Bonjour Jean-Pierre Gibrat ! On ne vous présente plus mais tout de même….Est-ce que vous pourriez nous expliquer vos études et votre parcours ?
Bon les études cela va aller vite ! Alors mon parcours professionnel j’ai commencé juste après le bac en 1972. Et de 1972 à 1977, durant cinq ans tout de même, j’étais étudiant … j’y allais ou je n’y allais pas !
Etudiant en arts plastiques ?
Oui, pour rassurer mes parents et pour me rassurer un peu aussi. Je voulais essayer d’être prof de dessin mais je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus compliqué que je ne pensais parce que si on n’avait pas le CAPES on n’avait pas de poste donc j’ai abandonné. J’ai commencé la licence et j’ai abandonné. J’avais juste le DEUG d’Arts plastiques. Mais pendant toute cette période-là, pendant ces cinq ans, je faisais du dessin de presse et je gagnais presque ma vie.
Puis, en 77, j’ai eu envie de faire une bande dessinée, parce que j’en lisais, parce que ça me faisait rêver. Ce n’était pas seulement le dessin mais évidemment aussi les histoires mais là je l’ai abordé sous l’angle du dessinateur : la bande dessinée était encore un prétexte pour moi pour faire de beaux dessins. Je suis allé à la bande dessinée par amour du dessin pas spécialement par amour des histoires…
Et donc la première histoire en 1977 c’était quoi ?
C’était une petite histoire courte dans « Pilote ». C’est marrant ça parlait déjà de la guerre de 1940. C’était deux jeunes filles qui faisaient de la bicyclette … d’ailleurs à l’époque les féministes me sont tombées dessus ; c’étaient de vraies intégristes – pas comme maintenant - et elles me reprochaient de donner une vision trop sexiste de la femme et de ne voir que ce côté-là chez la femme ce qui était évidemment absurde !
Donc celle-ci avait été pris par Guy Vidal chez Dargaud-Pilote et puis après, il y a eu deux ou trois petites histoires qui ont suivi. « Fluide glacial » m’a demandé des trucs aussi. Et en plus à ce moment-là il a fallu que je vive vraiment de mon travail parce que je me suis marié ! Ça m’a poussé à exister vraiment dans le dessin et pas en dilettante parce qu’avant j’étais étudiant, je vivais chez mes parents, le dessin m’amusait… J’ai commencé à faire de la bande dessinée sérieusement. Là, je rencontre Berroyer et on fait le premier Goudard.
Donc commence une période qui dure 20 ans : 1978-1998 où quand un livre de Jacky et moi sortait on avait deux ou trois articles assez élogieux mais par contre on avait un public assez restreint et ça a duré vingt ans pourtant…
Il y avait peut-être un public « restreint » mais il y avait aussi une publication plus restreinte !
Oui c’est vrai ! Finalement on ne vendait pas beaucoup de bouquins mais on existait ! On était connus dans le milieu quand même. Moi j’ai eu des boulots d’illustrations parce que les gens connaissaient mes planches chez « Pilote » ou « Fluide ». C’était une vitrine quand même et donc moi je n’ai jamais ramé, j’ai toujours vécu plutôt bien de mon dessin…
Ah oui ? ! Là vous me permettez de poser un des questions qui me taraudent : Vous avez rencontré un énorme succès depuis « le Sursis ». Comment vit-on cela ?
Alors il y a une phrase magnifique de Guitry qui disait « le succès répond à des règles très précises que personne ne connaît » !
