Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement?
Non, pas farouchement. Si je devais m’y opposer, ce serait avec malice.
Personnellement je préfère le tutoiement si cela te convient…
Ça me va.
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)
Je suis un gars qui vient tout juste d’entrer dans la quarantaine, pourtant on me prend encore, parfois, pour un étudiant. Mon ventre ne bedonne pas encore pas plus que mes cheveux ne grisonnent. Ils ne tombent toujours pas mais ça va sûrement arriver. Après des études d’arts appliqués, d’architecture et de cinéma, je me suis complètement perdu professionnellement. Et il a fallu 15 ans et un licenciement pour insubordination pour que je me pose LA question, la seule qui vaille la peine : « Marc, (oui, il m’arrive de me parle à moi-même) le temps passe, que veux-tu vraiment faire de ta vie ? » Dessinant un peu mais mal, j’ai toujours aimé la bande dessinée mais je n’en connaissais pas les rouages. Alors je me suis renseigné, j’ai étudié, j’ai rencontré des gens, je suis allé faire des stages pour finalement me rendre compte que l’édition me correspondait parfaitement. J’aime organiser, gérer, rencontrer, mettre en relation, vérifier et décider. Les choses se sont ensuite assez bien enchaînées. Comme par magie, ou chance, les planètes se sont alignées d’elles-mêmes même si pour l’instant il m’est bien difficile de me dégager un salaire. Après quelques mois d’existence et la sortie de « Omar, le Navigateur », il ne servirait pas à grand-chose que je te donne mon numéro de compte. Son encéphalogramme est très très plat.
Enfant, quel lecteur étais-tu ? Quels étaient alors tes auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui?
Je n’ai jamais été un grand lecteur, pourtant j’ai de très bons souvenirs de romans d’enfance : « Tistou, les pouces verts », « Les contes de le rue Broca », « Le prince des mots tordus », « La clef d’or ». J’ai aussi eu la chance d’être abonné à j’aime lire. Un conte russe m’avait particulièrement passionné dans l’un des numéros. C’était l’histoire de trois frères qui faisaient chacun un vœu. Les illustrations étaient incroyables, il y avait une ambiance géniale. C’était un conte, il me faisait rêver. Je ne me souviens malheureusement plus du titre. Et puis il y avait dans j’aime lire les aventures de Tom-Tom et Nana... Pourtant comme beaucoup, mes premiers souvenirs de BD sont Astérix, Tintin et Lucky Luke. J’adorai « Astérix chez Rahàzade » et « L’Odyssée d’Astérix » parce qu’il y avait de l’aventure et de la magie. Mais le 1er album que j’ai acheté avec mes sous, mes petits premiers sous, c’était « Tintin au Pays des Soviets » en version fac-similé. J’avais l’impression d’avoir déniché un trésor. Je l’ai tellement lu et relu… Aujourd’hui, j’aime toujours, peut-être même encore davantage, Goscinny et Hergé, mais d’autres auteurs sont arrivés dans mon panthéon : Pierre Wininger, Edgar P. Jacobs, Peyo, Uderzo mais aussi Bruno Maïorana, Alain Ayroles, Marion Mousse, Pedro Rodríguez, Bernard Yslaire, Benoit Feroumont, Edith, Riff Reb’s, Enrique Fernández, Pere Mejan, etc.
Je continue quand même encore un peu à lire autres choses que des BD. Je remarque cependant que dans chacune de ces lectures, il y a toujours une part d’aventure et de rêves, d’espoirs, de dépassement de soi, d’idéal à atteindre, de quête d’absolu : « L’étrange cas du Dr. Jeckyll et Mr. Hyde », « 127 heures », « Open », « Le fantôme de l’Opéra », l’œuvre de Patrick Süskind et celles d’Arthur Conan Doyle et de H.G. Wells, entre autres.
A quel moment s’est fait l’envie de faire de ta passion ton métier?
Comme j’en ai parlé un peu plus haut : le jour où je me suis fait virer de mon dernier emploi. Assez vite, je me suis dit que c’était un mal pour un bien, une façon terriblement brute et direct de me remettre en question. Avant ça, travailler dans le monde de la BD n’était qu’un vague mirage, un hypothétique espoir, sans que je ne m’en donne vraiment les moyens.
