Bonjour et tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien et de nous consacrer une partie de votre temps si précieux !
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? (âge, passions, études, parcours …)
Bonjour, je suis québécois, auteur de bandes dessinées et dessinateur de quelques séries d’albums dont
Les Liaisons dangereuses préliminaires avec Stéphane Betbeder au scénario. J’ai à mon actif une quinzaine d’années de pratique et une vingtaine d’albums, certains seulement au dessin, d’autres au scénario, au dessin et à la couleur. Je viens du milieu du jeu vidéo et de l’animation 3D, mais être auteur BD a toujours été mon objectif à atteindre.
Au moment de la sortie de Saint Germain, vous aviez déclaré que Djief resterait chez Soleil et que Bergeron (votre vrai nom) vous permettait de passer chez d’autres éditeurs. Les Liaisons dangereuses préliminaires paraissent chez Glénat, se déroulent à la même époque que Saint Germain et pourtant vous signez Djief…une explication à ce grand mystère !!! ?
Faire carrière en jonglant avec deux noms n’était pas l’idée du siècle (à moins de se nommer Jean Giraud/Moébius et d’avoir son talent !). Les lecteurs ne s’y retrouvaient plus et les bibliothécaires à l’indexation me maudissaient… Il faut dire qu’à l’époque, je poursuivais deux séries en même temps chez deux éditeurs différents et pour ménager les sensibilités de certains, j’avais convenu de procéder ainsi. Mais comme je le mentionnais plus tôt, ce fut une mauvaise idée et je m’en suis rendu compte assez vite. Voilà pourquoi, tous mes autres projets par la suite ont conservé la signature Djief, et ce peu importe la maison d’édition.
Stéphane Betbeder et vous partagez de nombreux points communs : vous avez tous deux travaillé sur les mythes (Inlandsis et Le Crépuscule des dieux), l’anticipation et la science-fiction (2021, White crows), des bds historiques (l’Apache et la cocotte, Broadway), alors comment vous êtes-vous rencontrés ? par l’intermédiaire de votre éditeur Glénat ou à l’initiative de l’un de vous ? Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce projet?
Cette observation concernant la similitude des sujets abordés au début de nos carrières respectives est très juste. Par contre je dois vous avouer que je ne connaissais pas Stéphane avant notre collaboration sur
Les Liaisons. Stéphane avait signé avec Glénat pour cette trilogie sans avoir de dessinateur associé. Et c’est grâce au concours de Frank Marguin, éditeur chez Glénat, que nous avons été présentés. De mon côté,
Les Liaisons dangereuses de Laclos fait partie de mes lectures adolescentes et ma fascination pour cette œuvre reste entière encore aujourd’hui. À la lecture du script de Stéphane, j’ai su immédiatement que je ne pouvais pas refuser ce projet.
Etant donné que vous êtes également scénariste parfois de vos propres albums (White Crows, Broadway), avez-vous participé au scénario en insufflant des idées ou des propositions de développement ?
Pas sur le premier tome, qui était déjà bouclé au scénario lorsque j’ai été approché par Glénat, mais sur le tome 2 et 3, Stéphane a eu la délicatesse de me demander mon avis sur l’enchaînement des événements et l’angle d’attaque du récit. Mais ultimement, c’est lui qui est à la barre de l’histoire. Moi, je me contente de mettre mon grain de sel sur la mise en scène.
Travaillez-vous de la même façon avec Thierry Gloris, Nicolas Jarry et Stéphane Betbeder, ou chaque collaboration est-elle une nouvelle manière de fonctionner?
C’est assez similaire, dans la mesure où Thierry, Nicolas et Stéphane abordent leurs scénarii de la même manière, avec un découpage très structuré, décrit case par case. Dans les trois cas, je me suis toujours permis de faire des propositions sur le rythme, le découpage et le jeu des personnages. On en parle entre nous et on choisit ce qui est mieux pour le récit. Ce principe d’échange avec mon scénariste a toujours bien fonctionné et permet d’améliorer la qualité de l’œuvre.
Vous partagez un atelier, « la Shop à bulles », avec deux autres auteurs. Est-ce que cette interaction avec d’autres personnes en direct est importante ?
