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Entretien avec Nathalie Ferlut
Interview accordée aux SdI en octobre 2016


Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.
Eh bien mais, avec plaisir. Je suis plutôt du genre intarissable quand je parle de mon travail, alors c'est en effet plutôt un jeu amusant! 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?
Quand ça ne vient pas de mon banquier ou de mon gastro-entérologue, ça ne me dérange pas trop. D'ailleurs, ça fait partie des rares choses que j'ai retenu à l'Ecole des Beaux-Arts: la BD c'est sympa, tout le monde s'y tutoie, les jeunes, les vieux, les éditeurs et les auteurs. Je me demande si on applique la même étiquette dans les milieux de divertissements plus "sérieux".

Merci… Peux-tu nous parler de toi en quelques mots? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)
Si j'avais un compte en Suisse ou aux îles Caïmans, je ne serais pas auteur de BD mais éditeur, je pense.

Pour le reste, j'ai fait le parcours typique de la jeune fille qui veut un jour devenir écrivain et/ou psychanalyste et/ou éleveuse de chevaux à crinières soyeuses: je suis entrée en fac de Lettres (à Montpellier) pour y étudier l'histoire de l'Art et les Arts du spectacle. C'était chouette, mais ce n'était pas ma voie.

Andersen Les ombres d'un conteur © Nathalie FerlutAlors je suis partie à l'école d'Art d'Angoulême: un endroit délicieux où on n'apprenait pas grand-chose sur les chevaux mais où une armada de psychanalystes auraient pu pêcher des sujets de thèses. Quelques années plus tard, diplômée et pleine d'idées révolutionnaires sur la vie et la complexité des rapports humains, j'ai fait des trucs sans grand intérêt dans la pub, des trucs idiots pour des journaux pour enfant, des trucs inutiles pour des studios de dessin animé. Et puis étrangement, alors que je n'y pensais plus vraiment, je me suis mise à faire de la bande dessinée. Un album que je scénarisais pour quelqu'un d'autre, un que je dessinais sur le scénario d'un copain. Ça c'était vraiment chouette, donc j'ai continué.

Enfant, quel lectrice étais-tu? Quels étaient alors tes auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui?
Boulimique, pour tout dire. Je lisais vraiment n'importe quoi, par rayonnage entiers. Toutes les bibliothèques roses, vertes, rouge et or qui trainaient dans la famille et qu'on m'avait légué et puis quand j'ai eu terminé tout ça, j'ai attaqué le reste: un rayonnage de Dumas, un autre de Zola, l'intégrale d'Angélique Marquise des Anges, des sagas familiales genre France Loisir, des biographies de rois, des mémoires d'hommes politiques, d'anciens résistants, de footballeurs cannibales perdus dans les Andes... Je devais être un peu comme une chèvre: il me fallait quelque chose à brouter alors les gens m'apportaient des livres, parfois improbables: de pleins cartons de romans à l'eau de rose, des bd parfois pas forcément de mon âge.

J'ai gardé un excellent souvenir d'une série de petits formats bd avec des militaires en slip qui faisaient de fines plaisanteries, des femmes nues avec de gros seins et un adjudant qui n'avait vraiment pas de chance. J'ai oublié les scénarios, ce qui est dommage. Mes vraies passions, hormis les contes, et Andersen, bien sûr, ça a été Dumas et puis les Rois Maudits de Druon. Et puis La Nuit des Temps de Barjavel...

Bref. Il en reste encore, de ces livres, que je tente de relire et parfois que j'aime. Parfois c'est une vraie déception, parfois, surtout, je préfère rester sur un bon souvenir et je referme le livre. J'ai des périodes biographies, des périodes science-fiction ou fantastique. En ce moment, je lis Le Maître et Marguerite de Boulgakov.