Quels furent les grandes joies et les grandes difficultés qui se sont dressés sur ta route pour monter ta boîte d’édition?
Je crois avoir eu beaucoup, beaucoup de chance. Je n’ai pas du tout galéré. N’ayant que très peu d’expérience et encore moins d’argent, je pensais que la mise en place du financement serait problématique. Piètre communiquant, je suis souvent totalement sincère et transparent lors des entretiens, au risque de me jouer des tours. Mais là, j’ai dû rencontrer le bon banquier au bon moment. Il a été séduit par le projet. Je n’ai pas essayé d’enjoliver les choses, de le séduire, j’ai juste dit la vérité, mes craintes et mes espoirs. Il a vu que j’étais bien entouré. Banco ! Et puis aussi, le bon cabinet d’expertise-comptable, le bon organisme de garantie financière, les bons auteurs, le bon maquettiste, le bon imprimeur, le bon diffuseur, etc. Je partais de zéro et 4 mois plus tard, « Omar, le Navigateur » sort en librairie. Je n’en reviens toujours pas. Il y a quand même en France tout un tas de structures d’accompagnement d’une grande qualité. Merci à elles.
En quelques mots, comment définirais-tu le métier d’éditeur?
C’est un métier de contact même si les gens avec qui je travaille sont parfois loin : Slovaquie, Pays-Bas, Espagne, Danemark, Roumanie, Paris, Nantes, etc. Dieu merci, les e-mails et skype existent. Et puis aussi le traducteur google... Il faut veiller à la bonne avancée des projets, au respect des timings, des échéances de paiements. Il faut anticiper, prévoir, trouver des projets, contacter les auteurs, se projeter. C’est un métier de gestion en fait. Mais ne soyons pas naïf, Il vaut mieux savoir compter quand on est éditeur de BD : calculer le point mort d’un album, le seuil de rentabilité, comparer les devis, être réaliste quant aux chiffres de vente espérée. Il faut être raisonnable et ne pas se lancer à corps et cris dans n’importe quel projet. Il faut choisir et, malheureusement, s’imposer des préférences.
On le devine au nom mais l’Aventure occupera une place de choix dans les titres que vous éditerez… D’où te vient cette passion pour ce genre de récit ? Quelles sont tes références en la matière?
L’aventure, le merveilleux, le frisson et l’angoisse… Que ce soit en littérature, cinéma et peinture, c’est tout ce que j’aime depuis toujours. Parce que grâce à ces genres-là, ont peu parler d’humanité de façon fun et très intelligente. J’ai fait un an à la fac d’art du spectacle à Poitiers, je n’en retiens qu’une seule chose, la multitude de documents empruntés à la médiathèque. Les productions Hammer, le cinéma de Jack Arnold, l’animation en stop-motion, l’expressionnisme allemand, William Turner et tous les romans classiques d’épouvantes… Je ne sais pas si Les Aventuriers de l’Etrange vont durer dans le temps. Je le souhaite, mais je reste les pieds sur terre ; tant de structures éditoriales mettent la clef sous la porte après 2, 3 ou 4 années d’existence malgré pourtant la publication de très bons titres. Moi, je ne suis pas très expérimenté, mon réseau n’est pas encore très étendu, j’essaie de faire au mieux avec le maximum de bon sens et d’humilité, en écoutant les conseils mais en restant droit dans mes bottes. Qu’en sera-t-il des Aventuriers de l’Etrange dans plusieurs mois, je n’en sais rien, je veux juste travailler avec des auteurs que j’admire et faire de belles BD. Celles que, moi, je lirais. Après, advienne que pourra. Si je suis cohérent avec moi-même, ma ligne éditoriale le sera forcément. C’est très important. Toute ma vie, j’ai essayé de faire ce qu’on attendait de moi, avec gentillesse, sans jamais blesser personne… pour finalement n’arriver nulle part. Alors, maintenant, je ne sais pas exactement où je vais, mais cela n’a plus d’importance. Suis-je sur un petit sentier rocailleux, une autoroute dégagée ou le chemin de brique jaune ? Peu importe. Avec de bonnes chaussures et une volonté farouche, j’ai l’idéalisme de croire qu’on peut aller partout.
Le premier album publié, Omar le Navigateur, vient de paraître sur les étals… Comment est née ce projet d’éditer cet album enthousiasmant du talentueux auteur espagnol Pedro Rodriguez à qui on doit notamment le délicieux Macabre ou les Aventures du jeune Jules Verne?