Même si on n’est pas continuellement en train de se montrer nos planches pour avoir un avis, le simple fait de travailler avec des auteurs BD de talent tel que mes compatriotes Richard Vallerand et Paul Bordeleau est stimulant. Nous partageons les mêmes réalités du métier et nous vivons les mêmes défis quotidiens. Ce partage comble l’aspect solitaire de notre métier.
Dans le même registre, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre résidence en France l’an passé au Lieu Unique à Nantes ? Est-ce que ça a changé votre manière de travailler avec Stéphane Betbeder ? Est-ce que cela vous a permis d’initier de nouveau projets ?
Bien entendu, travailler deux mois complets dans la même ville que son scénariste accélère considérablement le processus de création. Dans ce cas-ci, nous avons travaillé sur les dernières pages du tome 3 des Liaisons et défini les bases pour notre prochaine série signée chez Dupuis. Le travail à distance dans notre métier est possible et est une réalité pour la plupart des auteurs actuels (merci Internet et les communications électroniques !) mais à mon sens, rien ne remplacera les rencontres en personne, les dynamiques ne sont tout simplement pas pareilles par courriel et se limitent souvent à un cadre professionnel. Tout est une question de savoir quelle sorte de relation l’on veut vivre dans notre travail.
Pour en revenir aux Liaison dangereuses préliminaires, aviez-vous lu le roman de Choderlos de Laclos avant qu’on vous propose ce projet ?
Oui, lorsque j’étais adolescent et suite aux deux films en 89 que j’avais aimé, je l’ai lu. Lorsque j’ai signé pour cette trilogie chez Glénat, je m’y suis replongé avec joie.
Vous étiez à l’origine de la série Saint Germain. C’est vous qui aviez proposé l’histoire à Thierry Gloris. On comprend donc bien que vous aimez le siècle des Lumières et que vous vous étiez documenté sur l’époque mais en lisant Les Liaisons, on perçoit encore davantage le titanesque travail de recherche … Quelles furent vos principales sources documentaires? Auriez-vous un ouvrage en particulier à conseiller aux lecteurs désireux d’en apprendre davantage sur l’époque ?
J’aime le siècle des Lumières principalement grâce à la musique de Mozart. Le côté précieux de cette époque en dentelles me fait sourire et en même temps m’interpelle à cause du grand décalage par rapport aux codes esthétiques d’aujourd’hui. Ceci dit, c’est aussi une époque de philosophie, de science et de débat d’idées qui accéléreront la chute de la monarchie en France. Cependant, mes références ne sont pas dans les idées de ce siècle mais se situent dans l’iconographie et le document historique, en passant de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert, des livres de référence sur la mode, jusqu’au plans de Paris de Turgot. Sinon, pour mieux comprendre le romantisme exacerbé de cette époque, il faut lire le
Candide de Voltaire qui est drôlement incisif et très divertissant.
Dans le tome II surtout, il y a des citations explicites d’œuvres de l’époque : sur les pages de garde on a ainsi une allusion aux « hasards heureux de l’escarpolette » de Fragonard et dans le corps de l’album, au moment de la défloration d’Isabelle de Merteuil, une reproduction d’un célèbre tableau de Greuze « l’oiseau mort ». Quels sont les autres peintres du XVIIIe siècle qui vous ont inspirés ?
Sur ce point, c’est Stéphane qui m’a fourni la documentation picturale et les références aux peintres que l’on retrouve dans notre trilogie. Je connais les œuvres de quelques peintres du XVIIIe, mais pour représenter ma vision de ce siècle, j’ai plutôt eu recours en grande partie au cinéma et aux séries télévisées. Je suis un enfant de la télévision et du cinéma nord américain, on ne se refait pas.
Pour votre série Broadway, vous aviez regardé la série télévisée Boardwalk Empire ; pour Saint Germain, le déclic vous était venu du visionnage du film de Terry Gilliam Les Aventures du baron Munchhausen ; votre personnage de flic spatial dans White Crows s’appelle Willis en hommage à l’acteur … Quels ont été les films qui vous ont inspiré cette fois ?
