan-art que Mathieu avait réalisé des personnages principaux de ce roman. Comme le dessin me plaisait beaucoup, je l'ai contacté pour lui demander l'autorisation de l'utiliser. Il m'a gentiment donné son accord et m'a demandé d'en profiter pour lui envoyer le lien de la playlist une fois que ce serait en ligne, histoire qu'il écoute.

Il a apprécié les musiques, on a papoté un peu, et au détour de la conversation, il m'a simplement dit qu'il planchait sur sa prochaine série BD, qu'il pensait que ça s'accorderait bien avec une bande-son comme celle que j'avais faite pour Autre-Monde, et que si ça me branchait, il pouvait en parler à Dupuis. Enthousiaste, j'ai accepté, et le projet s'est lancé comme ça.

Harmony © Mathieu ReynèsComment s’est organisé ton travail sur l’album et à partir de quelle « matière » as-tu travaillé ? Le scénario, le rough, le crayonné?
J'ai effectué un peu de travail préliminaire avant d'entamer les choses sérieuses. La toute première chose que j'ai écrite pour l'album est un essai de thème principal attribué au personnage de Harmony, qui a aussi servi de démo à l'attention de Dupuis. Je l'ai très vite jeté, d'ailleurs, les deux-tiers étant une mauvaise imitation des accords de Inception, et il a été remplacé par celui qu'on entend dans la musique de la bande-annonce. Malgré tout, les quatre premières notes d'origine sont toujours audibles dans le thème qui tonne au beau milieu de Active And Hostile, ainsi que dans certains des morceaux précédents. Mais j'y reviendrai plus bas.

Pour ce qui est du support, de mémoire, je crois que j'ai travaillé sur trois stades différents de Memento. Peu après que le projet a été « convenu » entre moi, Mathieu et Dupuis, j'ai pu lire le scénario rédigé de l'album – scénario qui, après vérification, traîne toujours sur mon PC. J'attendrai le succès de la série et un crash de disque dur de Mathieu pour le revendre à prix d'or. Bref, le script m'a permis de commencer d'ors et déjà à me faire une idée de la structure de l'histoire, de l'ambiance qui allait régner, du genre de scènes qu'on allait trouver. Je n'ai pas commencé à produire quelque chose de concret à ce moment-là (d'autant que certaines choses ont été modifiées entre-temps), mais je dirais que c'est là que je me suis posé les bases de ce que j'allais faire, des thèmes, des atmosphères, etc.

Ensuite, j'ai reçu les planches en noir et blanc, qui ont marqué le début de la composition à proprement parler. J'entends par là que même si ma BO ne sert « que » de musique d'ambiance, je tenais à ce qu'elle suive le déroulement des scènes, et non qu'elle ne fasse qu'être là sans rien raconter de plus. Du coup, j'avais besoin de voir concrètement ce qui se passait et ça a été possible à partir de cette étape. En revanche, j'ai dû faire appel à mon imagination pour me faire une idée plus précise des atmosphères des différentes scènes, car j'avoue que j'ai toujours eu du mal avec le noir et blanc, surtout lorsqu'il constitue seulement une étape vers la coloration. Certains aiment beaucoup, moi je trouve ça vraiment très froid et monotone.

Harmony © Mathieu ReynèsDonc j'ai découvert avec d'autant plus de plaisir les planches mises en couleurs, par la suite. J'ai encore la version PDF avec la palette de couleurs oubliée dans une des marges, ce qui m'a toujours fait beaucoup rire, même si mon cerveau est sans doute le seul à savoir pourquoi. En tout cas, le changement était impressionnant. Je m'attendais à porter un autre regard sur l'album à ce moment-là, et effectivement, même s'il ne s'agissait que d'une coloration provisoire, ça a vraiment transfiguré certaines scènes à mes yeux. Et accessoirement, je voyais beaucoup plus facilement certaines intentions de Mathieu, ce qui m'a un peu facilité les tâche pour le reste, ou en tout cas me l'a rendue beaucoup plus agréable. Quand on doit travailler à partir d'un matériau de base, c'est toujours mieux de le faire lorsqu'on le trouve déjà vivant et expressif.

