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Entretien avec Frédéric Peynet
Interview accordée aux SdI en février 2017


Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?

Non, aucunement. Vous me dis ce que tu préférez, je m’adapte.

Alors on va partir sur le tutoiement si vous le veux bien smiley
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)

39 ans, plongé dans le dessin depuis ma plus tendre enfance, après des études d’arts plastiques au lycée, j’ai intégré la section graphisme publicitaire d’une école d’arts appliqués (Pivaut) en 1996 pour 3 ans, avec l’objectif de me lancer dans la BD une fois sorti de là.

Des passions, oui quelques unes, la musique étant probablement depuis une vingtaine d’années la plus forte. Je joue beaucoup de guitare, et si je n’avais pas fait un métier aussi précaire que celui d’auteur, je pense que j’aurais tenté ma chance dans le milieu tout aussi précaire de la musique…

Le projet Bleiberg, crayonné dela planche 1 © Le Tendre / PeynetEnfant, quel lecteur étais-tu? Quels étaient alors tes auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui?
Un lecteur frustré de 6 à 15 ans, car j’ai vécu dans une toute petite ville de 2000 habitants qui n’avait qu’une seule librairie offrant bien peu de choix en BD, sorti de Cubitus et Boule et Bill.
A 16 ans, j’ai emménagé dans une plus grande ville, dont les librairies bien plus fournies m’ont transformé en lecteur avide et dépensier. Tout mon argent de poche du mois partait en BD dès le premier jour.

Mes auteurs de chevet étaient Rosinski et Van Hamme, Rosinski, Franquin, Rosinski, et peut-être Franquin.
Il y en avait bien évidemment d’autres, c’est entre 16 et 18 ans que j’ai découvert XIII, la Quête de l’Oiseau du Temps, l’Etoile du désert
Par la suite, j’ai plongé dans le Tiresias de Rossi et Le Tendre, puis la Gloire d’Heradu même tandem. J’ai découvert le Sursis de Gibrat, ou La Terre sans mal de Sibran et Lepage.

Aujourd’hui, je lis peu de BDs, car je n’en ai plus vraiment le temps et je les analyse beaucoup, ce qui me sort de ma lecture. Je ne parviens à avoir une lecture « normale » qu’avec les mangas, peut-être parce que le sens de lecture est inverse et que cela débranche la partie « dessinateur » de mon cerveau, je ne sais pas. J’aime beaucoup le travail d’Urasawa, d’Inoue, et j’ai de l’affection pour quelques séries comme Bakuman, Hikaru No Go ou encore Beck.

Le projet Bleiberg, colorisation de planche 1  © Le Tendre / PeynetDevenir auteur de BD, étais-ce un rêve de gosse?
Oui, en alternance avec pompier, cascadeur et quelques autres professions risquées. Si l’idée de me rompre la colonne vertébrale lors du tournage d’un film, ou de me retrouver brûlé au troisième degré lors d’un combat sans fin contre un incendie, ont fortement diminué ma volonté de me tourner vers ces carrières (sans compter qu’il aurait fallu se mettre au sport…), le dessin, lui, a toujours été là, depuis le début.

La BD, je l’ai découverte à 6 ans avec deux albums, le fils d’Astérix et l’Honneur du Samouraï (Michel Vaillant) que mes parents m’avaient acheté lors d’un séjour durant lequel je m’ennuyais profondément.
A ce moment-là, j’ai été mordu. Ajoutez quelques Gaston et je n’ai rêvé plus que de ça, ou presque.

Devenir dessinateur de BD a-t-il relevé du parcours du combattant?
Je ne sais pas, les choses sont allées raisonnablement vite pour moi, surtout que je suis arrivé au démarrage de cette période dite de « surproduction ». Les éditeurs signaient de plus en plus de projets, j’ai pu faire mes classes chez de petits éditeurs et gagner suffisamment en expérience pour être repéré et signé par des éditeurs plus importants.
J’ai également eu la chance de débuter avec une scénariste - Isabelle Plongeon - qui n’était absolument pas impressionnée par les éditeurs (tout le contraire de moi, alors, j’étais terrifié) et qui a su nous ouvrir des portes que je n’aurais osé pousser tout seul.
Je dirais que le parcours du combattant, c’est surtout de durer une fois qu’on a signé un premier album.