Non ce que je voulais dire c’est comment vit-on ce passage à la lumière ? Il y a des gens qui ont fait la queue depuis cinq heures le matin pour venir vous rencontrer lors de votre dernière séance de de dédicaces par exemple …
Quand on vit pendant vingt ans dans l’ombre et qu’on n’a pas le droit à cela du tout … Les gens ne parlent jamais du pire, mais un jour je vais au salon du livre de Genève - deux ans avant « le Sursis » – on est en 1995, 96 et ils rééditent les « Goudard » et j’y suis invité pour dédicacer : le samedi je n’arrive pas à me rappeler si j’en ai fait deux ou trois et le dimanche j’en ai fait ZERO! Et en plus j’étais à côté de Rosinski qui lui avait une file qui allait jusqu’au parking ! Et je me suis vraiment demandé ce que je foutais là puisque tout le monde s’en foutait (rires) A tel point que je ne voulais plus aller en dédicace pour les suivants ! « Marée basse » je n’ai pas voulu y aller au début, « Pinocchia » non plus …
Et le premier contact avec le succès entre guillemets, c’est quand je suis invité au festival d’Amiens. J’arrive en retard, les auteurs en étaient au dessert, on me sert tout de même un petit truc à manger et l’organisateur me demande si je sais où se passent les dédicaces et il me dit : « tu verras t’es sur la dernière table » … Je mange, j’arrive dans la salle, je croise la file de Bilal alors je fais le tour ; après il y avait trois ou quatre dessinateurs avec chacun trois à quatre personnes après une autre grande file, celle de « XIII », alors je coupe puis à nouveau d’autres dessinateurs avec quelques personnes et puis je continue il y a une grande file et je ne trouve pas ma table . Alors je me dis mais où est-ce qu’ils m’ont mis du coup ? Et je me retourne et je vois que cette file elle est pour « le Sursis ! » C’était un truc formidable et j’en garde évidemment un souvenir un peu ému ! Evidemment je n’avais jamais connu cela mais de très très loin ! Même pour « Marée basse » qui avait été vendu à 12000 exemplaires ce qui était pas mal pour l’époque - l’éditeur me demandait expressément d’en faire un autre – lors des séances de dédicaces il y avait une file de quatre à cinq personnes qui attendaient pas plus … pas comme ça ! Là c’était la FILE !
Et la côte des planches et des illustrations, ça fait quel effet de la voir s’envoler comme cela ?
Alors là c’est encore pire parce qu’on n’y comprend rien ! Alors évidemment ça fait un peu faux modeste, les gens pensent que je fais un numéro, mais tout de suite je les rassure en leur disant « Rassurez-vous je suis capable d’être prétentieux et en particulier sur l’écriture ». Je suis fier de mon écriture, peut -être y a- t-il une revanche par rapport à l’école où j’ai été humilié dans toutes ces matières là …
Pour mon dessin j’ai réussi à trouver une petite sauce comme Loisel. On en discute parfois tous les deux on se dit qu’on a réussi à avoir notre identité : on voit un truc de nous, on sait que c’est nous et ça c’est déjà vachement bien. Dans le dessin je connais toutes mes faiblesses, des fois j’en suis affligé … alors la côte des originaux pour moi c’est un truc dément ! Giraud sur l’échelle des dessinateurs est au grade 200 quand moi je suis à 2 – et je le pense très sincèrement – et aujourd’hui une planche N&B de Giraud coûte le prix d’une de mes planches en couleur donc c’est absurde pour moi ! Moi je ne suis pas dans la même catégorie qu’un dessinateur comme Giraud ou même comme Hugo Pratt ! Mais en même temps je sais qu’il y a de mecs - bon là je ne vais pas balancer des noms - qui sont au même niveau que moi mais eux il n’y a même pas de personnalité dans leur dessin et pourtant ils peuvent vendre plus cher que Giraud ! Je me dis que finalement je suis au milieu…
Enfant, quel lecteur étiez-vous et quels étaient vos auteurs de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?
Je n’étais pas un gros lecteur contrairement à mon père et à ma sœur. Moi je ne lisais pas et je me faisais chambrer parce que je ne lisais pas !
Et pourtant vous avez déclaré dans « L’hiver en été » que si vous aviez été professeur d’art, vous auriez demandé à vos étudiants de s’inspirer des autres artistes pour créer leur propre style ? Quels ont donc été les maîtres qui vous ont amené à la bande dessinée ?
Oui je leur aurais dit de faire les poches à tout le monde et de faire confiance à leurs goûts. ! Pourquoi tu aimes telle personne ? C’est pour de bonnes raisons tout le temps ! Pourquoi j’aimais Guido Crepax ? Je n’étais pas capable de voir s’il dessinait bien ou pas bien mais par contre il y avait une émotion érotique ou une émotion de sensualité incroyable dans ses femmes ! Et je sentais que ça il arrivait à le faire et ça me touchait vachement… Et faire confiance à ses goûts c’est faire confiance au fond à ce qu’on est qui est forcément différent de ton voisin ! J’avais un copain en école d’art qui adorait les noirs de Giraud et moi c’était le trait ! Donc tout le monde peut faire les poches à tout le monde ; deux personnes n’aimeront pas les mêmes choses chez un même artiste et le résultat de leur dessin sera différent.