« Macabre », « La Porte entre les monde », « Les lutins et le Cordonniers ». Que des chefs-d’œuvre par un auteur sous-estimé ! Lorsque l’idée de créer une structure éditoriale est née, j’ai fait une liste d’auteurs dont j’admirais le travail et avec qui, dans l’absolu, j’adorerai travailler, sans me soucier de savoir si c’était possible ou non. Dans cette liste, il y avait Pedro Rodríguez. Ne pouvant pas lui proposer de création par manque de solidité financière, je me suis rendu compte que sa 1ère œuvre (« Omar, el Navigante : Jinn-el-Raís ») n’avait pas quitté l’Espagne. Nous avons échangé plusieurs messages. Dieu merci, Pedro parle très bien français. Et quelques semaines après, je suis allé lui rendre visite chez lui à Mataró non loin de Barcelone. Il m’a raconté « Omar » dont il avait récupéré les droits suite à la faillite des éditions Ariadna. Il avait également une traduction française de très bonne facture déjà prête, nous nous sommes mis assez facilement d’accord sur les conditions d’un contrat à venir. C’était fin septembre ou début octobre 2017. En discutant avec Pedro, je me suis rendu compte que « Omar » pouvait être rapide à faire. Il fallait une nouvelle couverture, une nouvelle maquette mais ce n’était dans l’absolu pas très compliqué. Dans mes prévisions initiales « Omar, le Navigateur » ne devait être ma première publication mais elle s’est imposée d’elle-même. Elle est passée devant. De retour en France, j’ai lu très attentivement « Omar ». Et il était encore mieux que ce que j’imaginais. Il était exactement le type de BD que j’affectionne. Il donnait le ton parfait, celui que je souhaitais pour définir la ligne éditoriale des Aventuriers de l’Etrange. Il est arrivé pile au bon moment. Parfois, on ne sait pas pourquoi, toutes les planètes s’alignent…
Et puis aussi, j’avais aimé l’attitude de Pedro Rodríguez, il n’essayait pas de me forcer la main pour me refourguez un vieux truc datant de 10 ans. Il ne me prenait pas de haut, il n’était pas condescendant. Il était simplement d’une extrême gentillesse. Il m’a présenté sa compagne et sa fille, il m’a montré là où il travaillait, ses projets en cours ; on a discuté de la BD en générale, de nos aspirations, de la vie. J’ai toujours aimé les albums de Pedro car son trait transpire la bienveillance, la générosité et la sincérité. C’est difficilement explicable mais j’ai toujours ressenti ça à la lecture de ses œuvres. En le rencontrant, je me suis aperçu que l’homme était complètement en accord avec son trait. S’il avait été un gros c** prétentieux, jamais je n’aurais travaillé avec lui. Peu importe la qualité de son travail.
Peux-tu nous parler des prochains titres à paraître aux éditions des Aventuriers de l'Etrange et de ce qui t’as attiré dans chacun de ces albums?
Le 25 mai sortira « Et le Village s’endort… » C’est également la traduction d’un ouvrage espagnol. Il date de 2016. Xulia Vicente et Núria Tamarít en cosignent les dessins et le scénario. C’est un conte moderne, drôle et cruel se déroulant dans un petit village en bordure de forêt. Il y a des hommes-loups, une sorcière, des potions magique et des villageois pas forcément bien sous tous rapports. L’histoire est riche, elle a de nombreux niveaux de lecture. Et puis j’adore le trait des deux auteurs. Suite à ma lecture de l’excellent « Avery’s blues », je m’étais renseigné sur Núria Tamarít et son travail. C’est là que j’ai découvert « Duerme Pueblo ». J’ai fait une commande Amazon en Espagne. Le livre est arrivé, j’ai adoré et j’ai contacté la maison d’édition pour récupérer les droits. Nouveau coup de chance, les éditions La Cúpula étaient présentes au festival de BD d’Angoulême. On s’est vu, on s’est entendu.