Le projet Bleiberg, recherche de couverture © PeynetQuelles sont selon toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier?
Les grandes joies ? En premier lieu, l’odeur de la colle fraîche d’un album tout neuf que l’on sort de son carton d’expédition, et qui a votre nom sur la couverture. C’était mon rêve, alors le jour où ça se concrétise, cela fait quelque chose, l’espace d’un court instant, avant que toutes nos erreurs de dessin nous sautent à la figure.
Une autre joie : lorsqu’on parvient à exprimer graphiquement ce qu’on a en tête. C’est extrêmement difficile, en tout cas pour moi, alors lorsque je m’en approche suffisamment pour qu’une émotion passe dans mon dessin, c’est une grande joie.
Travailler avec des gens qu’on apprécie, tout simplement, est source de joie…

La principale difficulté ? Trouver la motivation tous les jours de s’y mettre. C’est l’éternel recommencement.
On fait une case, une autre case, une page, une autre page, plein d’autres pages, un album. On fait une case, une autre case, une page, une autre page, plein d’autres pages, un album. Et ainsi de suite.
Cette impression un peu vaine qu’il faut tout recommencer chaque jour, que ça n’avance pas, que ça demande tellement d’efforts qui ne seront pas forcément perçus par le public.
Mais c’est le cas de tellement d’autres professions, n’est-ce pas…
Le projet Bleiberg, work in progress d'une case © Le Tendre / Peynet
Quel(s) conseil(s) donnerais-tu à un jeune désireux d’exercer ce métier?
Ce ne sont pas les meilleurs qui réussiront, ce seront ceux qui ont la carapace la plus dure, ceux qui persisteront, qui s’accrocheront.
C’est tellement exigeant, et les sources de frustrations sont si nombreuses que le simple talent de dessiner ou de raconter ne fait pas tout. Ça aide, mais ça ne fait pas tout.
J’ajouterais également : ne pas tenir compte de tous les conseils que donneront différentes personnes. Il ne faut retenir que ceux qui nous permettent d’avancer dans notre propre direction, et non dans la direction qu’ont envie de nous voir prendre les conseilleurs.
Le projet Bleiberg, work in progress d'une case © Le Tendre / Peynet
Comment as-tu rencontré Serge Le Tendre et comment est née l’envie de travailler ensemble?
L’envie de travailler avec Serge est venue au début des années 2000.
J’avais découvert Tiresias, la Gloire d’Hera, avec Rossi. Je m’étais également plongé dans les errances de Julius Antoine, ou encore L’oiseau noir avec Dethorey. Il y avait bien sûr la Quête, mais la vraie claque fut Tiresias. Tellement d’humanité se dégageaient de ces personnages, tellement d’émotions. Quelle histoire, j’en suis resté scotché, et il me parut évident que travailler avec Serge était une excellente idée.

Le petit problème était que je ne le connaissais pas, et lui non plus. Il a fallu attendre une quinzaine d’années, que Dargaud me contacte à propos de l’adaptation des Vestiges de l’Aube pour laquelle ils cherchaient un dessinateur. Je savais juste que le scénariste était « chevronné », mais j’ignorais son nom à la lecture du découpage.
J’ai apprécié cette adaptation, les émotions qu’il fallait donner aux personnages, c’était tout à fait ce qui me plaisait et ce que j’avais envie de dessiner.

Alors quand j’ai su que Serge avait signé l’adaptation, vous imaginez ma joie. J’ai attendu quelques temps qu’on ait tous les deux un petit verre dans le nez pour lui faire ma déclaration d’amour de dessinateur.
Le projet Bleiberg, work in progress d'une case © Le Tendre / Peynet
Après l’adaptation des Vestiges de l'Aube, tu travailles actuellement sur un autre petit chef d’œuvre de David S. Khara: le Projet Bleiberg… Connaissais-tu ce polar historique avant de penser à travailler à son adaptation?
J’ai lu la trilogie des Projets (Bleiberg, Shiro et Morgenstern) pendant notre adaptation des Vestiges de l’Aube.

J’ai beaucoup apprécié ces lectures, et effectivement, je voyais tout à fait ce qu’il était possible d’en faire en BD. Même si Serge l’a fait beaucoup mieux que moi.