Andersen Les ombres d'un conteur © Nathalie FerlutDevenir auteur de BD, étais-ce un rêve de gosse?
Non, puisque je ne savais pas que c'était un métier. Ecrivain, oui, ça je savais: on vous apprend, à l'école les noms, et parfois les vies des écrivains célèbres: ceux qui sont morts dans la misère, ceux qui ont fait des bons mots rudement bien envoyés, ceux qu'on a envoyés en prison et même ceux qui étaient copains avec un roi (ceux-là faisaient plutôt des pièces de théâtre, par exemple).
Le livre est écrit par un écrivain qui s'est vraiment donné du mal (ou un footballeur survivant). La BD c'est pas pareil: on la vend au supermarché et on la choisit parce que sa couverture est tentante, parce que, dessus, y a une bestiole jaune à taches noires qui fait des bonds, ou un éléphant rouge, ou un type qui regarde des sarcophages bien effrayants. La BD, quand j'étais petite, elle arrivait toutes les semaines dans la boîte aux lettres, il y avait écrit Spirou dessus et je ne cherchais pas vraiment à en savoir plus. Quoique... On trouve dans certains Spirou de cette époque-là des petites annonces "cherche scénariste (ou dessinateur) pour faire de la bd, avec mon nom et mon adresse d'alors.

Andersen Les ombres d'un conteur © Nathalie FerlutDevenir dessinatrice de BD a-t-il relevé du parcours du combattant?
Non. Commencer, c'était facile. Continuer d'y croire et d'y trouver assez de plaisir pour alimenter la machine est bien plus compliqué. Parce que c'est un beau métier, faire des livres. Mais il n'est pas vraiment reconnu, d'une précarité implacable et la reconnaissance (de l'album sinon de l'auteur) n'est pas du tout à la hauteur du travail accompli ou même de la qualité de l’œuvre réalisée. Attention: je ne parle pas spécifiquement de moi, là, mais bien de tous les incroyables bouquins qui sortent, chaque année, et sont oubliés avant même leur troisième mois en rayon. L'album de bande dessinée ne connait pas l'immortalité, en tous cas pas ceux produits toutes ces dernières années.

Quand tu te lances dans l’écriture d’un album, sais-tu déjà si tu le confieras à un dessinateur ou si tu le mettras toi-même en image?
Ça dépend. J'aime y réfléchir longtemps comme s'il était pour moi. Mais en fait, ça m'est très rarement arrivé, pour l'instant, de travailler avec un(e) autre dessinateur(trice), donc, je n'ai pas vraiment de technique là-dessus.

Andersen Les ombres d'un conteur © Nathalie FerlutComment as-tu rencontré Hans Christian Andersen et comment est née l’envie d’écrire sa biographie?
Eh bien, justement, on s'est rencontré dans ma bibliothèque d'enfant. Et puis recroisés quelques années plus tard, lorsque j'ai relus des contes et me suis aperçu avec émerveillement que mon imaginaire lui devait beaucoup et qu'il était toujours de mon âge. C'est un écrivain merveilleux, Andersen et plein de mystère et de non-dit. J'avais souvent tenté de décortiquer ses histoires, de comprendre ce qui m'échappait et dès que j'ai pu trouver des choses sur lui, le mystère s'est encore épaissi. Il y a beaucoup à décortiquer chez lui et une seule chose à comprendre: il est tout entier dans ses contes. Donc il n'y a pas une seule clé mais une myriade de paradoxes, de passions, de drames, de petites blagues, de faux détachements...

L’idée de mêler ses contes au récit s’est-il imposée d’emblée?
Non. J'y ai réfléchi pendant une dizaine d'années, en fait, et je l'ai abordé de toutes les façons possibles et imaginables sans être satisfaite. Je n'aime pas parler à la place d'un personnage surtout aussi délicat que celui-là, et qui était écrivain en plus: alors pourquoi donner dans la redondance et ré-écrire ce qu'il a déjà dit, lui-même! Et puis affirmer des choses qu'il ne voulait pas dire me semble assez indélicat aussi. J'ai donc fini par prendre un peu la même voie que lui: faire parler quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui le connait intimement mais ne dira pas tout...

Outre les contes, quelles furent tes principales sources pour écrire cette vie d’Andersen? Quel ouvrage en particulier conseillerais-tu aux lecteurs désireux d’approfondir le sujet?
Les Contes d'Andersen, vraiment, si possible traduits par Régis Boyer. Et la biographie écrite par Elias Bredsdorff qui est très bien.

Andersen Les ombres d'un conteur © Nathalie FerlutPeux-tu en quelques mots nous décrire ce personnage complexe que fut Anderson?
C'est un grand garçon, trop grand et plutôt moche, qui aime trop les gens, et qu'on aime malgré lui. Et jamais comme il le voudrait...