Et vous avez fait les poches à qui ?
J’ai fait les poches à Giraud/ Moebius évidemment, à Daniel Goossens… le plus terrible c’est que Goossens il avait mon âge ! A 23 ans il était génial. On était malade de voir cela ! Dans d’autres registres j’adorais Gotlib. Il m’a amené à aimer la bande dessinée. Ce qui m’a aussi amené à aimer la bande dessinée c’est le « Pilote » des années 70. J’avais 15, 16 ans et là c’était vraiment la nouvelle vague. Moi je ne suis pas du tout de la vague belge par exemple. Je vois la qualité du dessin de Franquin mais ça ne me touche pas autant que d’autres. Donc dans « Pilote » j’ai fait les poches à Tardi, Pratt, Giraud, Goossens ...
Après les influences étaient plutôt dans l’illustration ou dans la peinture. Il y avait Carl Larsson à 200%, Mucha aussi ; tous ceux qui adoptaient un parti-pris du trait. Autrement, un peu plus tard : Rackham, Dulac, les maîtres de l’illustration anglaise et Norman Rockwell.
Norman Rockwell ? Ça ne m’étonne pas ! On voit une parenté dans ses faciès masculins et les vôtres entre autres ! Et puis ses tranches de vie dans les arrières plans ressemblent aux grandes vignettes de vos albums et aux illustrations qui en sont dérivées …
Oui, absolument, Rockwell c’est vraiment très très dessiné même si c’est de la peinture, il y a une exigence de dessin incroyable et une exigence de récit en un dessin : tu vois un dessin et il raconte une histoire par dessin ! C’est pour cela qu’il a une côte énorme chez les dessinateurs de Bd, c’est parce qu’il est dans la narration, il n’est pas que dans l’esthétisme et d’ailleurs la narration c’est ce que tu retiens de sa peinture. Tu ne vas pas dire « c’est le dessin où le mec il est en bleu, tu vas dire tu sais c’est le dessin où le mec il allume sa télé et puis ça marche pas et il y a un mec sur le toit qui essaye de lui régler » Tu racontes le truc ! C’est vraiment un peintre narratif … une grande pointure
Et vous avez pu voir l’exposition au Mémorial de Caen ?
Non ! Je n’ai pas pu y aller et j’ai reçu des textos d’Emmanuel Lepage, de Daniel (Maghen), « putain viens voir ça ! » mais non je ne l’ai pas vue !
Sinon j’aimerais savoir pourquoi vous avez voulu devenir auteur complet?
Je suis comme Matteo : je fais un truc quand tout d’un coup il n’y a plus trop d’autre solution ! Par défaut ! Pendant six, sept ans, Claude Gendrot qui était éditeur chez Dupuis, chez Aire Libre, m’a proposé des scénars et moi je n’étais pas convaincu. C’était des trucs bien hein … mais ce n’était pas mon univers ! Souvent les dialogues me gênaient… faut dire que j’avais bossé avec Berroyer ! Alors les dialogues dès que ce n’était pas super juste, ça me gênait …
J’avais vraiment envie de mouiller le maillot parce que j’allais avoir 40 ans donc je m’étais dit si tu veux faire un truc bien, faut le faire maintenant ! Et comme je ne trouvais pas d’histoire, je me suis dit et bien racontes-en une ! J’étais assez confiant sur les dialogues. Je ne dis pas que je suis un écrivain, mais par contre par rapport à ce qui se fait dans la Bd, je ne me mets pas dans les plus mauvais (rires). Je me mets dans les mecs qui ont du ton tout de même ! J’avais confiance en moi pour les dialogues parce que quand je singeais un connard du Front National ou un mec de la CGT ou du PC un peu borné en deux mots, en fin de repas, je faisais marrer tout le monde. Je savais que ça me venait tout seul.
Pour moi le dialogue c’est du mimétisme, ce n’est pas de l’écriture. Tous les gens qui essayent « d’écrire » un dialogue, ça ne peut pas marcher !
Mais les dialogues ce n’est pas que du mimétisme, il y a tout de même une petite musique !
Mais là vous ne parlez pas des dialogues, vous parlez de l’écriture, c’est autre chose ! Les dialogues ce n’est pas de l’écriture ; pour les dialogues il faut penser à une situation comme un mec qui manque de se faire écraser, la bagnole lui passe à deux doigts des pompes et là il faut se demander : « qu’est-ce qu’il dit ?» et là tu prends le premier truc et ce premier truc il est juste ! Ton personnage il pourrait dire « Putain… mais il regarde où le mec là ! »… Pour moi le dialogue ça ne s’apprend pas.
