Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…
Tutoie, tutoie, je t’en prie !
Merci bien ! Ca me simplifiera la vie
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)
Et bien je m’appelle Isabelle Bauthian. Après des études de biologie, je suis devenue scénariste de bd, romancière et traductrice. J’ai quarante et un ans mais il va de soi que je fais beaucoup moins, j’aime la nature, les bouquins, l’escalade et les arts martiaux. J’ai une légère obsession pour la pensée critique, et comme je suis décroissante je ne peux pas révéler l’existence de mes comptes en Suisse, ça ferait désordre lors de la prochaine réunion du Parti.
Enfant, quelle lectrice étais-tu et quels étaient alors tes livres de chevet ? La BD occupait-elle déjà une place de choix ?
Enfant, je pouvais passer mes journées plongée dans des romans. Je lisais de tous les styles à part les romances, avec, très jeune, une préférence pour les classiques français du dix-neuvième siècle, ne me demandez pas pourquoi. Je n’avais pas vraiment de livres de chevet, j’aimais varier même si, adolescente, je revenais souvent à Zola (je suis d’une folle drôlerie). Quant à la BD… je me suis longtemps contentée des grands classiques, avant de découvrir la série Elfquest, au collège ou au lycée, je ne sais plus bien à quel âge exactement, mais si tu veux tout savoir c’était à la Fnac du Centre Commercial Créteil Soleil, qui avait une grosse pile du tome 9. De là, des tas de mondes imaginaires se sont ouverts à moi.
A quel moment l’idée de devenir autrice a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité ta vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
J’ai toujours écrit mais, si j’espérais être publiée, je n’envisageais pas d’en faire un métier. Je me suis lancée dans des études de sciences un peu par défaut, tout en me formant au métier d’actrice (alors que j’avais bien moins de facilités que pour l’écriture et que le jeu ne me fascinait pas tellement plus, ne me demande pas ce qu’il m’a pris). Lorsque j’étais étudiante, je me suis mise à poster des nouvelles sur mon site web (fabriqué avec mes petites mains sur Dreamweaver, en
volant le m’inspirant du code de ceux que j’aimais bien.) Je fréquentais alors le forum des éditions Soleil et un scénariste et romancier, Nicolas Jarry, m’a complimentée. Je pense que le fait qu’un professionnel se penche spontanément sur mon travail et l’apprécie assez pour me le dire a beaucoup joué dans ma décision de me mettre sérieusement à l’écriture. Au début de ma carrière, j’ai eu une chance inouïe : j’ai vite sympathisé avec un dessinateur et une dessinatrice, et les deux projets que j’ai développés avec eux ont été acceptés par des éditeurs. C’est ensuite que les choses se sont corsées. Car signer un bouquin est une chose, vivre de son écriture en est une autre.
Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier de scénariste de BD?
La joie est simple : voir ses personnages prendre vie sous les traits du ou de la dessinateur-ice, susciter pour eux l’attachement du public, poser des questions, chercher des réponses, voyager et faire voyager. Aussi, il faut bien l’avouer : ce métier m’a donné l’indépendance qui m’avait tant fait défaut dans les premières années de ma vie professionnelle. Les inconvénients sont inhérents au freelancing : il faut sans arrêt chercher du travail, proposer de nouveaux projets… Être au taquet, un peu opportuniste tout en tâchant de ne pas renoncer à ses convictions. On ne va jamais « au boulot », mais on n’est jamais vraiment « en vacances ». Et puis, on ne va pas se mentir : ce n’est pas le métier à choisir pour faire fortune. La majeure partie de ma carrière a été très difficile, de ce point de vue.
Aborde-t-on un scénario de BD comme on aborde un roman ou l’un et l’autre sont-ils radicalement différents ?
Alors « on », je ne sais pas, mais moi oui : je pars toujours des personnages. En général, ce sont eux qui m’inspirent des scènes-clefs, qui à leur tour m’inspirent des thématiques, qui à leur tour m’inspirent le ton, le genre et l’univers.
Par contre, l’écriture est très différente. Les deux médiums n’ont pas les mêmes avantages et contraintes, et imposent souvent des techniques narratives dissemblables. Écrire un roman me fait me sentir plus libre… mais me demande beaucoup plus d’énergie.
En lisant le premier tome du jubilatoire Dragon & Poisons on a l’impression, au-delà même du titre, d’évoluer dans un univers de jeu de rôle… Est-tu toi-même joueuse ?
Alors pas du tout. J’ai des copains qui m’ont donné envie de tester mais, jusqu’à présent, je n’ai pas réussi à m’y consacrer. Du coup, je vais prendre ça comme un compliment vis-à-vis de la richesse de mon univers, si tu veux bien.
Plus sérieusement, j’ai lu pas mal de livres dont vous êtes le héros quand j’étais ado. Ca a peut-être joué. Mais j’aime bien travailler sur les archétypes de la pop culture, sur ce qu’ils ont d’universel et de profondément humain, et essayer d’en faire quelque chose de réaliste. C’est peut-être de là que vient cette impression.
