Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement?
Absolument pas. Mais d'abord, qui êtes-vous ?
Hum… euh… je suis le coordinateur modeste d’un site dédié à l’imaginaire et… et voilà… bon… euh… Merci…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)
Je suis née dans une sympathique commune bruxelloise, non loin du rond-point Schuman, siège des institutions de l'Union européenne, à l'époque où elle ne comptait que six membres et s'appelait CEE (ou marché commun). Je vis dans le même coin car je m'y sens bien, même si le soleil manque parfois.
Avant de passer aux lettres, aux bulles et aux cases illustrées de main de maître, par de talentueux artistes, j'ai exercé une profession de chiffres, de colonnes et de matières juridiques (mais non, aucun dossier d'évasion fiscale à signaler).
Mon côté dilettante ne s’accommode pas des passions. Rien à faire, ça ne marche pas.
Enfant, quel lectrice étais-tu? Quels étaient alors tes auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui?
Je lisais beaucoup, plutôt littérature que BD d'ailleurs. Ce qui se trouvait ou se trouve sur ma table de chevet relève de l'intime... mais, ok... en ce moment, y est posé « Le gang de la clé à molette » de l'auteur américain Edward Abbey, roman, publié en 1975 dans sa version originale, frondeur, grinçant, drôle, profondément militant (loin des agitations conceptuelles et superficielles). J'aime Antigone. Les derniers romans qui m'ont bousculée : Le quatrième mur et le Chardonneret. Pour une dose d'humour et d'ironie : je relis les nouvelles du bush australien de Kenneth Cook.
Mes héros de BD sont Astérix et Gaston, les fondamentaux. Et bien sûr, de beaux coups de cœur dans d'autres genres, au fil des années.
Je ne parlais bien évidemment que des livres, le reste de ce qui peut traîner sur ta table de chevet ou ailleurs ne me regarde, à priori, pas…
Devenir scénariste de BD, étais-ce un rêve de gosse? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Gosse, l'univers créatif, c'était plutôt montage de spectacles, mise en scène, costumes, répétitions et esprit de troupe que j'ai retrouvé, plus tard, avec le théâtre amateur. L'envie d'écrire s'est concrétisée il n'y a que quelques années, avec « Juarez ». Tout était très visuel, les scènes se déroulaient sous mes yeux. La BD apparaissait comme une évidence. Il a fallu que j'apprivoise cette forme particulière d'écriture : scénario, découpage, rythmes narratifs, fluidité narrative, … tout en gardant le souffle, l'énergie du récit, l'essence de ce que je voulais partager. Veiller à écrire pour le dessinateur qui va s'approprier le récit à son tour, travaillant de longues semaines pour lui donner vie, lui donner sa forme complète. Et découvrir le résultat, les planches. Instant magique. Et au final, le retour des lecteurs : qu'ont-ils ressenti ? On redécouvre parfois son propre récit sous un autre jour.
Le processus de création d'un album est long et laborieux. C'est un voyage au long cours. Mais nous sommes loin de ramper à plat ventre dans la boue, sous les barbelés...
Comment définiriez-vous ce métier en quelques mots?
Comme je le dis plus haut, chaque projet est un voyage au long cours à la fois en solitaire et en équipe, fait d'inspiration, de travail, de curiosité, de sensibilité, de cogitations, de creux de la vague, d'écoute, d'observation, de réflexions, de remises en question, parfois d'abandon, de découvertes, de jubilation...
Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier?
L'émergence d'une nouvelle idée, son développement, trouver le dessinateur dont le style colle au récit et partant pour le projet, travailler avec le dessinateur, découvrir ses planches, le feu vert et l'enthousiasme de l'éditeur, la recherche documentaire, l'écriture, la bonne trouvaille scénaristique, les retours positifs des lecteurs, … Le contraire de ses éléments constituant forcément les difficultés du métier.
Comment naissent généralement vos albums? une idée? une image? un personnage? L’envie de mettre en scène un lieu ou une époque?
L'esprit peut rebondir sur une info, un article, un reportage, une conversation, … quelque chose qui vous touche, un univers ou une époque dans laquelle vous avez envie de plonger, voyager, en apprendre plus.
Juarez fait suite à l'écoute de l'interview de deux journalistes qui présentaient leur enquête menée dans la ville mexicaine.
L'idée de Tiago Solan date de 2013, lors de la libération d'otages détenus dans le Sahel, et d'un intérêt personnel pour les pays que notre personnage traverse.
Pour Vértigo, l’élément déclencheur fut la Tour David à Caracas (un gratte-ciel abandonné en pleine construction, occupé par des familles et des personnes sans logement, évacué depuis lors.).
Down Under a été inspiré par les excuses publiques présentées par les autorités britanniques et australiennes pour les déportations d'orphelins britanniques vers l'Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, au 19 ème, et 20ème siècle !
Un projet peut également naître d'une rencontre avec un dessinateur qui a une envie, une idée vague ou précise, sur laquelle on pourrait travailler ensemble.
Ce fut la cas pour Hyver...
Dans chacun des tes albums, on sent cette envie d’explorer un contexte particulier qui servira de cadre à ton histoire… Comment construis-tu généralement l’ossature de ton récit autour de cette envie et à quel moment tes personnages prennent-il chair?