Les films
Ridicule,
Barry Lyndon,
The Duchess,
Valmont,
Le parfum et
Les liaisons dangereuses ont été d’un grand secours mais tout en faisant attention aux films se déroulant en Angleterre, la mode anglaise du 18e avait ses particularités par rapport à la française. Côté séries,
Nicolas Le Floch et la seconde saison de
Outlander qui se déroule à Paris et Versailles ont été des mines d’inspirations.
Il m’avait semblé que Kirsten Dunst époque Marie Antoinette de Coppola avait prêté ses traits à votre Adélaïde du tome 1 ? Et que la Comtesse de Senanges devait beaucoup au personnage de Madame de Merteuil interprété par Glenn Close dans le film de Frears? Quant à votre Isabelle, ne serait-elle pas inspirée d’Annette Benning qui campait une jeune Merteuil impétueuse dans le Valmont de Forman ?
En partie sûrement. Il est rare que je m’inspire d’un seul acteur ou d’une seule actrice en particulier pour la création d’un personnage. Je peux tenter de retrouver la stature d’un acteur ou se qu’il dégage dans mes protagonistes mais au niveau du visage c’est toujours un assemblage de plusieurs inspirations et une bonne part d’archétypes. Je ne suis pas un dessinateur réaliste par nature, je stylise et interprète à ma façon la réalité. J’ai une tendance à rester dans le code graphique plutôt que dans l’académisme.
Vous rendiez-vous compte que vous vous attaquiez à un monument national ? Etait-ce facile à gérer ? En effet, si peu de gens ont effectivement lu le roman de Laclos, un grand nombre de lecteurs ont vu les différentes adaptations cinématographiques, est-ce difficile de s’en détacher ?
Oui, le morceau était gros en effet mais je me suis régalé ! Et comme je n’ai aucun contrôle sur la réception de mes albums, je ne peux qu’espérer que les lecteurs feront la part des choses entre ce classique de la littérature et notre trilogie. Concernant les adaptations au cinéma, il est en effet difficile de ne pas user de comparaison. Heureusement, la relation d’un lecteur avec une œuvre est différente de celle d’un spectateur avec un film, je crois qu’elle est plus intime. Et c’est tant mieux car quand on y pense, les moyens dont dispose des auteurs BD par rapport aux productions cinématographiques sont d’aucunes communes mesures.
Vous aviez tout de même une certaine marge de manœuvre puisqu’il s’agit d’un préquel et que les personnages sont jeunes. Comment avez-vous travaillé l’apparence des protagonistes? Chacun a-t-il d’emblée trouvé son apparence ou certains sont-ils passés par différents stades avant de revêtir celle qu’on leur connaît? Stéphane Betbeder vous a-t-il laissé carte blanche ou donné des directives ?
Stéphane me donne toujours une ou deux directives générales sur chaque personnage, plus ou moins précise selon leur importance dans l’histoire. Quelques fois je lui propose autre chose, d’autres fois je suis à la lettre ses indications. C’est toujours matière à discussion. Pour Valmont et Isabelle, Stéphane m’a fait part de sa vision et mes premières recherches ont subi beaucoup de variations. Ce n’est qu’en réalisant les planches que leurs physionomies se sont imposées, cristallisées pour ainsi dire. C’est dans la mise en scène et à travers les pages que mes personnages prennent vie.
Quel personnage vous a donné le plus de fil à retordre? Lequel avez-vous au contraire pris le plus de plaisir à mettre en scène?
L’abbé, confesseur d’Isabelle, a été plus difficile à dessiner que prévu, peut-être à cause de son rôle statique dans le récit. Mais l’oncle libertin a été un vrai plaisir à illustrer.
Quelles techniques utilisez-vous traditionnelles ou numériques ?
C’est un savant mélange des deux. Je découpe et crayonne mes planches de façon numérique et j’encre le tout de façon traditionnelle sur un papier aquarelle en ajoutant aussi une couche de lavis pour les ombres. La coloration finale se fait numériquement en conservant les textures d’aquarelle et les volumes au lavis.
Comment s’est organisé le travail avec Stéphane Betbeder sur cette série ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de sa réalisation?
