Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ?
Avec grand plaisir. Je donne du "tu" à tire-larigot, et je ne me gêne jamais, d'ailleurs, pour tutoyer les lecteurs qui viennent en dédicaces. Donc avant que le cours ne parte tout seul, tu peux me dire "tu" !
Merci à toi !
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)
Ouh là ! Mon parcours est assez chaotique, et tu n'aurais pas assez de place dans cette interview pour tout raconter. En résumé, je suis prof d'anglais et de cinéma sur l'île de la Réunion, j'ai 49 ans… enfin, je crois, j'ai beaucoup de passions (principalement sports, ciné, littérature, histoire), mon numéro de carte bleue est le 3 et depuis les Offshores Leaks, j'ai fermé tous mes comptes à l'étranger.
Enfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?
Jeune, j'ai dévoré les livres, beaucoup de classiques, avant de me passionner pour Stephen King à l'adolescence. Aujourd'hui, je me concentre plus sur les essais historiques, les magazines spécialisés, et tout ce qui peut m'aider dans mes recherches documentaires. Quant à la BD, elle a toujours occupé une grande place, oui. J'en ai d'ailleurs presque 3000 chez moi, même si je n'en lis presque plus depuis que j'ai commencé à écrire, de peur de retrouver mes idées dans d'autres livres.
A quel moment l’idée de devenir auteur de BD a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité votre vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Je faisais intervenir un dessinateur réunionnais dans mes cours de cinéma, et au fur et à mesure de nos rencontres, il m'a proposé de lui écrire un scénario, en 2013. J'ai fait cela pour m'amuser, au départ, mais je me suis piqué au jeu. Mes premiers scénarios me sont revenus très vite, notamment parce que je n'avais jamais de dessinateurs à proposer, mais aussi parce que les éditeurs sont noyés sous les projets. Je me suis lancé dans le financement participatif avec 2 projets et 7 albums parus chez feu Sandawe ("Oliver & Peter" et "Parallèle", pour ne pas les citer), et c'est ce qui m'a permis de me faire connaitre. Mais quoiqu'il en soit, les projets que je signe aujourd'hui (et j'en ai signé beaucoup cette année, chez Grand Angle, Glénat, Dargaud, etc.), sont des scénarios qui remontent à quelques années. Il faut beaucoup d'abnégation pour capter l'attention des éditeurs.
Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ? Comment définiriez-vous le métier de scénariste ?
Sans offenser personne (surtout ceux qui en vivent), c'est pour moi une activité secondaire, même si elle me prend de plus en plus de temps, et que je songe sérieusement à réorganiser ma vie professionnelle pour m'y consacrer davantage. La première grande joie est l'écriture elle-même : partir d'une idée, d'une scène d'exposition, me laisser guider par mon inspiration et voir les personnages prendre vie; c'est une phase très jouissive. J'aime aussi travailler sur plusieurs scénarios en même temps, passer de l'un à l'autre, changer de style, d'époque, de genre. Quand j'écris, je suis en immersion complète, ce qui me conduire à certains désagréments. Le plus difficile, dans ce métier, est de se faire connaitre. Et je crois qu'il faut aussi beaucoup d'humilité pour être capable de faire son auto-critique, de remettre l'ouvrage sur le métier pour s'améliorer sans cesse.
Comment a germé l’idée de Maudis sois-tu qui puise sa matière dans plusieurs œuvres fantastiques?
J'ai écrit le tome 2, "Moreau", en premier. Ce volume sortira l'année prochaine et se déroule en 1848. Si j'ai commencé à publier fin 2015, j'ai écrit "Maudit" bien avant, au début 2014. Et une fois terminée, je me suis dit que ce serait bien de connaitre les origines de cette malédiction, qui remonte à 1816 (ce sera donc le troisième tome, "Shelley"), mais aussi ses conséquences, 150 ans plus tard, avec le "Zaroff" qui vient de sortir. Puis j'ai proposé à l'éditeur, Ankama, de faire une narration à rebours (2019-1848-1816), pour donner plus de force au récit. Il y a donc un personnage de cinéma, Zaroff; un héros de fiction, Moreau; et une romancière célèbre pour son "Frankenstein", Shelley. C'était très amusant de faire se télescoper ces trois personnages…
Moreau est donc en quelque sorte la clef de voûte du récit… Quand as-tu découvert ce roman de H.G. Wells qui questionne sur le lien unissant l’homme à l’animal et qui était, pour l’époque, d’une incroyable modernité ?
J'étais très jeune quand je l'ai lu, et je crois que je l'ai détesté. Ce n'est pas le meilleur roman d'H.G. Wells, loin de là. Mais il subsiste cette question fascinante de la frontière entre les créatures, qui acceptent leur condition, et les hommes, qui la refusent, comme l'a écrit Albert Camus. Moreau a transformé des créatures en hommes qu'il maintient en esclavage. Comme le Frankenstein de Mary Shelley, il se veut l'égal de Dieu. Le Moreau d'HG Wells est un précurseur des manipulations génétiques.
