Dans le « vieux » Grenoble, dans une petite ruelle à proximité des Halles qui datent du XIX e siècle et du nouveau musée de peinture se niche la librairie Bdfugue, son café, sa terrasse et ses 200 m2 consacrés à la bande dessinée.
Nous y avons rencontré pour « Les sentiers de l’imaginaire » son fondateur, Dominique Bochet, un beau jour de juillet où l’auteur Jean-Marc Rochette venait dédicacer, en voisin, « Le Loup » et « Extinctions » ses derniers ouvrages.
Bonjour Dominique et tout d’abord merci de nous avoir accordé cette entrevue. Est-ce que tu pourrais nous rappeler ton parcours et nous dire comment tu es arrivé à la bande dessinée et au métier de libraire ?
Je m’appelle Dominique Bochet, j’ai 53 ans et je suis arrivé à la BD j’allais dire « par hasard » même si ce n’est pas forcément un hasard ! Mais je n’étais pas du tout dans les métiers du livre ou de la bande dessinée puisqu’, ayant fait une école de commerce, j’ai plutôt travaillé dans des grandes entreprises et multinationales sur du marketing, de la gestion de projet et du management. Et au bout de 15 ans, j’ai eu envie de travailler pour moi et d’essayer de m’épanouir dans un contexte de relations humaines plus conviviales, plus apaisées que ce que l’on peut trouver dans des grandes sociétés…
C’est comme ça que m’est venue l’idée de monter une librairie à Grenoble puisque j’étais fan de Bd depuis très longtemps et client de la librairie Bd fugue d’Annecy depuis toujours. Donc l’idée s’est imposée d’elle-même !
Petit tu lisais déjà des bandes dessinées ?
Oui !
Quel genre de bandes dessinées ?
Assez peu finalement parce que la Bd n’était pas entrée à la maison ! Ma mère était – est toujours d’ailleurs – une très grande lectrice de romans et la bande dessinée n’avait pas forcément bonne presse chez nous ! J’ai découvert un peu la bande dessinée au travers de mon oncle qui lui était fan d’ « Astérix », de « Lucky Luke » et des grands classiques ! Et c’est comme ça que j’ai pu d’abord découvrir un peu la BD franco-belge. Puis, par la suite, je me suis nourri des parutions Bd lors des interclasses… au lycée notamment où je fréquentais beaucoup les bibliothèques et où je me gavais de Bds durant les interclasses !
Grenoble, c’est une ville étudiante certes, mais une ville qui n’est pas si grosse que cela et pourtant on constate qu’il y a trois librairies spécialisées en bd dans un rayon de moins d’un kilomètre, un Gibert Joseph et une librairie Bd d’occasion ! Comment est-ce que tu fais pour tirer ton épingle du jeu ?
(Rires), Et on peut ajouter deux FNAC et d’autres libraires ! Je pense qu’il y a toujours eu un tissu très dense de librairies sur Grenoble historiquement… alors c’est vrai qu’on est trois spécialistes Bd, ça peut paraître beaucoup mais en même temps si on prend Lyon, on est à peu près dans les mêmes proportions : puisque si on ramène, à Lyon, le nombre de librairies spécialisées bd au bassin de population on est grosso modo dans la même échelle de grandeur !
Comment on s’en sort ? Ça a été un peu délicat à l’ouverture, à la création, comme toute création, on part de zéro et il faut se faire connaitre ça prend du temps …Il faut faire les choses un peu différemment… Je suis intimement convaincu que le concept de Bd Fugue (une librairie et un café NDLR) nous a beaucoup aidés dans ce sens-là puisque la présence du bar nous a permis vraiment de développer une relation conviviale telle que je la souhaitais dans ma réorientation professionnelle et au fil du temps, au fil des années, on a réussi à se constituer une clientèle très très fidèle de gens qui –je l’espère – apprécient le travail que l’on effectue et la relation que l’on crée avec chacun d’eux …
Tu nous disais que tu avais été un fervent client de la librairie Bd fugue d’Annecy. Est-ce que tu penses que le réseau Bd Fugue ainsi que la newsletter et tout ce qui est fait en ligne vous aide?