C’est le don d’observation en fait ?
Voilà. Le mimétisme c’est de t’imprégner de pleins de trucs et après tu les retiens et après quand tu te mets dans une situation ça ressort naturellement tout seul.
Mais est-ce que cela n’est pas lié non plus au dessin de presse des débuts où l’on est obligé de croquer en quelques traits ?
Non je ne crois pas parce que pour le dessin de presse j’étais utilisé vraiment comme illustrateur, je n’étais pas un chroniqueur pertinent ! Pour certains c’est vrai cela a été formateur : Pétillon par exemple est passé par le dessin de presse mais il avait tellement cela en lui ... Pétillon était d’une intelligence rare, c’était un génie du raccourci et un grand dessinateur donc lui il était fait pour ça.
Vous portez tout de même beaucoup d’attention aux détails signifiants comme dans le dessin de presse : J’ai relu la série complète des « Matteo » et je me suis aperçue que vous n’avez jamais présenté autant de pages muettes que dans les deux derniers avec des grandes cases ou des gros plans avec des expressions très travaillées des personnages …
Je ne me rends pas bien compte de cela … dans les deux derniers oui, c’est vrai. Mais en même temps, j’ai intégré ce que m’avait très justement dit Baru – qui est un grand narrateur graphique—à propos du premier épisode de « Matteo ». Il trouvait que souvent, et dans les scènes de guerre en particulier, le texte et le dessin faisaient double emploi et il m’avait dit : « Fais confiance à ton trait ». Donc, j’utilise plus de cases muettes …
J’aime beaucoup « Le sursis » et « Le Vol du corbeau » mais il me semble qu’il y a une profondeur psychologique dans « Matteo » qu’on ne trouve pas dans les deux diptyques précédents, peut-être parce que ça s’étale sur plus de tomes aussi …
Oui, c’est sûr pour « Matteo » ! Pour « le sursis » ce n’était quasiment pas le sujet ! Pour moi « Le Sursis » c’était un truc assez léger. C’était à une période de ma vie où j’étais très heureux, tout allait bien, j’étais dans mes rêveries, j’étais très positif. Quand j’ai fait « Matteo » je vivais des choses un peu plus complexes, j’étais plus dans la noirceur et puis je m’y plaisais, j’avais envie d’exprimer cela … Il y avait une ambition d’écriture de ça vraiment et donc de profondeur des personnages …
C’est très célinien je trouve ! Matteo, c’est un peu le Bardamu de Voyage au bout de la nuit : il est balloté dans les conflits et les grands évènements du début du siècle, un peu passif aussi, même avec les femmes …
Oui c’est vrai !
Il n’apparaît même plus sur le tome 5 alors que c’est le héros éponyme !
C’est vrai ? J’ai même pas fait gaffe ! Mais sur la 2 non plus !
Si sur la 2 il est derrière … dans le défilé au second plan juste derrière Léa ! Au départ je pensais que c’était juste sur le tirage de tête (c’était aussi le cas pour le TT du tome 4) mais cette fois c’est également vrai pour le tirage de l’édition normale. Donc c’est révélateur non ?
C’est un mélange des deux, je trouve … C’est un peu dur de le définir simplement comme « passif ». Je pense que ses grandes décisions viennent de la conjonction de plusieurs éléments. Pratiquement tout le temps il y a une histoire d’amour qui capote ou il y a un truc … Ses décisions politiques ne répondent pas uniquement au raisonnement. Je me rappelle quand j’avais 16 ans, j’étais militant au PC, j’étais militant et j’y croyais … mais je me rappelle que j’allais aux réunions parce que j’étais amoureux d’une nana qui y allait ! Il n’y aurait pas eu cette fille là je n’aurais pas été présent à toutes les réunions alors que là je n’en manquais pas une !
