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Entretien avec Eric Albert
Interview accordée aux SdI en octobre 2018


Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Avec plaisir.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?
Pas de problème, tu peux me dire vous.
Non, bien sûr, on se tutoie.

Merci bien… Un « tu » m’aurais tôt ou tard échappé…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans?)

Bien décidé à devenir dessinateur de bande dessinée dès mon plus jeune âge, j’utilisai pour cela un parcours approprié : études de droit, vendeur de moquettes, standardiste dans un Office HLM, etc.

En ces temps reculés le service militaire existait encore, je fus donc appelé sous les drapeaux et mes brillants débuts furent interrompus. Mais mon incontestable don pour le dessin fut vite repéré et mis en valeur par l’armée, me permettant de remplir pendant un an des formulaires et autres bordereaux à la Cartothèque Militaire de Levallois-Perret.

Louise Petibouchon, rough de la case 7 de la page 1 © Eric Albert / Jean DepelleyMalgré ce quasi exil et ces conditions extrêmes –habitant alors le sud du département estampillé 92 et non le nord d’icelui, je ne pouvais pas rentrer plus d’une fois par jour chez moi- je mis à profit un emploi du temps somme toute allégé pour fréquenter les cours du soir de l’École Supérieure des Arts Appliqués Duperré.

Après avoir servi la Patrie pendant douze mois, je réussissais alors, grâce à des complicités internes et inavouables, à squatter les cours de modèle vivant des Beaux-arts de Paris (oui, il y avait encore de la représentation figurative tolérée dans les catacombes des Beaux-Arts à l’époque, mais cette perversion vivait, heureusement pour le Vrai Art, ces dernières années). Je persévérais en parallèle dans des métiers qui ne pouvaient qu’enrichir ma formation pour devenir créateur de petits mickeys. Les plus représentatifs étant sans doute manutentionnaire dans une usine de yaourts, et relation publique dans une mairie.

Grâce aux sommes considérables accumulées par ces labeurs enrichissants, je parvenais à me payer un an de cours d’arts graphiques à l’Atelier Baudy à Paris. Mille remerciements au passage à mon Bon Maître, enseignant le modèle vivant, monsieur Leidner.

Encore étudiant en cet établissement devenu, sans doute grâce à mon passage, prestigieux, j’eu l’opportunité de rencontrer quelqu’un qui connaissait une personne qui savait qu’un type recherchait un quidam connaissant un dessinateur qui voudrait bien consentir à réaliser des illustrations pour un livre publié par monsieur et madame Hachette.

Ce fut mon premier contrat professionnel et le début d’une carrière qui me rendit célèbre jusque chez mon beau-frère.

Walt Disney étant déjà mort, ce n’est pas lui qui décida de me contacter quelques années plus tard pour participer à la réalisation de dessins animés en parallèle de mon métier d’illustrateur.

Ces diverses occupations, certes liées au dessin, ne me laissait pas le temps de revenir à ma vocation première.

Mais, alors que je terminais un ouvrage aux (épatantes) éditions Comédia, le goût très sûr des éditions Delcourt me permit finalement de tenir cette promesse que je m’étais faites étant adolescent : « réaliser de la figuration narrative » (ce qui fait plus chic que « faire de la BD », convenons-en.)

Pour le numéro de carte bleue, il faut demander à mon scénariste, il ne me l’a toujours pas rendue.

Pas de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans. En revanche, voir avec mon éditeur pour ceux au Liechtenstein et à Trinité-et-Tobago.

Prof aussi à l’AtelierBD, au CESAN à Paris et à l'École du Crayon de Bois de Limoges.

Louise Petibouchon, rough de la case 9 de la page 12 © Eric Albert / Jean Depelley Enfant, quel lecteur étais-tu? Quels étaient alors tes auteurs de chevet et quels sont-ils aujourd’hui? Un auteur en particulier a-t-il fait naître ta vocation?
J’avais la chance d’avoir un père journaliste, qui rapportait tous les soirs tous les quotidiens, et toutes les semaines tous les hebdos, pour faire une revue de presse. Je vous laisse deviner, oui, il devait revenir tous les mois avec les mensuels.