David et Serge travaillaient déjà à cette nouvelle adaptation, mais il n’était pas encore question de moi à ce moment-là, je dessinais déjà les Vestiges.
Le projet Bleiberg, work in progress d'une case © Le Tendre / Peynet
Tu adoptes pour cette série un style très différent de celui des Vestiges de l'Aube. Le rendu des planches est vraiment magnifique et j’avoue avoir un faible pour ton encrage d’une rare élégance… Graphiquement, comment as-tu abordé ce Projet Bleiberg?
J’avais déjà été mon propre coloriste à mes débuts sur des séries d’aventure et d’Heroic fantasy, et cela me plaisait de maîtriser toute la chaine graphique.
Sur mes séries contemporaines, Phœnix et les Vestiges de l’Aube, je me sentais plus à l’aise en ne me concentrant que sur le dessin urbain (ce qui était tout nouveau pour moi) et en délégant les couleurs aux talentueuses Delphine Rieu et Meephe Versaevel. Je craignais de passer 3 ans par album si je faisais tout moi-même.
Et petit à petit, je me suis senti suffisamment à l’aise avec mon dessin contemporain, et comme j’avais gagné en compréhension et en expérience à voir Delphine et Meephe mettre en couleur mon travail, il était temps pour moi de retrouver mes palettes et mes pinceaux.
Comme nous souhaitions, Dargaud, Serge, David et moi, nous démarquer graphiquement des Vestiges de l’aube pour différencier les deux séries, le moment était le bienvenu pour revenir à la couleur directe.

Le projet Bleiberg, découpage de la planche 20 © Le TendreL’apparence des principaux personnages s’est-elle d’emblée imposée ou sont-ils passés par différents stade avant d’avoir celle qu’ils revêtent dans l’album?
C’est toujours un mélange des deux avec moi. Nous sommes rapidement tombés d’accords sur des visages et des carrures, Serge, David et moi, mais même si j’essaye de coller au plus proche de mes « prototypes » lorsque je travaille sur les planches, ils évoluent très vite. Les Jeremy, Eytan et Jacky d’aujourd’hui sont différents de ceux d’hier, c’est ainsi.
Prends Jeremy tel qu’il apparaît sur la première scène, et va à la dernière, tu verras qu’à force de le dessiner, ses traits ont changé petit à petit. Il va continuer d’évoluer, d’ailleurs, au fil des planches et des dédicaces. Il va gagner en épaisseur, en profondeur et en vie.
Ça a toujours été comme ça pour toutes mes séries. Et c’est le cas pour beaucoup d’auteurs. Rien que Gaston, par exemple…

Quel personnage as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Jacky. J’ai essayé de lui trouver une personnalité très attachante dans toutes ses attitudes. Y suis-je parvenu, je n’en sais rien, mais je me suis amusé avec ses mimiques, ses moues.

Le projet Bleiberg, storyboard de la planche 20 © Le Tendre / PeynetEt le fait est qu’elle est très réussie et que ses moues sont particulièrement craquantes…

Difficile de ne pas être attiré par la couverture à la fois superbe, inquiétante et intrigante de ce premier tome… Peux-tu revenir sur les choix qui ont présidé à sa conception?

J’avais fait quelques recherches que j’ai soumises à Dargaud. A la base, on ne voulait pas d’une énième couverture avec une croix gammée dessus. C’est tellement éculé comme concept. Mais l’histoire prenant ses racines dans l’Allemagne nazie, il nous fallait tout de même bien évoquer cette période sur la couverture.
Parmi ces recherches, il y en avait donc une sur laquelle je n’ai utilisé que le rouge, le noir et le blanc. Elle était très dépouillée, il n’y avait qu’une silhouette dans l’ombre qui tendait un bras, laissant apparaître une petite boite, objet important et mystérieux dans l’histoire.
C’est cette proposition que Dargaud a retenue. Nous avons ajouté des soldats nazis en ombre chinoise pour renforcer un peu cette impression inquiétante et voilà, nous avions la couverture…

Mais problème, elle pouvait laisser croire que toute l’histoire se passait en 1940, hors c’est avant tout une histoire contemporaine. Il fallait donc inclure un élément moderne dans la couverture.
En regardant les planches, j’ai trouvé une case dans laquelle apparaissait la voiture sportive de Jeremy. J’ai fait une simulation sur ordinateur en incluant cette case, et cela a plu à tout le monde.
Cette fois, nous avions vraiment la couverture !