Je dis catégoriquement OUI ! (rires) parce que nous on en est convaincus et qu’on se rend compte lorsqu’on fréquente des salons professionnels qu’on est tout de même à la pointe de ce qui se fait dans notre métier dans la façon dont on l’exécute et dans ce qu’on propose à nos clients ; et j’en suis convaincu ensuite grâce aux retours qu’on a de la part de nos clients. Régulièrement on a des gens qui viennent d’autres villes dans lesquelles un « Bdfugue » est présent et ces gens-là viennent naturellement ici, chez Bd fugue …ce qui prouve bien qu’il y a une attache assez forte à la marque ! Même si les lieux ne sont pas identiques, il y a tout de même un « esprit » Bdfugue. Après, une de nos forces, c’est que nous sommes tous indépendants, qu’on a bien souvent une autre carrière professionnelle effectivement en amont de notre métier de libraire et que nous sommes un petit réseau mais un petit réseau qui a envie de faire des choses et d’avancer ! On arrive à mettre en commun cet esprit, on arrive à partager des projets et à les mettre en œuvre de façon vraiment significative.
Donc, par exemple, Bd Fugue Annecy est partenaire du festival Sevrier Bd ; Bd fugue Grenoble était partenaire du festival des jeunes auteurs de St Geoirs qui a malheureusement a disparu et vous êtes aussi partenaire du festival transalpin de bd de Bourgoin Jaillieu qui a lieu tous les deux ans je crois… Est-ce que tu souhaiterais développer ce partenariat avec d’autres festivals ?
Je ne peux pas parler d’une volonté affichée, je dirai que mon développement je le vois d’abord avant tout au niveau de la librairie et des actions que l’on peut y proposer. Après, c’est souvent une question d’opportunités finalement : notre présence en festival peut être importante dans une notion « géographique » dès lors qu’on travaille sur le département de l’Isère et l’on s’affiche un peu plus vis-à-vis de nos clients qui fréquentent ces manifestations. Mais c’est avant tout une question d’opportunités et même de « feeling »avec les organisateurs de festivals : il faut que tout le monde soit gagnant, que la philosophie et la façon d’organiser conviennent à chaque partie… On n’est pas organisateurs de festivals, ce n’est pas notre métier, c’est un « à côté » de notre métier qu’on est amené à faire avec beaucoup de plaisir lorsque les conditions sont réunies !
A ton avis quel est le « plus » de ta librairie par rapport à une FNAC pu un Cultura par exemple…
Alors je pense que notre « plus » c’est notre équipe tout simplement …
Tu peux nous la présenter ?
Bien sûr ! Notre équipe est constituée de Laure et de Geoffrey qui sont tous les deux formés aux métiers du livre et qui ont toujours travaillé en librairie spécialisée Bd. Donc ce sont des gens qui sont passionnés de bds à l’origine mais qui ont été formés et qui sont diplômés. Et ces collaborateurs partagent le même esprit que moi : être avant tout au service, à la disponibilité, de nos clients, à leur écoute et essayer de partager avant tout un moment de plaisir… On ne se focalise pas forcément sur les gens qui sont des passionnés de Bds ; ce qui nous intéresse c’est effectivement de pouvoir partager du plaisir que ce soit avec des gens novices comme avec des gens passionnés !
Donc le « plus », c’est le conseil ! C’est cela ?
Oui, ce qui nous tient à cœur c’est de bien accueillir les gens qui viennent chez nous, qu’ils aient la meilleure expérience possible du lieu, de l’enseigne BdFugue d’une manière générale, et qu’ils repartent avec la banane !
D’où l’intérêt des petits « post-it » sur les albums qui résument vos avis et coups de cœurs et sont relayés sur le site et la newsletter ?
Oui le métier de libraire c’est, comme je le disais, partager notre passion ! J’ai souvent l’habitude de dire qu’on fait un métier de passeur entre l’auteur, son travail, et puis le lecteur donc la notion de conseil elle peut s’exercer de façon multiple. Ça peut être un contact direct – et c’est ce qu’on privilégie avec nos clients : essayer de cerner l’attente du client, ce qu’il aime ou lorsque c’est un cadeau ce qui conviendrait au destinataire… ce contact est primordial, c’est ce qui permet de créer une relation avec chaque client, néanmoins, pour plein de raisons, on n’a pas toujours la disponibilité suffisante ou bien le client peut être sur la défensive…
Et une petite chronique, que ce soit sur internet au travers de notre site bdfugue.com ou de la newsletter ou au travers d’une petite note collée sur l’album, c’est effectivement un « plus » qui peut donner envie à la personne de prendre l’album, de l’ouvrir, de le feuilleter et de nous poser des questions.
Depuis quinze ans il y a tout de même eu une hyperproduction dans le domaine de la BD. Comment est-ce que tu arrives à gérer cela ?
Là aussi, je dis souvent aux personnes que j’ai en formation - puisqu’on accueille beaucoup de stagiaires et de personnes en alternance- qu’on fait un métier de détail et qu’effectivement c’est la façon dont on apprécie le détail, dont on le considère, et la rigueur qu’on apporte à chaque détail qui fait qu’on fait ce métier correctement ou pas.