Comment est née l’idée de la cité-état de Pâmoison où l’on trouve des poisons dans toutes les échoppes, sur toutes les lames et sous tous les manteaux ?
Alors je suis bien embêtée pour répondre à cette question parce que… je ne sais plus. Ca fait partie des choses qui me sont venues un peu toutes seules, du coup j’ai du mal à en garder un souvenir très précis. Je me rappelle bien, par contre, du moment où je me suis dit : « Mais avec des poisons, ils peuvent tuer sans toucher un point vital, donc on dirait que leurs lames sont empoisonnées, et qu’ils visent comme des patates, ou usent du fleuret comme ils donneraient des coups de pelle, huhuhu, je suis si cocasse ! »
Comment est né ce diptyque enthousiasmant et comment as-tu fait la rencontre de Rebecca Morse avec qui tu as notamment signé Yessika et Alyssa ?
Rebecca et moi nous sommes rencontrées sur un forum (le Café Salé). J’y avais posté une annonce lorsque je recherchais des collaborateurs pour différents projets d’albums. C’est comme ça que nous avons signé Yessika, chez Drugstore. Comme l’expérience s’était bien passée, nous avons rempilé pour Alyssa, chez Soleil, avec une super éditrice, Audrey Alwett. C’est grâce à elle que je me suis mise à écrire également pour le Lanfeust Mag, où j’ai rencontré Christophe Arleston. Lorsque j’ai appris qu’il lançait une collection de fantasy, je lui ai tout de suite sauté dessus en poussant des petits cris, parce que, depuis mes débuts en bande dessinée, je voulais travailler sur ce genre de projet. Nous avons un peu tâtonné pour chercher la personne qui se chargerait du dessin. À vrai dire, j’avais pensé à Rebecca qui avait toutes les qualités que je recherchais, mais je craignais qu’elle n’ait un trait trop « délicat » pour ce type d’histoire. Mais Christophe avait confiance, et elle a fait un gros travail sur son encrage pour l’adapter à une série d’aventure. Au final, je n’aurais pu rêver meilleure collaboration.
Comment s’est organisé ton travail avec Rebecca Morse sur l’album? Du scénario à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de votre travail ?
Tout d’abord, je lui transmets un scénario avec un découpage indicatif (je vérifie rarement si mes propositions ont été suivies, sauf si un élément ne fonctionne pas, juste pour savoir si c’est moi qui ai eu cette idée pourrie.) Ensuite, elle m’envoie des groupes de pages storyboardées sur lesquelles nous procédons à des ajustements pour affiner la mise en scène et tenir compte des sensibilités artistiques de chacune… Puis, elle fait de même pour les crayonnés puis les encrages, mais si on a bien travaillé avant, ces étapes ne nous demandent plus de grosses tergiversations. Une fois qu’on est contente de nous, c’est au tour d’Aurélie Kaori, notre merveilleuse coloriste, de prendre le relais. À ce stade, je donne des indications scénaristiques (comme le fait que la cité de Pâmoison est très métissée), mais je laisse surtout la parole à Rebecca.
Et, bien sûr, chacune de ces étapes est validée par Christophe Arleston, notre directeur de collection.
Serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser ces différentes étapes ?
Sur cette planche, Rebecca m’avait fait des propositions assez variées au storyboard. J’ai très tôt su que je voulais garder le même axe dans les deux cases finales, pour rendre la chute du gag plus efficace. Tu noteras qu’il y a eu quelques ajustements de dialogues. Suite aux suggestions de Christophe Arleston, j’ai fait sauter certaines phrases pour alléger les cases. Quant à la place des bulles, elle a été sujette à débat même une fois la couleur posée.
Certaines planches ne nous demandent presque aucune discussion. D’autres, comme celle-ci, font l’objet de pas mal d’échanges de mails.
Comment créés-tu généralement les personnages qui peuplent tes albums ou tes romans ? Crées-tu une fiche détaillée pour chacun d’entre eux ?
Non. Il m’arrive de noter quelques détails, mais je ne crée de fiches que lorsque je dois présenter le projet à un éditeur qui en a besoin. Comme je te le disais, tout part des personnages, et je peux « vivre » avec eux longtemps avant de commencer à écrire. En conséquence, je les connais très bien lorsque je me lance, et ils agissent très naturellement. Il m’arrive de prendre quelques notes sur des éléments précis, pour ne pas oublier des points de détail importants, mais je fais confiance à mon travail préparatoire.
A partir de quelle « matière » Rebecca Morse a-t-elle créé l’apparence des personnages ? Avais-tu une idée précise de leur apparence ou t’es tu laissée surprendre par ta dessinatrice ?
Pour Natch, j’avais juste dit qu’elle était de type méditerranéen et avait « de la gueule ». Pour Névo et Greyson, je pensais à deux acteurs : Neil Patrick Harris et Howard Charles. J’ai aimé que Rebecca en garde la substance sans en faire des copies.