Le projet Bleiberg, crayonnés de la planche 20 © Le Tendre / PeynetComment s’est organisé ton travail avec Serge Le Tendre? Du synopsis à la planche finalisée, quelles sont les grandes étapes de votre travail à quatre mains?
Tout commence chez Serge. Avec le roman de David sous les yeux qu’il a lu plusieurs fois, il adapte, il écrit, il recompose. Puis Serge laisse reposer le manuscrit quelques temps afin de laisser les choses se décanter, avant de le retravailler de nouveau, plusieurs fois si nécessaire.
Une fois le découpage de l’album terminé, il me l’envoi.
Commence alors véritablement notre travail à 4 mains et surtout à deux cerveaux : le story board.
Nous nous retrouvons chez l’un ou chez l’autre pendant une semaine, et ne faisons que ça tous les deux. Du matin au soir, nous story boardons l’album, en discutant du découpage, de cadrages, d’idées qui viennent se greffer dessus. Ce travail fait en direct et dans la même pièce est très précieux, car beaucoup de choses se précisent à ce moment-là. On se renvoie la balle, on rebondi sur l’idée de l’autre.
Une fois remis de nos émotions, et chacun chez soi, commence mon long marathon : crayonner les planches, les faire valider par Serge, les encrer et les mettre en couleur, les faire de nouveau valider par Serge, puis les faire valider par François, mon directeur éditorial chez Dargaud.
A la toute fin de l’album, je retouche légèrement quelques cases par informatique, pour différentes raisons : une couleur trop dense, une association de couleur qui ne me convient pas, où tout simplement pour remplacer des bottes par des chaussures à talon parce que je n’ai pas été assez attentif et que j’ai changé en cours de route.

Quelle étape te procure le plus de plaisir dans l’élaboration d’un album?
La mise en couleur ! C’est le moment où je suis en roue libre, tout est déjà tracé, j’ai l’ambiance en tête, c’est vraiment un moment calme et reposant pour moi.

Je suppose que le second tome du Projet Bleiberg est d’ores et déjà sur les rails… Quand donc doit-il paraître?
Il est question d’une sortie en septembre-octobre de cette année. La date n’est pas encore arrêtée, mais l’album est bien avancé.

Le projet Bleiberg, encrage et mise en couleur de la planche 20 © Le Tendre / PeynetParmi tes lectures, quel album de BD aurais-tu aimé mettre en image?
Quartier Lointain de Jiro Tanigushi. Même si je pense que mon approche aurait pu être un peu différente, son thème m’a transporté : revivre sa jeunesse avec toute l’expérience, tout le vécu de l’adulte que nous sommes devenus.

As-tu d’autres projets en ligne de mire?
Pas dans l’immédiat, il y a un tome 3 de Bleiberg à réaliser, et j’ignore encore combien de planches il fera…

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Si tu crois que j’ai le temps d’avoir des coups de cœur… Je ne sais pas comment font mes collègues qui - en apparence - passent leur temps devant des séries TV ou des films, vont au cinéma voir toutes les sorties, jouent aux derniers jeux vidéos… Je n’en ai absolument pas le temps, le temps que je ne consacre pas à ma famille ne sert qu’au travail.


Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Je reviens d’une nuit blanche passée à la maternité, alors comme ça, à brûle-pourpoint…

Félicitation à toi et à ton compagne pour cet heureux événement…

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

Le projet Bleiberg, illustration de la page de garde du tome 1 © Dargaud / Peynet / Le Tendre / Kharaun personnage de BD: Gaston Lagaffe
un personnage de roman: Un jeune dessinateur de BD qui se fait trucider dans Thunder, de David Khara. Puisqu’il s’est fortement inspiré de moi…
un personnage de cinéma: Martin Brody
une chanson: Comfortably Numb
un instrument de musique: Une Fender Stratocaster
une recette culinaire: un radis-beurre avec un verre d’eau
une pâtisserie: un moelleux au chocolat
une boisson: l’eau
une ville: San Francisco
une qualité : Perfectionniste
un défaut: Perfectionniste
un proverbe : « Les cons, ça ose tout, on les reconnaît même au fait qu’ils citent Audiard à tout va ». Mais elle n’est pas tout à fait d’Audiard.

Un dernier mot pour la postérité ?
Salé, le beurre du radis-beurre, hein.

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé… et pour cette enthousiasmante série que tu mets si joliment en scène!
Le Korrigan