Il y a une phrase que Jean-Claude Denis m’a dite un jour qu’on discutait « Moi je crois qu’on ne choisit pas dans la vie enfin on choisit comme l’eau choisit sa direction ». En fait, il a raison : ce n’est pas l’eau qui choisit, c’est le terrain ! Et je crois que neuf fois sur dix c’est ça : on choisit juste le supportable, le truc qui est dans vos cordes et il y a des choses auxquelles on pourrait rêver mais on sait que ce n’est pas pour soi. Pour revenir à Matteo c’est un peu ce qui lui arrive avec « la femme d’à côté de sa vie ». Et puis c’est vrai mes femmes choisissent davantage. C’est féminin pour moi. Je l’ai vu en relisant « Matteo 3eme époque » Augustin dit à Amélie « Alors tu m’abandonnes ? » et elle, elle, répond « je ne t’abandonne pas, je te quitte ».
Donc Matteo c’est une BD féministe alors ?
Non, parce que pour moi féministe ça veut dire lutter contre ! Pour moi « Matteo » c’est un récit qui respecte les femmes.
Qui les idéalise même peut-être, non ? Il y a de véritables « trognes » masculines y compris Matteo. Mais les femmes elles ne sont pas caricaturées et sont même épargnées par les outrages du temps !
Là je plaide coupable, je ne peux pas me défendre !
Elle a quel âge Amélie ? Une vingtaine d’années en 18 ?
Même pas, elle a à peine ça, oui… elle est jeune. Moi je voyais une gamine de 17, 18 ans. Donc en 1936, elle a trente-six ans ...Ce que je dis à chaque fois là-dessus, parce qu’on me coince à chaque fois …
C’est vrai que je n’ai pas l’impression de faire preuve d’une originalité folle là !
Mais c’est totalement légitime, je me suis posé aussi la question en les dessinant tout de même ! En fin de compte mon argument c’est de dire : si on n’a pas le droit à ça dans les fictions ce n’est pas la peine de faire de la fiction…
Oui et puis honnêtement les lecteurs seraient déçus si elle était vieille !
Oui, mais ça vient d’une faiblesse, c’est que je n’arrive pas à dessiner mes héroïnes avec vingt ans de plus aussi belles qu’à vingt ans alors que dans la vraie vie c’est comme ça. Alors je ne les fais pas vieillir … A 45 ans aujourd’hui les femmes sont souvent plus belles qu’à 25. Il y a des femmes que j’ai connues quand elles avaient 27 ans et qui en ont 47 aujourd’hui et qui n’ont rien perdu de leur peps, de leur charme, de leur séduction. Aujourd’hui je croise des femmes de 50 ou 60 ans et je les trouve super belles et désirables parce qu’elles ont un vécu aussi et sont beaucoup moins lisses qu’à 20 ans.
Vous avez un plan d’ensemble de la série ?
En général oui, sauf pour le tome 2. De l‘influence encore ! j’avais trouvé une fin, je m’en rappelle même plus ce que j’avais prévu et j’entends Rébecca (Manzoni son amie de vingt ans co-autrice de l‘artbook « l’Hiver en été » NDLR) qui interviewe Coppola sur « Eclectick ». Il lui déclare : « on ne fait jamais assez attention à la fin d’un film : un film un peu moyen avec une fin formidable, tout le monde sort en disant c’était génial ! Un film formidable avec une fin un peu loupée ou un peu décevante tout le monde dit hum, c’était bien mais … » donc, après avoir entendu ça, j’ai refait la fin du tome 2 ! Je me suis dit : je ne peux pas me contenter de cela, c’est sûr que je peux faire mieux tout de même. Donc pour celui-là je ne savais pas exactement comment ça allait finir mais en général je le sais.
Pour le tome 6 et dernier, j’ai la dernière phrase. Je l’ai depuis trois bouquins. Je savais que ça finirait par cette phrase-là.
Dans la série « Matteo » vous alternez l’évocation de grandes périodes (T1 ; T5) et d’instants beaucoup plus brefs (T3, T4). Pourquoi cette variation de rythme ?
Ca je ne le décide pas. Je ne sais pas Je pense que je ne serais pas très content de moi si je regardais cela de plus près parce que par exemple sur le dernier je trouve qu’on ne sent pas assez le temps qui passe, la guerre qui est passée. Je veux bien que ce soit concentré sur les personnages et qu’il n’y ait que ça qui compte mais un peu trop, là, je trouve !
Avez-vous l’impression de créer une petite comédie humaine à la Balzac en faisant se rejoindre les personnages du « Sursis » et du « Vol du corbeau » (et aussi un cameo d’un personnage de Matteo apparemment) avec le nouveau cycle que vous avez en projet ?