Quand j’ai dit ça, ça paraît simple mais en fait effectivement ça ne l’est pas parce qu’on a aujourd’hui une production qui est très importante donc les conséquences sont multiples pour un libraire ! Ça implique une surface financière, ça implique une surface physique pour pouvoir travailler un maximum de titres, ça implique des heures de lecture infinies… donc le métier n’est pas simple (rires). Néanmoins, j’ai envie de dire que le tri se fait aussi naturellement car, même si on n’est pas sorti de cette surproduction, les clients font eux-mêmes le tri. On sait que les titres n’ont pas tous vocation à fonctionner, c’est comme cela, ça fait partie du système éditorial français, c’est une particularité de ce système. Mais il ne faut pas voir cette particularité de façon exclusivement négative ! C’est aussi une richesse du système français, je préfère le voir dans ce sens-là finalement…
Pléthorique plutôt que famélique, alors ?
Exactement : plutôt que de travailler uniquement des titres qui seraient « marketés », un peu à la façon anglo-saxonne, on travaille aujourd’hui une pléthore de titres … Pléthore ça veut dire effectivement qu’il y aura forcément dans le lot des titres qui ne fonctionneront pas…
Est-ce que tu as l’impression parfois d’avoir justement réussi à « sauver » des titres qui n’étaient pas forcément bien défendus par leurs éditeurs ?
Oui, évidemment oui ! C’est l’une de nos satisfactions. C’est un plaisir énorme parce qu’on est d’abord nous-mêmes surpris à la lecture d’un titre qu’on n’attendait pas forcément, on a la sensation de découverte et le plaisir que l’on ressent à cette découverte est décuplé : le libraire a follement envie de la faire partager à ses clients. C’est d’ailleurs très gratifiant parce que bien souvent ce sont des titres que les clients n’attendent pas forcément non plus donc on est réellement dans le métier de libraire, dans la dimension de conseil telle qu’on l’adore et c’est fantastique d’avoir à la fois la possibilité de pousser des titres qui ne sont pas forcément ceux que les éditeurs ou le marché pousseraient et puis d’avoir la reconnaissance du client quand lui aussi a partagé le plaisir de cette découverte. C’est fantastique ! Et c’est aussi des choses qu’on fait remonter aux auteurs, donc c’est le vrai plaisir du métier de libraire !
Des noms !!! (rires)
(Rires …) Je ne citerai pas de noms car on ne va pas mesurer cela au nombre d’exemplaires vendus … oui, on a des titres qui nous sont chers, chacun dans l’équipe a les siens d’ailleurs et chaque libraire je crois …
Tu disais que ce n’était pas forcément une librairie pour les passionnés de Bd mais si tout de même ! Il y a les ex-libris d’un côté, les dédicaces de l’autre (sans parler du rayon para BD -sérigraphies et figurines- et tirages de tête) et un cercle de fervents fidèles !
Oui, heureusement pour nous puisque notre priorité c’est le client ! On est heureux de pouvoir satisfaire les gens qui a priori sont des connaisseurs et qui sont donc peut-être plus exigeants que la moyenne. Ce qui est génial c’est que d’ailleurs ces clients qui reviennent nous voir très souvent et qui viennent aussi bien pour des ex-libris, des dédicaces ou nos conseils, sont bien souvent devenus nos amis et c’est un des luxes de notre métier ! Néanmoins on ne travaille pas que pour ce type de clients et moi j’ai autant de plaisir à vendre un album d’ « Astérix » à quelqu’un qui va acheter une bd une fois par an qu’à vendre une bd un peu plus pointue pour un client qui viendrait chaque semaine…
Pour finir j’aimerais connaître tes derniers coups de cœur.
Mes derniers coups de cœur…. Sur cette année mes gros coups de cœur sont
Le loup de Jean-Marc Rochette que je trouve très intelligent et qui me touche parce que j’ai un rapport à la nature que je retrouve dans son album ; j’ai beaucoup aimé aussi
Un destin de trouveur de Gess que je trouve peut-être être l’œuvre la plus complète de l’année 2019 : on sent un travail de l’auteur du point de vue documentation qui est formidable, on a un récit intelligent, novateur et prenant … Et puis si je devais donner un troisième album , je dirais
Le dernier Atlas (du quatuor Velhman-De Bonneval-Tanquerelle et Blanchard NDLR ) que j’ai trouvé très surprenant, qui nous emmène sur des tas de pistes ; finalement, on referme l’album avec une envie folle de découvrir la suite des aventures du héros. Le travail de ces quatre auteurs, je l’ai trouvé formidable ! Enfin, on attend quelques titres très prometteurs pour la rentrée qui je pense seront aussi marquants !
Merci beaucoup, Dominique !