Jusqu'à présent, la construction a été différente pour chaque album ou série. Cela peut partir d'un personnage qui apparaît très vite et qui va être le pivot de l'histoire, ou comme pour Hyver, une première scène qui donne le ton. L'idéal est d'avoir, bien sûr la première image, mais aussi la dernière image du récit en tête, dès le départ. Il faut éviter les errances.
Personnellement, je m'amuse à tricoter des récits parsemés d'éléments qui trouvent leur sens au fil des pages, jusqu'à se connecter pour former un tableau final. Je travaille les personnages pour qu'ils soient incarnés, éviter d'en faire des caricatures, prendre à contre-pied, leur préserver une part de mystère. Leur histoire personnelle qui n'est peut-être pas explicitement racontée, doit néanmoins transparaitre, à travers leur façon d'agir, de parler.
Quel fut le point de départ d’Hyver 1709 et comment avez-vous rencontré Philippe Xavier qui en signe les somptueux dessins?
C'est Philippe qui a eu le coup de foudre pour le grand hiver. Tout s'est joué à Versailles pendant une visite du château. La guide nous a parlé et a décrit ce terrible grand hiver 1709. Philippe a réagit dans la minute : c'est Mad Max sous Louis XIV! Il y a une sacrée aventure à la clé ! On le fait ensemble ? Je lui ai immédiatement emboîté le pas car cet hiver et le contexte historique m’inspiraient autant que lui : La neige, le froid, la faim, la guerre, les hommes aux abois, les paysages, le silence pesant … Tout était là pour un bel album ! Les premières images de la France prise dans ce froid meurtrier défilaient... Quelques jours plus tard, nous écrivions la scène d'ouverture du tome 1.
Combien de temps s’est-il déroulé entre l’idée d’écrire ce Mad Max du Grand Siècle et sa réalisation? Quelles furent les grandes étapes de l’écriture de ce diptyque ?
Plus d'an et demi avant la première planche dessinée. Bien moins avant de commencer les recherches et écrire le synopsis et les premières pages.
Philippe et moi avons défini ensemble les grandes lignes de l'histoire, les personnages principaux, l'intrigue, les enjeux, tout en ayant commencé le passionnant travail de recherches : une bonne révision du règne de Louis XIV dans son ensemble, plus précisément la guerre de succession d'Espagne et bien sûr, l'épisode du grand hiver. L'étape suivante est l'écriture du scénario (découpage) séquence par séquence, en réservant des surprises à Philippe (détails de mises en scène, personnages secondaires, rebondissements, …) Nous discutons des scènes écrites, nous mettons d'accord sur les éventuels changements.
Philippe passe alors à la réalisation : crayonnés et encrage. Je peaufine les dialogues. Notre proximité nous a forcément permis de travailler très souplement, d'ajouter ou modifier immédiatement des éléments en fonction de la façon dont le récit prenait vie sous le crayon et le pinceau de Philippe, de nos nouvelles idées pour étoffer encore les choses tandis que nous apprivoisions de plus en plus le sujet.
Et last but not least, Jean-Jacques Chagnaud met la belle touche finale avec ses couleurs.
On se doute que l’écriture d’Hyver 1709 a nécessité une conséquente documentation… Si tu devais conseiller un ou deux bouquins à des lecteurs désireux d’approfondir cette période, quels seraient-ils?
Les biographies de Louis XIV, la biographie du Maréchal de Villars, les (extraits) des mémoires de Saint-Simon, … Pour les amateurs de cape et d'épée avec un solide fond historique, je conseille les romans de Frédéric H. Fajardie. Je ne le lis des fictions autour d'une époque ou d'un thème qu'une fois l'histoire écrite, pour être immergée dans le sujet et l'ambiance sans être influencée.
A propos du grand hiver, j'ai trouvé sur le net des extraits de registres paroissiaux, chroniques très intéressantes de la vie dans les provinces.
Pour mieux comprendre votre façon de travailler à tous deux, serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser ces différentes étapes, de ton découpage à la planche?
Ok je vous envoie tout cela plus tard.
Peux-tu nous parler de tes projets en cours ou à venir?
Des ébauches, rien de concret pour le moment. Mais des échanges peut-être prometteurs avec des dessinateurs et l'éditeur.
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur?
Les séries the Good wife, Line of duty, Fargo 2, Chefs, le one-shot Sykes, le comics Punk Rock Jesus, les blogs d'AbouDjaffar, Wassim Nasr et David Thomson. Paddington (le film).
Parmi tous les albums de BD que tu as lu, y en a-t-il un dont tu aurais aimé écrire le scénario (et pourquoi?)?
Sarajevo-Tango, Cuervos, Kililana Song, Commandant Achab, Giacomo C.
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre?
Non, merci
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…
un personnage de BD: Gaston au village des Schtroumpfs qui serait un petit village breton.
un personnage de roman: le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire
un personnage de cinéma: Lisbeth Salander interprétée par Noomi Rapace
une chanson: Cake by the ocean (en été), Spirited away (en hiver)
un instrument de musique: percussions.
un jeu de société: à inventer
une découverte scientifique: un vaccin contre l'avidité, cellule souche des maux de l'humanité
une recette culinaire: Guacamole
une pâtisserie: un machin 90% chocolat
une boisson: eau de source
une ville: Chicago
une qualité: optimisme
un défaut: scepticisme
un monument: L'escalier de la piazza di Spagna
un proverbe: tant va la cruche ….
Un dernier mot pour la postérité?
Merci.
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé!
Merci à vous!