À partir du scénario découpé de Stéphane, je réalise un croquis de chaque planche. À cette étape, je me permets des propositions sur la mise en scène. Cette étape est cruciale, car elle représente le cœur du métier de dessinateur de BD, soit de bien raconter une histoire. Elle est aussi propice à quelques échanges entre Stéphane et moi pour trouver le ton juste, le bon rythme et le jeu des personnages pour chaque séquence. Par la suite, les planches sont crayonnées, encrées et mises en couleurs par tranches de 5 ou 6 pages à la fois et envoyées à Stéphane. Il me sert alors d’œil extérieur à mon travail. Et si une anatomie, un plan de vue ou une coloration n’est pas à la hauteur, il me le signale. C’est important d’avoir ce regard neuf et avisé sur mon dessin, car le résultat s’en trouve grandement bonifié au final.
Quelle étape vous procure le plus de plaisir ?
Chaque étape à ses bons et moins bons côtés. Mais en termes de plaisir pur, le découpage en croquis des pages est la plus satisfaisante, tout en étant la plus exigeante.
Serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser ces différentes étapes afin de mieux comprendre votre façon de travailler ?
Oui, voici par exemple la planche 22 du tome 2, dans ses 4 étapes : Croquis, crayonné, encrage et couleur.
Le tome I a bénéficié d’une édition de luxe aux Sculpteurs de Bulles : l’histoire est reproduite dans les tons sépia, la couverture est en velours et on y trouve de nombreux échanges épistolaires et des portraits pleine page des personnages. En quoi ce tirage constitue-t-il un plus par rapport à l’édition courante ? Quel sera la spécificité du tirage de tête du tome II qui paraîtra en septembre ?
Le tirage de luxe permet de voir les pages dans leur état original avant coloration numérique. C’est aussi l’occasion d’ajouter quelques suppléments graphiques ou textuels, pour enrichir le récit. Par exemple, pour le premier livre, Stéphane a écrit une série de lettres que les protagonistes du tome 1 auraient écrites suite au récit. Ces lettres sont complémentaires à l’histoire et permettent d’approfondir la psychologie des personnages. Pour le second tome, on ne peut pas encore révéler ce qui sera ajouté, mais ce sera plus libertin que pour le tome 1…
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos projets présents et à venir et plus particulièrement sur votre prochain album?
Eh bien, si tout se passe bien, le troisième et dernier tome des
Liaisons devrait sortir en fin de cette année. Pour l’an prochain, ce sera une nouvelle aventure, dans un tout autre registre et toujours avec Stéphane au scénario, qui paraitra aux éditions Dupuis.
C’est un projet grand public que nous avons longuement peaufiné et savamment mûri. Il se nommera
Créatures, ce sera une série grand public qui mettra en scène une bande de gamins en état de survie sur fond d’effondrement de civilisation. Et le tout sera saupoudré de fantastique. Je sais que ce n’est pas très joyeux dit comme ça mais c’est vraiment amusant à dessiner et j’espère que ce le sera à la lecture !
Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur?
En bande dessinée, j’ai redécouvert la série des
Miss Pas Touche. Le dessin efficace et direct du duo Kerascoët allié à la narration limpide d’Hubert m’ont scotché sur ce polar en 4 tomes.
En roman,
Le grand Cœur de Jean-Christophe Rufin. Une histoire médiévale et humaine formidable.
À la télé, les 4 saisons de
Mozart in the Jungle, une comédie dramatique inspiré de l’hautboïste Blair Tindall et de son expérience avec l’orchestre philarmonique de New York. Pour la performance de Gael Garcia Bernal et pour la musique.
Pour finir et afin de mieux vous connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si vous étiez …
un personnage de BD : George Chapman dans Broadway
un personnage de roman: Samsagace Gamegie dans le Seigneur des Anneaux
un personnage de cinéma: Wall-E
une chanson: What A Wonderfull World
une découverte scientifique: un télescope
une recette culinaire: une moussaka
une boisson: un café au lait
une ville: Québec
Quel(le) est votre principale qualité: Grand bosseur
Votre principal défaut: Grand bosseur
Votre devise: Cent fois sur le métier remettre son ouvrage
Merci encore une fois pour le temps que vous nous avez accordé, nous sommes impatients d'assister à la confrontation entre les deux protagonistes au tome 3…