Mais LE projet, celui qui m’a fait me décider à me lancer dans l’aventure de l’édition de BD est en cours. Il s’agit de la réédition de la trilogie Victor Billetdoux de Pierre Wininger. Elle date de (1978-82) et n’est plus disponible. J’ai tellement d’admiration pour le travail de Pierre Wininger depuis toujours... Sauf, que ce ne sera pas une simple réédition. La trilogie sera entièrement recolorisée car, à l’origine, le 1er tome était en NB et les 2 suivants en couleur. Là, nous sommes en train de faire une uniformisation pour que l’œuvre de l’auteur soit magnifiée. C’est la talentueuse Marie Galopin qui s’y colle, coloriste dont j’avais inscrit le nom sur ma liste idéale des gens avec qui je souhaitais travailler. Le 1er tome « La Pyramide oubliée » sortira fin août. C’est une enquête d’aventure à la frontière du fantastique et se déroulant au tout début du XXème siècle entre Le Caire et Paris. C’est un peu Indiana Jones qui rencontre Adèle Blanc-Sec qui rencontre Blake et Mortimer. J’ai vraiment hâte que l’album sorte, d’autant qu’Henri Filippini signe une inédite et touchante préface.
Et puis enfin, bien que rien ne soit encore complètement calé, nous planchons sur une refonte de « Macabre » (Pedro Rodríguez) pour une éventuelle réédition fin 2018. De façon complètement improbable, ce magnifique album n'est plus édité. Des dessins formidables, de la grande littérature d’épouvante, le top pour Halloween !
Quel auteur rêverais-tu de faire signer et quel album aurais tu adoré éditer?
Il y a tant d’auteurs avec qui j’aimerais travailler… en gros, ceux que j’ai cité plus haut. Mais il y en a un qui me semble complètement inatteignable parce qu’il s’est retiré du monde de la BD. Ça me désole tant son talent est immense : Bruno Maïorana ! Mais je crois que c’est un râleur, un gentil râleur mais un râleur quand même. Il y a quelques années, il m’avait accordé 2-3 bonnes heures pour me parler de son métier. Son discours était tellement direct, tellement franc… Justement, s’il y a bien un album (ou plutôt 6) que j’aurais rêvé d’éditer c’est bien la saga « Garulfo » du grincheux Bruno Maïorana.
Qui a dessiné le sympathique logo des Aventuriers de l'Etrange?
Après discussion de ce que je souhaitais publier, le transfert de quelques images références, et l'échange autour de tentatives de logo dans mon coin, la société de communication O+graphisme m'a proposé plusieurs versions. J'ai choisi celle-ci qui avait également leur préférence. C'est également O+graphisme et leur collaborateur qui s'occupe de la maquette et lettrage des ouvrages des "Aventuriers de l'Etrange". Nous avons un excellent relationnel, très franc, très direct. J'en suis très heureux.
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur?
Ah c’est dur… J’ai redécouvert « Y a-t-il un pilote dans l’avion », une merveille de déconnade. Plus récent, je suis également sorti charmé de « La forme de l’eau » et « L’île aux chiens ». Niveau jeu vidéo, je me fais, 8 ans après tout le monde, « Super Mario Galaxie 2 », j’ai 10 ans lorsque je joue à ce jeu-là. C’est top ! Sinon, j’ai été initié au jeu de société « Puerto Rico ». D’ailleurs, je cherche des nouveaux challenger, si tu es dispo… Mais si je ne devais vraiment garder qu’un seul coup de cœur, ce serait Maria Surducan, Son travail est formidable. Il y a de la poésie, de la délicatesse et de la magie dans son trait. Il faut vraiment que je travaille avec elle.
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Il y en a tellement…
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…
un personnage de BD : Le petit capitaine de « Ratafia » (Pothier / Salsedo)
un personnage de roman: Thomas Brout, le philosophe de « Vij » (N. Gogol)
un personnage de cinéma: Alfred, le jeune disciple du « Bal des Vampires »
une chanson: « Lose yourself » (Eminem)
un instrument de musique: un Djembe
un outil de dessinateur: un crayon 6B
un jeu de société: 7 wonders duel
une découverte scientifique: Le football ?
une recette culinaire: Les frites au micro-onde
une pâtisserie: Un fondant au chocolat
une boisson: de l’eau
une ville: Wellington
une qualité: L’humour
un défaut: La mauvaise haleine
un monument: Le centre Pompidou
un proverbe: Qui aime bien châtie bien
Un dernier mot pour la postérité?
« Savez-vous danser la Carioca ? »
Un peu, mais seulement après un doigt de whisky…
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé!