Haut de page.

Entretien avec Yann Lefebvre
interview accordée aux SdI en mai 2016


Peux-tu présenter les Ecuries d’Augias en quelques mots pour les lecteurs ne connaissant pas encore cette société?
Les Ecuries d'Augias sont à la base un studio de création, réuni pour la publication de Crimes sous le patronage des éditions Caravelle. Ensuite, le studio s'est mué en association d'édition pour perpétuer la gamme, et, de fil en aiguille, réaliser des traductions et d'autres jeux originaux.

Notre ligne éditoriale pourrait se résumer en quelques termes : historique, fantastique, expérimental. Nous choisissons des projets parce qu'ils collent aux univers qu'on affectionne, ou parce qu'ils présentent un intérêt très singulier dans le monde du jeu de rôles.

Il y a dix ans déjà paraissait le livre de base de Crimes, un jeu de rôle qui entraînait les joueurs dans les bas-fonds de la Belle Epoque pour explorer la décadence et la folie… Comment était né ce jeu sombre, ambitieux et envoûtant?
A l'origine, j'ai pensé ce jeu à la suite de lectures de romans décadents et fantastiques du XIXème siècle, et en raison d'un goût prononcé pour les grands classiques du cinéma fantastique expressionniste ou de la Hammer. Des claques, comme celle reçue en découvrant des romans graphiques comme From Hell, ont façonné les principaux thèmes du jeu.

La forme (romancée), le ton et la noirceur sont plus liés à un deuil familial. Ecrire était une délivrance et une thérapie.

Le premier livre de base est le fruit de la rencontre avec Christophe Chaudier, qui a développé l'univers et rendu possible son édition. On y trouve le produit de nos deux ADN.

Crimes V2 © Les Ecuries d'AugiasQu’est ce qui lui confère cette dimension horrifique qui le rend assez unique en son genre?
Le fantastique qui est à l'œuvre épouse les canons des inspirations que j'ai citées plus haut. Il n'a pas pignon sur rue, il ne se décline pas dans un bestiaire mesurable, paramétrable et clairement authentifié. Il se cache plutôt dans la pénombre, dans les arrière-cours et les souterrains. Il est comparable à l'allégorie de la caverne de Platon : on ne distingue que son ombre passante, sans réellement comprendre son essence et sa véritable nature. Autre lecture : l'inquiétante étrangeté. Tout semble réel, mais il y a des petites anormalités, des détails qui troublent le spectateur, qui le rendent inexplicablement mal à l'aise. C'est par cette porte qu'on bascule dans une horreur plus viscérale.

Ensuite, ce fantastique allégorique se calque sur tous les travers de la Belle Epoque, ses extrêmes et ses contradictions politiques, sociales et culturelles. En filigrane, on y retrouve des thèmes très contemporains qui jalonnent notre propre actualité. Cela le rend plus proche.

Plus proche encore, l'horreur n'est pas extérieure mais intrinsèque au personnage. On assiste à sa lente agonie vers la folie, vers la corruption, vers l'abandon de ses sincères convictions et de ses purs idéaux. Certains PJ sombrent dans la monstruosité, devenant comme ceux qu'ils chassent.

Crimes V2 © Les Ecuries d'AugiasDurant ces dix années, de nombreux suppléments et scénarios ont fait de Crimes l’un des jeux de rôles francophone les plus dynamique… Comment cela s’est-il traduit en termes de ventes?
Le millier d'exemplaires du livre de base est épuisé. Le gros supplément Paris ombres et lumières n'en est plus très loin. Les derniers scénarios (collections carnets et contes de crimes) sont les seuls encore disponibles. Le tirage étant relativement modeste, les ventes ont cependant permis de financer les projets suivants et de pérenniser l'intérêt porté à la gamme. Par contre, cette logique d'autofinancement était incompatible avec la démesure de la 2nde édition, plus conséquente, classieuse et donc onéreuse.

Crimes V2 © Les Ecuries d'AugiasLes Ecuries d’Augias travaillent depuis longtemps sur la seconde édition de Crimes… Pourquoi une seconde édition? Quelles seront les principaux apports ou modifications apportés au jeu?
Pérenniser une gamme par de petits scénarios, sans que le livre de base soit disponible, est une mission impossible. Le livret de découverte paru en 2014 ne pouvait retranscrire seul la richesse du jeu.

Dix ans de Crimes ont aussi permis un brassage des idées, des points de vue, entre les concepteurs (au gré des parties en convention), des nouveaux auteurs (notamment sur les scénarios prêts à jouer) et les meneurs (par leurs compte-rendu de parties ou leurs questionnements).