Concrètement, comment s’est organisé ton travail sur l’album? Du synopsis à l’album finalisé, quelles furent les grandes étapes de sa réalisation?
Ça m'a pris plus de deux années, mais j'y pensais depuis quinze ans sans savoir, du tout comment m'attaquer à ce personnage. J'ai tenté l'humour, une version sautillante, très Charles Trénet, ce qui lui ressemblait assez mais restait bien réducteur. Le genre passionnel et torturé, qu'il était aussi, mais il ne méritait pas ça non plus.

La très grande difficulté était d'équilibrer ces deux facettes, de les rendre complémentaires. Ne pas parler à sa place, ne pas rester trop extérieur. Et puis j'ai commencé à faire parler le Petit Soldat De Plomb et Poucette et le projet est devenu plus précis. Je me suis astreinte à ne surtout pas faire de synopsis, mais à découper sa vie comme un recueil de contes. Le découpage, à force de tergiversation a pris un an. Le dessin, pour moi, ce n'est pas mon point fort : il ne m'intéresse que comme vecteur.

Alors, c'est toujours plus rapide. Et la fin, les vingt dernières planches, je n'ai pu les découper qu'à la toute fin du projet alors que l'album était, à part ça, presque fini, en couleur, lettré… Ces vingt dernières pages ont connu des tas de versions, que je trouvais nulles, qui donnaient une coloration qui me déplaisait.

Bueau de Nathalie FerlutComment as-tu rencontré Thierry Leprévost qui t’assiste sur la couleur de cet album?
Je le connais depuis l'Ecole d'Art d'Angoulême. Lorsque j'ai fait mon premier album, lui était déjà le coloriste de Garulfo. C'est quelqu'un qui réfléchit beaucoup à la couleur et qui adapte très respectueusement son travail à la vision de l'auteur. Tout en gardant ses audaces et son sens de la lumière. Il a le don de transformer, d'éclairer une planche. Après l'école, on s'est beaucoup recroisés puisqu'il a mis en couleur presque tous mes autres albums. On a même fini par se croiser devant monsieur le maire, ce qui nous permet de parler couleur et bande dessinée tous les matins au petit déjeuner.

Serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser ces différentes étapes?
Pas vraiment : les dialogues et les points essentiels d'une scène, je les écris dans mes petits carnets quand ils me viennent. Il y a ensuite le chemin de fer de tout l'album qui m'aide à prévoir, à organiser.

Pour la planche, ça commence par une page de story-board, en général très détaillée. Je la scanne, fais mon lettrage (qui sera définitif) et lui donne ses tonalités de couleur (pour plus tard). Ensuite, je la scanne, je crayonne ma planche et commence à l'encrer sur du beau papier.

Là, en général c'est moche et je désespère. Alors je reprends chaque dessin avec du papier pourri, type papier à lettres, et c'est ça que j'encre, et colore au lavis. Je déchire rageusement la planche sur beau papier et scanne case après case mes dessins sur papier pourri. Et je les monte sur l'ordinateur pour faire une planche. A la fin de l'album, j'ai moins de trois « vraies planches originales » réalisées sur du joli papier et des milliers de feuilles volantes peinturlurées.

Bueau de Nathalie FerlutQuelle étape te procure le plus de plaisir et laquelle te donne le plus de fil à retordre?
Les dialogues, c'est pour moi la meilleure partie du travail. Je ne commence pas vraiment un album tant que je n'ai pas de dialogue qui me semble vivant, tant que les personnages n'ont pas « une voix bien à eux ». Et ça recommence à chaque scène : pas de dialogue, pas d'inspiration du tout pour une scène. Et je sais qu'il ne me sert à rien de tenter d'outrepasser cette étape : je fais alors du mauvais travail qu'il me faudra jeter à la poubelle ou qu me bloquera plus tard.

En général les autres étapes, sauf certains dessins ne me procurent aucune joie. Mais ils sont nécessaires pour que l'idée que je me fais de ma mise en scène corresponde au mieux à ce que j'ai ressenti avec les dialogues.

Dans quel environnement sonore travailles-tu habituellement? Silence monacal ou musique de circonstance?
Musique de circonstance. Et casque obligatoire. Mes univers musicaux changent suivant l'album que je réalise. En général, c'est plutôt Jazz, sauf pour Élisa, un album réalisé il y a quelques années, où je n'ai quasiment écouté que de la new-wave des années 80 et l'intégrale de Bob Dylan, parce que ça correspondait à mes personnages.