En cette époque bénie (c’était forcément mieux avant) la presse était envahie par la bande dessinée. Disons accueillait une multitude de BD, ce qui est moins négatif.

De toutes sortes.

Strips américains : Mandrake ; Le Fantôme du Bengale, etc. Anglais : Modesty Blaise ; Andy Capp… Français : 13, rue de l'Espoir ; Ulysse de Lob et Pichard Dargaud (révolution sexuelle oblige, années 70, impensable de nos jours dans un journal à grand tirage. Le journal à grand tirage étant d’ailleurs également impensable de nos jours …)

Donc une opportunité de lire des bandes dessinées infiniment variées. Sans compter qu’on avait la chance d’être abonnés, mon frère à Spirou, ma soeur à Pif Gadget, moi à Tintin. Un cousin très proche à Pilote. Le grand chelem...

Cerise sur le gâteau, on avait le soir même de leur sortie, avec la pile de journaux, les albums de ce qui n’était pas encore des classiques (Tintin, Astérix, Lucky Luke…)

Louise Petibouchon, rough de la case 2 de la page 12 © Eric Albert / Jean DepelleyBref, un goût éclectique, forgé par une offre incroyable…

En une époque où les lecteurs de bande dessinée étaient considéré comme des attardés mentaux, et où les reproches fait à la BD étaient les mêmes que ceux fait au Manga actuellement (violence, stupidité, stéréotypes, pas de vrais livres etc.) mon père n’était donc pas du tout représentatif de son époque. Ceci expliquant sans doute cela, il dessinait énormément à ses heures perdues (expression idiote). Mais surtout, il ne nous apprit que peu de temps avant sa mort qu’il avait été, pendant quelques années, dessinateur professionnel.

Donc, non, je ne citerai pas un auteur en particulier m’ayant marqué étant gamin. Et plus tard, des admirations cycliques, des engouements ponctuels… ou persistants.
Mais trop de noms à citer.

Devenir auteur de BD, étais-ce un rêve de gosse? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant?
Il n’y a pas si longtemps, je me suis rendu compte de ce qui peut sembler être une incroyable prétention.

Mais, aussi loin que je puisse remonter dans mes souvenirs, comme on dit dans les mauvais livres, ou les interviews, il m’est apparu un truc évident. Je disais jusque là quand on me posait ta fort pertinente question, et comme pas mal de mes confrères, que depuis tout petit je voulais faire de la bande dessinée. Ou selon la formule clin d’œil que « je dessinais déjà des bandes dessinées dans la marge de mes cahiers. »

Mais en fait, c’est bien plus grave, docteur. J’ai réalisé qu’étant petit, dans ma tête, j’étais dessinateur de bande dessinée. Comme j’étais brun, par exemple. C’était comme ça. Un état de fait. Ce n’était pas de la prétention. Mais une évidence. Étonnant, non ?

Pour le parcours du combattant, voir le premier paragraphe ou, si c’est au pied de la lettre, le centre de recrutement de l’Armée de Terre le plus proche.

Louise Petibouchon, scénario de de page 10 © Eric Albert / Jean DepelleyQuelles sont les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
On ne fait rien et on est grassement payé. Si on n’est pas assez payé, on n’a qu’à faire un autre métier. Un vrai, celui-là.
Ça, c’est la version d’un célèbre éditeur, me dit-on dans mon oreillette ? Ah oui, tiens…
Alors, ma version, c’est de vivre une passion, et de ne pas trop trahir le gamin qui ne lisait pas des bandes dessinées, mais entrait littéralement dedans.

Les difficultés ? La paupérisation tant signalée et si réelle du métier.
Je laisse Monsieur Benoît Peeters ( là, oui, je dis Monsieur) résumer parfaitement ce que beaucoup non seulement pensent, mais vivent :
« On est dans un paradoxe. On donne aux auteurs toute la précarité d’un statut d’artiste ou d’auteur et on attend d’eux en même temps toute la rigueur d’un ouvrier et d’un professionnel respectant les délais... C’est une régression énorme : on a voulu que la bande dessinée soit reconnue, et si le résultat est simplement de donner la précarité des autres artistes à des gens qui doivent être des professionnels, c’est un bilan sinistre. »

Louise Petibouchon, pré-storyboard de la planche 10, version 1 © Eric Albert / Jean DepelleyComment as-tu rencontré Jean Depelley avec qui tu viens de signer Perdreaux aux Pruneaux, premier tome des enquêtes de Louise Petibouchon?
Sur un salon … de bande dessinée, ce qui prouve notre originalité foncière.

Nous nous vîmes, nous nous plûmes. Pourtant, nos univers sont très éloignés. Jean est, entre autres, un des deux grands spécialistes de Jack Kirby (les autres croirons être le deuxième, ça marche toujours). Moi, je croyais au début qu’il s’était trompé de prénom et qu’il parlait du détective créé par Alex Raymond, Rip Kirby… C’est vous dire que ce n’était pas gagné entre nous.
Le polar des années 40-60 nous est apparu comme un premier point commun. Le polar français des années 50 encore plus. Les bande dessinée des mêmes années itou. Polar plus bande dessinée, Gil Jourdan évidemment.

On décide de bosser un jour ensemble. Mais vu le nombre de fois où ce genre de promesse dans ce métier, ou d’autres (des vrais, ceux-là) finalement reste un vœu pieu, un enthousiasme vite oublié par le quotidien… Eh bien non, pas cette fois !
Jean m’a envoyé un scénario peu de temps après. Découpé, mais par planche, pas par case. Ce qui est normal, c’était pour avoir mon avis, savoir si on était raccord…
Il m’avait fait un sacré cadeau, et une sorte de surprise. J’en fis autant, je lui envoyais rapidement deux planches et deux ou trois storys.
Ma modestie dut-elle en souffrir (ça c’est une clause de style, j’étais super fier) Jean a eu l’enthousiasme trop rapide et spontané pour que ce ne soit « que » de la politesse.

Comme il n’avait donc pas fait le découpage par case, il n’y avait pas de dialogues. Seulement quelques pistes, des « proto-dialogues ». Et comme j’apprécie énormément le dialogue, en faire (sur des projets en solo), en lire (théâtre, roman), en entendre (ciné, théâtre itou of course), bref, j’ai fait le découpage et forcément les dialogues de ces premières planches.
Réaction de Jean : « continue, tu fais les dialogues mieux que moi ! » Dont acte, merci monsieur Jean ! Et quel bonheur.

Louise Petibouchon, pré-storyboard  de la planche 10, seconde version © Eric Albert / Jean DepelleyCiné, romans ou BD, quelles sont vos références en matière de polars des années 50?
Cinéma :
Tellement de choix…
Bien sûr les incontournables, « Touchez pas au grisbi », « Razzia sur la chnouf », « la Vérité sur Bébé Donge », « Voici le temps des assassins », « 125, rue Montmartre », « Le Deuxième Souffle » (celui de Melville, surtout pas le remake !), « le Désordre et la nuit » …Pour les français. On ne peut pas ne pas citer « les Tontons flingueurs ». Plus méconnu « Maigret tend un piège ».

Tillieux connaissait bien sûr ces films par cœur.
Le polar américain aussi, of course, même si pour Louise Petibouchon on tend vers le polar français, on ne peut pas l’occulter. « La Soif du Mal », « la Mort aux trousses », « Autopsie d’un meurtre », « le Criminel »…

Aparté. Rien de plus beau pour moi que le noir et blanc. En dessin, photo, cinéma…Je dois voir en noir et blanc depuis ma naissance, en fait. Je fais des captures d’écran de certains films n&b pour étudier la lumière, le travail de ces grands chefs opérateurs, et aussi… pour le simple plaisir esthétique, visuel. Ainsi, j’ai fait des dizaines de captures d’écran du Troisième Homme, de Carol Reed. Des éclairages à tomber… S’il n’y avait pas le mantra des éditeurs « le n&b ça ne se vend pas », j’aurais bien aimé Louise Petibouchon en noir et blanc. Pourquoi pas au lavis ? Peut-être une version au trait n&b en A3 un jour…

Louise Petibouchon, storyboard de la planche 10, première version © Eric Albert / Jean DepelleyRomans :
Idem, foultitude… Simenon, bien sûr, et pas que les Maigret. Les Frédéric Dard… et pas que les San Antonio. Léo Malet. Certains Exbrayat. L’incontournable Lady, mais pas la plus mauvaise, Agatha Christie. Évidemment Peter Cheney, Raymond Chandler, James Hadley Chase, Mickey Spillane... Un chouchou moins connu, Fredric Brown.

Bande dessinée :
Re-citons Tillieux et Gil Jourdan, mais aussi le « proto » Gil Jourdan, Félix. Le chaînon manquant, Marc Jaguar. Valhardi . Blake et Mortimer. Tintin, tout simplement (« L’Affaire Tournesol » en particulier). Certains Tif et Tondu. Certaines ambiances de « La Patrouille des Castors »… Les « à la manière de » de Ted Benoit ( Ray banana).

Comment as-tu composé l’apparence de Louise… S’est-elle d’emblée imposée ou est-elle passée par différente étapes avant de revêtir celle que l’on connaît?
Globalement, puisqu’on voulait s’ancrer dans le franco-belge fin 50, une sorte d’évidence s’est imposée graphiquement. Mais attention, on ne voulait pas, et on ne veut toujours pas, faire du sous Gil Jourdan. Ni un pastiche, ni un « à la manière de ». Notre idée, c’est d’être dans une atmosphère, une sorte d’ambiance plus ou moins fantasmée de ces années. Pas dans une reconstitution tatillonne. Les « crétins spécialistes » pullulent, particulièrement pour la guerre 39-45 ou les guerres napoléoniennes, et ne nous intéressent pas. Je ne lis jamais les critiques, encore moins les forums, terrain de prédilection des « spécialistes qui n’ont que ça à faire ». Il y aura toujours des remarques, j’en prends le pari, sur tel bâtiment de Limoges qui n’est pas conforme à 1959. J’ai fait du dessin documentaire pendant quinze ans. Je sais ce que c’est que la documentation, et comment s’en servir. J’utilise donc cette expérience pour Louise Petibouchon. Mais en m’autorisant des entorses si celles-ci restent crédibles. Mon Bon Maître, René Leidner, que je cite plus haut, disait à propos du dessin de nu : « il ne faut pas faire vrai, il faut faire vraisemblable. » Pour la reconstitution, c’est exactement pareil.

Louise Petibouchon, storyboard de la planche 10, seconde version © Eric Albert / Jean DepelleyTout ça pour répondre à ta question : il y a peu de jeunes femmes dans la bande dessinée franco-belge à l’époque évoquée par Jean et moi, fin 50. Pour différentes raisons, mais c’est un autre débat. Deux jeunes femmes malgré tout, évidentes, Queue-de-Cerise, forcément, puisque Gil Jourdan. Et Seccotine, avec Spirou. En plus, ce sont deux « caractères ». J’y rajoute rapidement Pompon, de Modeste et Pompon (là, caractère moins tranché, quoique…)

Bref, je grifouille une sorte de Queue-de-Cerise avec les yeux de Seccotine. Pour voir. Je saupoudre d’une pointe d’un de mes fantasmes d’adolescent (qui colle bien sûr avec le look de l’époque) Audrey Hepburn. J’envoie à Jean, qui tout en retenue, me dit : « YES ! »

Donc ceux qui remarquent une parenté avec Queue-de-Cerise, je dis oui, mais… Oui, mais pas que (pas que Queue devrais-je dire) ; et ont-ils bien observé ? Queue de Cerise n’a jamais la même apparence, le même look, la même taille, ni même la même tête, sans parler de la coiffure, dans les différentes aventures de Gil Jourdan…

Hommage appuyé à la BD franco-belge, le style que tu adoptes pour cet album s’avère très différent de celui de tes précédents albums… Qu’est-ce qui a motivé ce changement radical de style?
Louise Petibouchon, storyboard de la planche 10, troisième version © Eric Albert / Jean DepelleyUn retour aux sources. Et faire avec Jean ce dont on avait envie. Ça passe ou ça casse.
J’ai beaucoup pratiqué un style proche de celui de Louise Petibouchon il y a, disons vingt-cinq ans. Après, j’ai eu des commandes, dans les styles les plus divers. Que je ne renie pas du tout, bien au contraire. Ça permet d’élargir sa palette, de compléter sa technique. Et ça évite de tourner en rond, de rester dans sa zone de confort. Et, ayant été baigné dans de multiples styles, je continue en en apprécier, en tant que lecteur ou dessinateur, de multiples. Admirer Sempé n’exclut pas d’admirer Berni Wrightson. Bien au contraire, la vue de l’un nourrit la vision de l’autre.
En plus, j’ai beau aimer le steak frites, matin, midi et soir ça aurait tendance à me lasser. Bon, disons la salade bio pour ne pas me couper des lecteurs vegan. Eh bien le dessin, c’est pareil. Si je faisais toujours le même style, non seulement je n’apprendrais rien, mais je m’ennuierais terriblement, profondément.
Et comme ce style graphique nous semblait ne pas être du « sous Tillieux », mais également et surtout ne pas provoquer de hiatus avec nos envies et la logique narrative et visuelle de l’histoire, on a vite été d’accord. Le Long Bec a bien compris ça, ils nous ont répondu positivement dès le lendemain de notre envoi. Roger Seiter, entre autres a précisé qu’il avait aimé ce mélange entre classicisme et modernité, non seulement dans le trait, mais aussi dans les cadrages. Ne pas être hors époque référente, mais ne pas être vieillot. Tout ce qu’on avait voulu faire, il l’exprimait fort bien. Avec Jean, pour fêter ça, on reprit un énième verre d’eau minérale syldave.

Louise Petibouchon, crayonné de la page 10 © Eric Albert / Jean DepelleyComment s’est organisé votre travail à quatre mains sur l’album? Du synopsis à la planche finalisée, quelles sont les différentes étapes de la création de cet album?
Comme je l’explique plus haut. Comme ça a l’air de plaire à tout le monde, scénariste, dessinateur, éditeur, et que sans forfanterie les retours sont vraiment bons, on a décidé de continuer comme ça. Jean fait un scénario, découpé par planche. Pas ou peu de dialogues, sauf pour certaines parties plus techniques (par exemple la fabrique de gants dans le deuxième volume). Je découpe en cases en faisant le story et je dialogue en même temps, c’est totalement lié, enchevêtré dirais-je. Retour de Jean, échanges, modifs bien sûr parfois (j’en accepte pour qu’il me rende enfin ma carte bleue).

Quelle étape te procure le plus de plaisir?
Quand l’éditeur me fait un virement depuis Trinité-et-Tobago.
Avant cela, s’il y a en effet différentes étapes, ce n’est pas une compétition entre moi et moi. Je sais qu’on est habitué à une société qui cherche à tout hiérarchiser … Même ce qui ne peut par essence pas l’être (les actrices, les romanciers, etc.)

Le story, et le découpage par conséquent, demande une attention spécifique, c’est là où se crée réellement la bande dessinée. Ce n’est pas péjoratif pour le scénariste et le scénario. Mais c’est là où ça prend vie. C’est très passionnant, et… épuisant. Il faut penser à tout : mise en scène, cadrages, plans, forme des cases, circulation du regard, dialogues, jeu des acteurs, lignes de force, composition de l’image, etc. L’excellent Émile Bravo parle d’état de transe pendant cette étape. Je confirme. Besoin d’être dans une bulle. Quelques heures de boulot, mais intense, dont je sors rincé.

Après, le dessin, c’est du plaisir, de la technique aussi. L’encrage de la technique surtout, du plaisir un peu, heureusement.

Donc, pas de hiérarchie, mais des zones du cerveau très différentes qui fonctionnent pour ces différentes étapes. Avec leurs contraintes et leurs satisfactions, elles aussi fort différentes.

Louise Petibouchon, encrage de la page 10 © Eric Albert / Jean DepelleyDans quelle ambiance sonore travailles-tu habituellement? Radio? Musique de circonstance ou silence monacal?
Comme je te le disais, sans faire de hiérarchie sur telle ou telle activité, ça va dépendre de ce que je fais. Pour le story, bulle totale. Si je suis tout seul, pas de son. S’il y a du bruit à la maison –où je travaille-, même un bruit « normal », quotidien, je m’isole, casque à fond. « Les Vêpres » de Rachmaninov, souvent. En tout cas, pas d’émission parlée. Pour le crayonné, souvent France Culture, parfois France Inter. Là, surtout des émissions parlées donc. Pour l’encrage, idem. Ou toute sorte de musique (baroque en tête).

Outre Louise, quel personnage as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène?
Roseline, qui a pris une importance qu’elle n’avait pas du tout à l’origine. À tel point qu’elle n’était pas prévue dans le tome 2. Au bout d’une dizaine de planches de ce deuxième tome, on a eu tellement de regrets avec Jean, qu’il a réussi à la caser dans les deux dernières planches ; et je la mets en figurante dans une case vers le milieu de l’album , faute de mieux ! Elle nous manquait trop. Impensable de ne pas avoir Roseline, dorénavant. D’ailleurs, pareil pour Gérard, le journaliste.

Après ces trois enquêtes où Louise a pu montrer l’étendue de son talent d’enquêtrice et son sens de la répartie, peut-on espérer la suivre dans de nouvelles aventures?
J’ai donc anticipé ta question dans le paragraphe précédent. Je viens d’évoquer le tome 2, il en est à la moitié. Ce qui fait plaisir, c’est que l’éditeur nous parlait déjà du deux, alors qu’on en était qu’à la moitié du premier !


Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur?
Un livre « E = mc2, l’équation de tous les possibles » de Christophe Galfard
Les chroniques de Guillaume Meurice, sur Inter.


Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Pourquoi Louise Petibouchon est-elle brune, je préfère les blondes ?
Oui, mais si elle voulait le rôle, elle devait se teindre en brune.
En fait je préfère les brunes, et je ne voulais pas lui imposer de se teindre en blonde.


Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…


Louise Petibouchon, planche 10 finalisée © Eric Albert / Jean Depelleyun personnage de BD : Rantanplan
un personnage de roman: l’Idiot
un personnage de cinéma: Antoine Robinaud
un personnage de polar: César Pinaud
une chanson: Ipo I Taï Taï I
un instrument de musique: Le Gaffophone
un outil de dessinateur: La gomme mie de pain
un jeu de société: Le Parrain
une découverte scientifique: Le biface
une recette culinaire: La morue au fraise
une pâtisserie: Le pet de nonne
une boisson: Le Loch Lomond
une ville: Xanadu
une qualité: La modestie
un défaut: La modestie
un monument: Tillieux
un proverbe: « Ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu. »


Un dernier mot pour la postérité?
Argh…

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé…
Merci à toi, et à ceux qui vont avoir le courage de lire tout ça…
Le Korrigan



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