Il y a une filiation évidente entre le Frankenstein de Mary Shelley et les recherches du Docteur Moreau… Mais comment le comte Zaroff s’est-il invité dans la danse ? L’avais-tu découvert par le biais du film de Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel ou par le roman de Richard Connell qui l’a inspiré ?
J'explique dans le cahier spécial, à la fin de l'album, quelles furent mes sources d'inspiration. Oui, je l'avais découvert à la télévision, dans l'émission Le cinéma de minuit, et je n'ai lu le roman que bien après. Ce Zaroff a un charme fou, en partie parce qu'il a été tourné en même temps que King Kong, par les mêmes réalisateurs (Shoedsack et Cooper), la même équipe technique, les mêmes studio (on tournait KK le jour, et Zaroff la nuit), et une bonne partie des acteurs. Zaroff est un homme charmeur, intelligent, mais vicieux et psychopathe. C'est le parfait pendant de Moreau.
Comment as-tu rencontré Carlos Puerta qui en signe les somptueux dessins ?
J'ai connu Carlos en tant que lecteur avec la série Adamson, que j'ai lue bien avant de m'imaginer que j'allais écrire des scénarios de BD ! Et quand je me suis lancé, je l'ai contacté pour savoir s'il serait intéressé pour une collaboration. Nous avons planché sur plusieurs projets, mais c'est "Maudit sois-tu" qui l'a enthousiasmé.
Peux-tu en quelques mots nous parler de la façon dont vous avez travaillé de concert sur cet album ?
J'ai envoyé les scénarios des trois tomes (qui sont écrit depuis 2014, quand même), pour que Carlos ait une vision d'ensemble de l'histoire. Ensuite, je prépare un gros dossier documentaire, avec photos, tableaux, images, des vidéos, parfois, pour lui faire gagner du temps. Mes scénarios se présentent sous une forme très détaillée, car le découpage page par page est déjà fait. Lorsque Carlos a fait une page en N&B, il nous l'envoie, à Elise Storme, notre éditrice, et moi, et il passe à la couleur quand nous avons validé. Carlos et sa femme Patricia ont eu des idées très pertinentes qui m'ont fait, parfois, modifier le scénario.
Serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser les différentes étapes de sa réalisation afin de mieux comprendre votre façon de travailler ?
Pour ça, il faudrait demander à Carlos lui-même !
En tant que scénariste, quel effet cela fait-il de voir son histoire sublimée par un artiste de cette trempe ?
J'ai dit, je crois, que le processus d'écriture me procurait un plaisir indescriptible qui m'amène à me perdre, parfois, au sens propre comme au figuré. Mais de voir les personnages et les décors prendre vie, c'est extraordinaire. Le terme est bien trouvé: Carlos a sublimé mon histoire. Le choix du dessinateur est vraiment important, il faut absolument qu'il colle à ce que l'on a en tête. Et il est vrai que je travaille avec des dessinateurs aux styles très différents, puisque mes histoires sont très différentes les unes des autres.
Peux-tu nous parler de tes projets présents et à venir ?
Il y en a pas mal… "Puisqu'il faut des hommes", en janvier, avec Victor Pinel, et "Dans mon village on mangeait des chats", avec Francis Porcel. Ces deux projets sortiront chez Grand Angle; il y en avait un troisième, "Le Bossu de Montfaucon", qui a été mis entre parenthèses suite au triste et soudain décès de Patrick Tandiang. Il y aura aussi "L'Enfer pour Aube", avec Tiburce Oger, chez Soleil, et "Quelque chose de froid" chez Glénat, avec Labiano. Et aussi un western chez Dargaud, avec mon compère de "Un peu de tarte aux épinards", Javier Casado (tome 2 le 18 février, d'ailleurs). Ouf !
Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur ?
en BD, "Stern"; au cinéma, "Once upon a time in Hollywood", et comme roman, "Le pays des eaux", de Graham Swift. Et si je peux rajouter une série TV, "The Boys".
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Comment fais-tu pour écrire autant ? Parce que je ne dors pas.
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…
un personnage de BD: Aymar de Bois-Maury… la quête inaccessible.
un personnage mythologique: Zeus; pour qu'on me fiche la paix.
un personnage de roman: Le comte de Monte-Cristo
une chanson: Moon over Bourbon Street, de Sting
un instrument de musique: Le piano
un jeu de société: Le scrabble, pour les mots
une découverte scientifique : La roue. La toute première invention.
une recette culinaire: La brandade de morue
une pâtisserie: La brandade de morue
une ville: Hanga Roa, la capitale de l'île de Pâques. Tellement paisible…
une qualité : L'enthousiasme.
un défaut: L'impatience.
un monument: Celui qui m'a le plus impressionné : la Statue de la Liberté.
une boisson: Une pinte de Guinness. Non, deux.
un proverbe : Il y a un proverbe de Tahiti (où j'ai vécu quelques années) que j'aime bien : "le mort va compter les étoiles, et il reviendra quand il les aura toutes comptées".
Un dernier mot pour la postérité ?
Ouiiiiiiiiiiiiii !
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
De nada !