Pour Andersen, comme j'avais besoin de retrouver des émotions d'enfance, je me suis nourrie surtout de musique classique et romantique (ce qui correspond à la période du personnage). Et pour occuper une partie de mon cerveau, j'avais tendance à écouter en boucle diverses interprétations du même morceau, les comparer : c'est ma façon à moi de me concentrer en même temps sur mon travail, sans me laisser distraire.

Bueau de Nathalie FerlutEs-tu plutôt outils traditionnels ou numériques?
Les deux. Je travaille au pinceau et à la plume, puis au lavis sur mes dessins. Et je retouche parfois mes planches à l'ordinateur. Et je garde en permanence un découpage de tout l'album, même à l'état de rough, sur un logiciel de maquettiste.

Quels sont tes projets présents et à venir?
Il y en a plusieurs, en fait. Je suis en train de finir un album biographique sur Artemisia Gentilleschi avec Tamia Baudouin au dessin. Il devrait sortir aux éditions Delcourt, au printemps 2017. Je dessine également sur un projet d'album, scénarisé, lui par Xavier Bétaucourt (qui a travaillé entre autres avec Jean-Luc Loyer, pour Futuropolis). Et je prépare dans un coin de ma tête mon prochain projet fleuve à moi. Il se passera au XVIII° siècle, avec des tricornes, le Diable, Marie-Antoinette, des palais arabes, un personnage transsexuel et une histoire d'amour que j'espère lyrique. Voilà voilà... smiley

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Morgane De Simon Kansara et Stéphane Fert : c'est vraiment un album beau et intelligent.

Pour la musique ce serait Grey Tickles de John Grant (et à peu près tout ses autres albums, d'ailleurs) Et les concertos de Rachmaninov par Daniil Trifonov qui est un incroyable pianiste.

Et puis si je peux citer une série, il y a Afterlife.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Pourquoi j'aime travailler sur des biographies alors que je pourrais faire de la fiction pure. Parce que j'adore aller à la rencontre d'un personnage qui me plaît, essayer de le comprendre, jouer au détective avec les archives et la documentation. Passer une ou plusieurs années à créer un dialogue imaginaire et des ponts entre lui et moi. Ça marche aussi avec la fiction pure mais on y est forcément obligé de créer des événements, des péripéties pour révéler le personnage. Avec la biographie, être encadrée par ce qui est réellement arrivé ne me contraint pas du tout, c'est même assez ludique et ça m'oblige à rebroder, à ne me préoccuper que de ce qui me plaît : le personnage.


dans l’atelier de Nathalie Ferlut
Bueau de Nathalie Ferlut Bueau de Nathalie Ferlut
Bueau de Nathalie Ferlut Bueau de Nathalie Ferlut


Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Andersen Les ombres d'un conteur © Nathalie FerlutSi tu étais…


un personnage de BD:Spip, l'écureuil.
un personnage de roman:Jonathan Strange (Jonathan Strange & Mr Norrell, de Susanna Clarke)
un personnage de conte:Poucette évidemment ou le soldat de plomb
un personnage de cinéma:Addison DeWitt dans All About Eve (Mankiewicz 1950) Quoique le personnage joué par Bette Davis me parle énormément aussi. Imaginons qu'ils aient eu un rejeton : ce serait moi.
une chanson:« Que reste t-il de nos amours » de Charles Trenet
un instrument de musique:Le vieux piano de la plage (et c'est encore du Trenet)
un jeu de société:Catane
une découverte scientifique:L'aspirine.
une recette culinaire:Le poulet rôti, qui se met toujours en travers de mon lent cheminement vers le végétarisme.
une pâtisserie:La religieuse au café. C'est très bon et ça a une forme rigolote, comme un petit personnage avec qui on pourrait avoir une conversation.
une boisson:Ça dépend de la soirée. D'ailleurs, passée une certaine heure, ça dépend de ce qu'il reste sur les tables.
une ville:Shangri-la.
une qualité:Ma modestie, qui est infinie.
un défaut:J'ai du mal à définir l'infini.
un monument:Xanadu
un proverbe:« Quand tu ne sais plus quoi répondre, n'hésites pas à faire la maligne »


Un dernier mot pour la postérité ?
Non, je crois que ça va aller comme ça smiley

Un immense merci pour ce superbe album et pour le temps que tu nous as accordé!
Le Korrigan