Ceci dit, c’est assez rare que je suggère ce genre de référence. En général, je discute du caractère des personnages avec la personne qui dessine, et me contente de lui donner quelques détails généraux (type physique, couleur de peau et de cheveux…) C’est un moyen à la fois de « lâcher prise » et de rapidement constater si nous sommes sur la même longueur d’onde, car autant je suis très ouverte sur les univers, autant je peux être vraiment casse-pieds sur les personnages. J’ai rarement été déçue du résultat.
Même question pour les foisonnants décors de l’album ?
Là, ça a demandé plus de recherches. Je voulais un port méditerranéen d’inspiration dix-septième ou dix-huitième siècle, qui porte les traces du passage de nombreux voyageurs, de cultures variées, avec différents quartiers… et tout ça devait aussi prendre en compte le fait que presque tout était vénéneux ou venimeux dans la région. En BD, j’ai tendance à être assez générale (certaines mauvaises langues diront « trop ») dans mes descriptions, d’une part parce que je sais que la plupart des dessinateurs ont un regard plus précis et imaginatif que moi sur les éléments les plus visuels, d’autre part pour ne pas brider leur créativité. J’ai envoyé à Rebecca quelques références graphiques sur lesquelles elle s’est basée pour en dénicher d’autres, que j’ai validées ou affinées, et, petit à petit, à l’aide d’éléments disparates de cultures variées, Pâmoison est née.
Quelle étape de la création te procures le plus de plaisir ?
Le début, lorsque j’imagine mes scènes clefs, mes personnages… que j’apprends à vivre avec eux sans intellectualiser, sans même parfois prendre de notes. Et juste après, la découverte des problématiques que je vais aborder, la réflexion pour les approfondir. J’aime bien aussi la première relecture, peu de temps après avoir fini. Il y a une grande satisfaction à affiner les phrases, ciseler les dialogues, éliminer les mots en trop, rendre l’ensemble plus fluide et naturel.
Contrairement à certains écrivains, l’écriture pure ne me procure pas tant de plaisir que ça. C’est un moyen, pas une fin.
Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présent et à venir ?
Je viens de finir le scénario du tome 2 de
Dragon&Poisons, et je travaille deux albums plus réalistes : un de vulgarisation sur la pensée scientifique appliquée à la rhétorique (si, si, c’est très amusant, tu verras), à paraître chez Delcourt, et un autre historique, à venir aux éditions Steinkis.
En roman, je poursuis l’écriture de mon troisième livre dans le monde des
Rhéteurs (de la fantasy politique chez ActuSF), et je devrais enchaîner sur un feuilleton d’aventure dont je ne peux pas encore parler en détail, mais qui devrait être bien fun.
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Oh la vache, je n’en sais rien. Je ne suis tellement pas à la pointe des sorties ! Mon dernier coup de cœur, c’était
The Musketeers, une adaptation de Dumas en série par la BBC, mais la dernière saison date de 2016 et j’ai commencé à regarder peu après la diffusion du dernier épisode.
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
J’aimerais bien qu’on me demande pourquoi ça n’a aucun sens de dire « Mais la tomate n’est pas un légume !
C’est un FRUIT ! » C’est parce que ça revient à comparer un terme culinaire à un terme botanique. En biologie, « légume », ça ne veut rien dire. Mais en gastronomie, c’est juste la partie comestible d’une plante cultivée. On a donc des légumes-racines (comme la betterave ou la carotte), des légumes-tiges (comme les asperges), des légumes-feuilles (comme la salade)… et des légumes-fruits, comme la tomate, oui, mais aussi le poivron, les courges, les avocats…). Bon, et puis, faut arrêter, TOUT LE MONDE sait que la tomate est biologiquement un fruit. Par contre, vous saviez que la fraise n’en était pas un ? C’est un réceptacle floral. Les fruits du fraisier, ce sont les petits grains bruns dessus. Voilà, maintenant vous pouvez faire les malins avec un truc original.
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…
un personnage de BD: Je dirais bien Gaston Lagaffe. Même si je ne bricole pas et ne fais pas de gaffes. C’est un état d’esprit.
un personnage mythologique : Polymnie (muse de la rhétorique et de l’éloquence, en toute simplicité)
un personnage de roman : Poly, l’héroïne de mon roman Face au Dragon
une chanson : Forever young, de Bob Dylan
un instrument de musique: un carillon feng shui
un jeu de société: le solitaire
une découverte scientifique : la vaccination
une recette culinaire : le kimchi
une pâtisserie : le bavarois framboise
une ville : Je ne serais pas une ville. Je serais une cambrousse qui sent la bonne herbe et la bonne boue.
une qualité : le recul sur soi
un défaut : le replis sur soi
un monument : l’église du petit village des Vosges de mes parents. Elle a un clocher franc-comtois formidable.
une boisson : le thé
un proverbe : pas un proverbe mais une citation d’Alfred Adler : « Il est plus facile de se battre pour ses convictions que de vivre à leur hauteur »
Un dernier mot pour la postérité ?
Protoplaste.
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Merci à toi !