Notre expérience du jeu, conjuguée à de nouvelles pratiques et expériences dans le domaine du JDR, nous ont forcé à revoir notre copie. L'intérêt d'une simple réimpression était donc nul. Il fallait à la fois fournir une anthologie de tout ce qui avait été fait sur le jeu, et de nouvelles pistes ludiques pour exploiter des possibilités jadis délaissées.

La seconde édition rend les joueurs plus autonomes au niveau de la gestion des règles, mais aussi au niveau de leur intégration dans le contexte (développement des contacts, des métiers, de leur environnement social en général). Ce contexte n'est plus une simple toile de fonds ou un enjeu passif, il est impératif d'y bâtir des ressources pour gagner de précieuses aides en cours de jeu.

Le meneur reste chef d'orchestre et possède plus de responsabilités dans la mise en scène pure.

Crimes se recentre aussi en tant que jeu d'enquêtes. Les scénarios sont beaucoup moins linéaires et encouragent la quête et l'analyse d'indices selon plusieurs méthodes complémentaires mais concurrentes.

Crimes V2 © Les Ecuries d'AugiasComment avez-vous rencontré Maxime Chattam qui signe la préface de cette seconde édition?
Nous avons eu vent du fait que Maxime était un joueur invétéré, et qu'il avait utilisé le moteur de Crimes pour une campagne longue se déroulant à la Belle Epoque. Par des contacts communs, nous avons initié une courte correspondance, et par la suite, son engagement sur l'écriture de la préface d'une seconde édition.

Nous n'imaginions pas que le jeu avait pu contribuer à la genèse de Léviatemps et du Requiem des Abysses. Maxime a été une aide précieuse tout au long de nos efforts de promotion du jeu. Ce rapprochement entre deux de ses œuvres et la nôtre nous a énormément touchés.

Le romancier n’est pas le seul à rejoindre l’aventure! Jean-Luc Bizien, créateur de l’excellent Hurlements (que de souvenirs!) et auteur de la savoureuse Cour des Miracle (dont nous recommandons chaudement la lecture) sort de sa retraite rôlistique pour signer un scénario… A-t-il été aisé de le convaincre?
Jean-Luc Bizien est une connaissance de Jérémie Rueff, qui lui voue une grande admiration. Les détails de leurs délibérations leur appartiennentsmiley. Nous avons tous vécu de grands moments de jeu ou de lecture grâce à lui, un jour ou un autre. Je vous avais parlé des nombreux auteurs qui avaient ajouté leur plume à Crimes (Guillaume Fréry, Franck Brison, Mahyar Shakeri, Benjamin Diebling, Daniel Latreille, Fabien Deneuville…). La reconnaissance explicite de notre travail par Maxime Chattam nous avait grandement motivé. Aboutir à la participation de Jean-Luc était un autre de ces Graal qui montre que ce jeu n'est pas que le produit interne des Ecuries, mais un univers suffisamment porteur pour que chacun puisse s'y retrouver, et ait diablement envie de s'y essayer...

Crimes V2 © Les Ecuries d'AugiasPour financer cette nouvelle mouture, les Ecuries d’Augias ont opté pour un financement participatif sur la plateforme Ulule… Pourquoi avoir choisi cette option? Le projet a-t-il été facile à monter?
La somme exigible pour produire les deux livres de base s'élève à 25 000 euros. L'association n'avait clairement pas les moyens pour se faire, sortant en plus de la fabrication des écrans de Within, sans les avoir encore rentabilisés. Nous avons été les premiers à porter un JDR sur Ulule avec Don't Rest Your Head. Nous n'avons jamais été déçu par cette structure qui sait rester proche des porteurs de projet, et très malléable.

Ce projet de financement est toujours ardu. Le financement participatif est suffisamment ancien pour qu'on y décèle des règles de fonctionnement et des conseils pour réussir. Néanmoins, il fallait accrocher près de 300 souscripteurs sur des contreparties moyennes de 100 euros, sur un jeu qui est loin d'être connu et reconnu, et qui n'est pas le dérivé d'une licence ou l'énième ersatz d'un jeu plus ancien. L'expérience a été rude en septembre quand nous avons lancé une première souscription pour Crimes v2. Nous l'avons arrêté à mi-parcours et à mi financement, sachant pertinemment que même en cas de réussite, nous ne pouvions satisfaire réellement les souscripteurs à la hauteur de nos ambitions. Du coup, nous avons revu notre copie sans pour autant déroger à notre cahier des charges initial : des produits d'emblée de qualité, plusieurs niveaux de finition, l'assurance d'être capable de produire toutes les promesses tenues, et un délai de livraison maîtrisé et raisonnable.