Quant à la composition en elle-même, on s'est organisé assez simplement. Je compose généralement en deux phases, d'abord l'écriture de la partition, puis sa retranscription sous séquenceur avec mes banques d'instrus, mixage, mastering, etc. Donc à chaque nouveau morceau j'écrivais d'abord la partition et j'en envoyais un fichier audio MIDI tout moche à Mathieu. D'un point de vue sonore, c'était laid, vraiment, mais musicalement, ça permettait d'entendre ce qui allait se jouer par la suite, donc il pouvait me faire sa critique, demander ou suggérer des choses, bref, donner son feu vert ou non pour la deuxième étape. Une fois le feu vert en question accordé, je passais à la seconde phase, qui est un peu plus mécanique car le créatif s'est déroulé à 80 % à l'étape 1, mais aussi plus longue car c'est à ce moment-là que se faire tout le travail sur le son, histoire que ça sonne le plus réaliste et le plus propre possible. Une fois fini, nouvel envoi à Mathieu qui me demandait si nécessaire quelques corrections. Et puis une fois que tout était bon, je passais à la suite après avoir soigneusement rangé mon export dans son dossier.

Harmony, Extrait de la partition de Active And Hostile © Thomas KublerSi la musique est parfois le thème d’une bande dessinée (Blue Note, J’aurais ta peau Dominique A., Mojo, Poulet aux Prunes, Bourbon Street…), il est rare qu’un auteur pense à proposer une bande son avec son album… Je sais que Johannes Roussel, dessinateur de H.M.S. (scénarisé par Roger Seiter), lui-même passionné de musique, proposait des compositions musicales pour accompagner la lecture de ses albums… Mais cela reste pour le moins marginal… Pourquoi cela n’est-il pas plus fréquent alors que le média semble pourtant s’y prêter?
Quand je parlais du projet sur lequel je travaillais, très souvent, la question que les gens me posaient, c'était « Mais comment ça va marcher ? » dans le sens technique du terme. Il va y avoir un CD ? Ça va être une longue musique ou une musique par page ? Mais du coup, ça ne va pas être synchro ? Tu vas caler chaque musique sur la vitesse de lecture ? Etc, etc. Il y a un genre de décalage dans l'esprit des gens, entre le fait qu'une BD ou un livre soient immobiles, figés, alors que la musique suppose une forme de temporalité et de mouvement, à la manière d'un film ou un dessin animé. Associer les deux est un peu bizarre à leurs yeux.

Et je dis « à leur yeux » mais moi-même, avant d'être un après-midi après le lycée posé sur mon canapé en train de lire Malronce et de me dire « Tiens, allez, je vais écrire de la musique là-dessus », ce n'est pas forcément quelque chose qui m'était venu à l'esprit. Donc pourquoi j'ai fini par y penser ? Sans doute parce que la lecture du roman m'inspirait des images, des scènes, des ambiances qui finissaient par se retranscrire en musique dans ma tête. Ce que j'ai fait, je vois ça un peu comme une adaptation musicale de livres, sauf qu'à la différence d'un film, on peut lire et l'écouter en même temps. Les deux marchent ensemble. Bien sûr, aucun moyen de les « synchroniser » et c'est un inconvénient que je conçois tout à fait pour ceux que ça gêne, mais je ne trouve pas que ça les rende incompatibles pour autant.

Harmony © Mathieu ReynèsComment as-tu abordé la B.O. d’Harmony (un titre d’ailleurs très musical!)? Quelles furent tes chemins de réflexions?
Oui, Mathieu a dû endurer un nombre sidérant de blagues de ma part au sujet du titre et de la BO pendant nos discussions. Je le remercie pour sa patience qui m'a par ailleurs permis d'épanouir pleinement mon humour déplorable.

L'aspect auquel j'ai le plus réfléchi en bossant sur Harmony, c'est la manière dont j'allais introduire l'idée de réveil et d'évolution dans la musique, car c'est bien de cela dont il s'agit : ce premier tome suit la reprise de conscience de l'héroïne et la découverte de ses pouvoir. Quelque chose se réveille, et on le sent, même si dit comme ça, ça fait un peu Star Wars VII. Donc j'avais vraiment envie qu'on sente la progression depuis la léthargie du début jusqu'à la fin en apothéose. Sachant que ce qui se réveille, à part Harmony elle-même, c'est son pouvoir. Il m'a donc paru logique de reprendre son thème régulièrement à travers la BO, chaque fois de la manière qui convenait.

C'est ainsi qu'on l'entend exposé une première fois dans New Echo, avec uniquement la mélodie, de manière très mystérieuse et épurée, quand le réveil de Harmony est simplement évoqué. Puis Harmony's Power introduit l'harmonie (oui, voilà le genre de pun qui revenait régulièrement) sous cette mélodie, toujours en douceur, alors que l'héroïne découvre son don. Dans Training In Woods, reprise du thème, mais en nettement peu plus enlevé, alors que Harmony teste ses limites et accompli une petite prouesse qui la laisse faiblarde à la fin de la scène. Et enfin, avec Active And Hostile, je me suis lâché et je l'ai envoyé à pleine puissance, en accord avec la scène où les pouvoirs de l'héroïne se déchaînent de manière presque effrayante. Je tiens à ce genre de détails, ça rejoint en grande partie l'idée de cohérence et de continuité dont je parlais plus haut, et ça compte pas mal pour ce qui est de se structurer dans ses morceaux.

Harmony, Screenshot du mixage de Training In Woods © Thomas KublerCette idée est présente d'une manière plus globale dans le reste de la BO, exception faite de son ouverture musclée au début. Ce premier tome étant intimiste et assez contemplatif, la musique suit le même chemin. La plupart des passages plus rythmés et des envolées sont liés de près ou de loin aux dons de Harmony qui se révèlent lentement : le mouvement de course au début de Dreams & Voices, le passage éthéré en crescendo à la fin, la conclusion rituelle de Mahopmaa…

Comme je le disais précédemment, j'aime énormément le principe du leitmotiv, surtout dans le cadre d'une bande originale de récit, qu'elle soit composée pour le cinéma, la BD ou la littérature. Je le conçois un peu comme son squelette, d'un point de vue narratif. J'ai du mal à imaginer une suite musicale censée caractériser une histoire avec des personnages, des factions, des lieux, sans motifs ou thèmes récurrents pour traduire ces derniers dans la partition. C'est essentiel pour disposer de fils conducteurs, de cohérence sur le long terme et surtout de matière. Autrement, on se retrouve vite à aligner des improvisations à l'issue incertaine et le résultat est rarement à la hauteur des attentes. Ce n'est que mon analyse de la question mais c'est comme ça que je fonctionne.

Une des premières étapes a donc été de me constituer un genre de petite bibliothèque perso de motifs et de thèmes que j'allais pouvoir utiliser, développer. Il y en a un certain nombre, pas forcément compliqués à relever, que je vous laisse chercher… et d'autres que j'ai déjà en tête. Je m'étais déjà rodé à l'exercice avec Malronce d'ailleurs, en ajoutant mes propres thèmes à ceux que Sébastien Pan avait écrits pour le premier tome de Autre-Monde et en m'amusant à varier un peu ces derniers. J'aime bien trouver les bonnes notes, les bonnes harmonies pour tel caractère, telle personnalité, telle présence. C'est un réel travail d'inventivité.

En l'occurrence, j'ai aussi tenté d'obtenir des sonorités et des atmosphères qui se démarquent l'une de l'autre selon ce à quoi elles se rapportent. J'ai attribué un rendu orchestral assez classique à Nita et à la nature alentour, à base de cordes et de bois ; le pouvoir et le surnaturel, eux, usent beaucoup plus de voix, de piano et de percussions chromatiques (glockenspiel, célesta, vibraphone, cloches…) ; Harmony se balade un peu entre les deux, son thème fait des allers-retours réguliers entre le côté fantastique et le côté « naturel » ; Mahopmaa, quant à elle, a hérité d'un ton logiquement assez ethnique avec sa flûte et les percussions assorties en arrière-plan – saupoudrées de sonorités empruntées au fantastique, puisqu'elle le manipule dans une certaine mesure… Bref, une grosse partie du travail a consisté à établir la base sur laquelle j'allais m'appuyer, et puis construire les morceaux dessus, m'articuler tout autour pour essayer de créer quelque chose d'intéressant sans perdre de vue les idées de départ.

Harmony © Mathieu ReynèsQuid des tomes suivants ? Créeras-tu une nouvelle B.O. pour chacun des albums?
Je viens d'avoir la confirmation que c'est reparti pour le tome 2, en tout cas !