Il était difficile de faire passer ces impératifs, qui ne sont pas forcément représentatifs des crowfundings actuels dans notre domaine de création. Mais la réussite de notre seconde campagne de financement semble plaider en notre faveur : nous avons bien fait de nous entêter !

Crimes V2 © Les Ecuries d'AugiasQuelle sont les principales différences entre les deux campagnes de financement de Crime?
La première campagne visait déjà plus haut (30 000 euros) et faisait la part belle à un éventail de choix laissé par vote aux souscripteurs. Des add-ons payants étaient déblocables pour ceux qui souhaitaient avoir des éléments de la v1 épuisés, en version papier. Les offres étaient inhabituelles par rapport aux CF traditionnelles (plus on franchit de palier, plus on a de « cadeaux » ).
La seconde campagne est donc plus progressive dans ses objectifs, plus claire à appréhender. Surtout, elle propose des cadeaux, mais des cadeaux viables (c'est à dire que nous sommes en mesure de produire et non à perte), pour la plupart déjà prêts (pour éviter les longues attentes), avec de l'inédit (pour ne pas que les détenteurs de la v1 se sentent floués).
L'objectif de 25 000 euros était plus dangereux pour nous, car il ne couvrait que la production des deux livres, sans prendre en compte tous les autres frais.

Les scènes de crimes seront-elles disponibles en boutique après la campagne Ulule ou resteront-elles réservées aux contributeurs?
Si la semence prend, les scènes de Crimes pourraient devenir une nouvelle façon de décliner la gamme, de façon plus simple et plus rapide que les traditionnels scénarios clés en main (Contes et Carnets de Crimes).
A ce moment-là, il est envisageable de les réunir dans des compilations qui pourraient être éditées et disponibles en boutique. Mais pour l'instant, le seul moyen sûr de s'en procurer, c'est de contribuer à partir de la contrepartie Criminologue !

Crimes V2 © Les Ecuries d'AugiasComment avez-vous abordé la maquette et les illustrations très travaillées de cette nouvelle édition?
La maquette doit être au diapason des thèmes abordés. La forme doit faire écho au fond. Le travail a été confié à deux maquettistes de talent : Guillaume Peraldi et Frédéric Petit (que vous retrouverez dans la maquette d'Insectopia). Ils sont tous deux professionnels et fondus de jeux de rôles. Le dialogue sur les attendus était d'autant plus simple. En effet, il fallait que les éléments graphiques puissent renforcer l'immersion du lecteur, soit en singeant des mises en page très Belle Epoque, soit en fabriquant des fac-similés, soit par des compositions suscitant un certain mal à l'aise pour les parties plus horrifiques.

Les illustrations répondent aussi aux mêmes exigences. Les illustrateurs à l'oeuvre se sont tous proposés pour participer aux produits des Ecuries. Nous avons opéré une sélection par rapport à un cahier des charges précis (un trait et un traitement permettant de faire des illustrations très réalistes et dynamiques). Il fallait aussi que les différentes « pattes artistiques » ne soient pas incompatibles et ne donnent l'impression d'un patchwork. L'attribution des sujets à traiter se faisait selon les affinités, mais on a veillé à ce que les éléments communs (entêtes de chapitre, illustration de telle ou telle partie, portraits de PNJ) soient réalisés par les mêmes auteurs.

Chaque illustration n'est pas née de nulle part. Des pistes de composition ont été proposées, négociées et souvent discutées par téléphone ou hangout. Ce sont des moments forts pour moi, tant les échanges étaient riches et amicaux. Puis des premiers rushes arrivaient et été rediscutées pour aboutir à la version finale. La conception de certaines illustrations est d'ailleurs abordée dans certaines news de la V2, en mode « making of ».

Crimes V2 © Les Ecuries d'AugiasY-a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle vous souhaiteriez néanmoins répondre ?
Ce que sera la gamme de Crimes v2.
Des projets sont d'ores et déjà en cours, avec des auteurs inédits. Le patrimoine sera toujours à l'honneur, comme il le fut pour La Chaux de Fonds 1904, avec de l'événementiel à la clé.
Des grandes affaires criminelles seront aussi couvertes par des scénarios, voire des campagnes, et permettront d'explorer les nouvelles facettes inaugurées par la v2.
Nous n'avons donc pas fini de vous proposer rêves et cauchemars, à la pelle !

En grand merci pour le temps que tu nous as accordé et plein de bonnes choses pour la dernière ligne droite de cette enthousiasmante campagne de financement!
Le Korrigan