Est-ce que je continuerai à composer pour le reste de la série ? Je ne peux répondre à la place ni de Dupuis, ni des diverses choses professionnelles / personnelles / liées à mes études qui peuvent survenir d'ici-là, mais si j'en ai la possibilité, oui, j'aimerais beaucoup. J'ai essayé de poser les bases de quelque chose qui puisse durer à terme et j'ai pas mal d'idées pour la suite. Je croise les doigts.

Sur quelles autres compositions travailles-tu en ce moment?
J'ai quelques projets…

Je ne vais pas tarder à entamer l'écriture des partitions pour Indigo, le deuxième tome d'Harmony. Les tournages se bouclent petit à petit pour le troisième et dernier épisode de Warren Flamel : la Malédiction de l'Immortalité, la web-série sur laquelle planche Quentin Berbey depuis deux ans maintenant, donc en théorie le début de la post-production ne devrait pas tarder, et mon entrée en scène avec elle. De manière un peu plus floue, je sais que Michael Yared, un des premiers web-réalisateurs pour qui j'ai composé à mes débuts, bosse sur un projet de moyen-métrage dont je devrais composer la BO. J'ai une ébauche de script de côté mais rien de plus précis pour le moment, donc je ne classe pas ça dans mes priorités actuelles ; mais Michael est quelqu'un avec qui j'ai aimé travailler et je le garde quand même en tête pour un avenir pas trop lointain, je l'espère.

Sinon, pour voir plus loin, j'aimerais beaucoup donner une suite aux musiques de Autre-Monde. Je serais déjà heureux d'arriver à sortir celles du Cœur de la Terre, idéalement avant 2020 si mes occupations me le permettent, mais si ça ne suffit pas à me lessiver, je pense que j'essaierai d'enchaîner sur la suite. J'ai plein d'idées que j'aimerais beaucoup développer pour les autres tomes.

Harmony © Mathieu ReynèsTous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Excellente question, à laquelle j'aurais du mal à répondre. De manière générale j'apprécie un peu tout, donc pour savoir ce qui est un « coup de cœur » et ce qui ne l'est pas… Parmi les dernières choses qui m'ont marqué, je pourrais citer en littérature le dyptique Le Passage et Les Douze de Justin Cronin, qui sont d'énormes pavés mais valent la peine d'être lus. Au cinéma, aucune idée, on va dire par défaut le dernier film que j'ai vu, The Revenant, magnifique au sens propre du terme. Un peu trash mais magnifique. En jeux vidéo, Metro 2033 était assez sympa, peut-être un peu linéaire parfois, mais l'ambiance était pas mal du tout. J'essaye de trouver du temps pour m'attaquer sérieusement à sa suite, Metro : Last Light. Quant à la musique, j'ai adoré le dernier album de Gradur. Et non, ce n'est pas vrai, loué soit le bon goût.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Pas vraiment. C'est déjà un entretien très complet, je ne vois pas ce que je peux ajouter pour le moment ^^

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…


Thomas Kubler © Charlotte Barretun personnage de BD : Un zombie de The Walking Dead. Pourquoi ? Pourquoi pas.
un personnage de roman : Le mec pas nommé qui sert juste à donner un renseignement crucial aux héros par le biais d'un hasard complètement abusé.
un personnage de cinéma : Un Jedi. Nautolan, si possible.
une chanson : Radioactive de Imagine Dragons.
un instrument de musique: Un cor d'harmonie, pour une raison évidente qui n'a rien à voir avec la BD.
une œuvre musicale : Les BO de Dragons et Atlantis. Non, je n'en démordrai pas. Jamais.
un compositeur : Euh, joker.
un jeu de société : Peut-être un mille-bornes, mais avec seulement des cartes escargot et un feu rouge de 34 tours au milieu de la partie.
une pâtisserie : Un plat de cookies au chocolat. Dieu bénisse l'inventeur de ces trucs.
une boisson : Un petit sirop à la menthe.
une qualité : Très calme.
un défaut : Trop calme.
un proverbe : « Rien ne sert de courir, mais vas-y bouge-toi un peu quand même. » C'est un proverbe maison à ma propre attention.


Un dernier mot pour la postérité ?
Vilebrequin.

Un grand merci pour le temps que tu nous a accordé.

Les photos de Thomas Kubler sont signées Charlotte Barret

Le Korrigan