Non ! La suite c’était de me dire « putain j’ai fini « le vol du corbeau » avec le béret qui tombe de l’autre côté c’est un peu léger ! Les gens se demandent tout de même ce qu’est devenu François et puis j’avais prévu de le faire avant même de commencer « Matteo ». Ça se passera en Indochine et ce sera en deux tomes et là pareil, j’ai déjà la fin !
Et faites-vous comme Loisel ? Il m’avait dit qu’il avait écrit la totalité du scénario de « la Quête avant la quête » parce qu’il voulait tout écrire avant de ne plus pouvoir en être capable !
Au moment du « Sursis » je flippais de ne plus pouvoir et de tomber malade, là je n’avais pas encore de prétention d’œuvre mais j’avais envie que ça aille au bout quand même parce que pour moi ça comptais ! Même s’il n’y avait pas la gravité d’après, ça comptait pour moi de raconter cela et je me souviens, un jour j’ai dit à Claude (Gendrot son éditeur) « ça y est tu vas être sûr de pouvoir le publier, il peut m’arriver n’importe quoi j’ai fini les planches en noir et blanc tu pourras toujours faire faire la couleur par quelqu’un d’autre ! « Et j’avais 42 ans !
Après ça a été pareil au début pour « Matteo » et puis maintenant je m’en fous ! Non mais vachement plus ! Peut-être parce que j’ai pris un peu de recul par rapport à l’importance de tout ça ! Mais bon je serai content de finir « Matteo » et d’arriver à ma fameuse phrase !
C’est marrant on ne réfléchit jamais assez mais si c’était à refaire, « Matteo » je concentrerais beaucoup plus : je n’aurais pas commencé en 14 mais en 1936 pour vraiment développer l’espoir du Front populaire.
Mais il y a un album complet qui y est consacré tout de même ! Et c’est d’ailleurs un très bel album …l’un de mes préférés !
Oui pour moi aussi mais a priori ce n’est pas celui que les gens préfèrent. Moi j’y trouve de la légèreté dans celui-là !
Quelles techniques utilisez-vous traditionnelles ou numériques ?
Traditionnelles ! A savoir je fais un brouillon sur une feuille volante légère que je reprends à la table lumineuse sur un papier aquarelle et je n’arrive toujours pas à savoir quel papier utiliser car je n’arrête pas de changer et je n’ai pas encore trouvé le papier idéal. Une fois que j’ai repris à la table lumineuse le crayonné, j’encre le crayonné et je fais la couleur. Ce n’est pas de l’aquarelle même s’il y en a parfois mais c’est surtout de l’encre acrylique.
Quelle étape de la réalisation d’un album vous procure le plus de plaisir ?
Je ne sais pas parce que les satisfactions sont tellement différentes …tout ce qui est dessin y compris la couleur c’est assez apaisant quand tu n’as plus que cela à faire, comment dire, il n’y a plus vraiment de stress donc ça c’est très reposant. En même temps la partie où t’écris, tu te surprends à trouver des façons de dire les choses donc ça c’est très très plaisant aussi mais bien plus angoissant parce que tu ne sais jamais si ça venir ! Si tu es en forme et un peu audacieux le scénar est plus excitant ; mais si tu n’es pas trop en forme, tu es content d’avoir du dessin à faire parce que tu n’as plus qu’à dérouler ton métier pratiquement. Tu peux te concentrer sur ton savoir-faire et te donner à fond dedans, t’es sûr de ne pas avoir perdu ta journée, t’es sûr du résultat enfin à peu près …. Avec une réussite qui est d’une certaine amplitude, ça ne veut pas dire que tout va être bien mais en tous cas tu avances !
Ça veut dire que vous n’avez jamais l’angoisse de la page blanche pour le dessin ?
Pour le dessin non… le dessin c’est tout de même un métier, c’est comme si un musicien disait qu’il a l’angoisse de la page blanche pour jouer de la musique. T’es musicien t’as appris des morceaux soit avec des partitions ou de mémoire et quand il s’agit de les jouer, tu les joues ! Il y a des jours où tu les joues mieux que d’autres, tu peux te ramasser au milieu, mais enfin il n’y a pas d’angoisse de pas jouer … Mais écrire un morceau de musique par contre, là tu peux avoir l’angoisse…
Mais trouver l’incarnation d’un personnage ce n’est pas évident non plus !
Là, c’est la période de création des personnages et c’est encore un peu autre chose oui … Parce que tant que ça ne correspond pas à ce qu’on cherche, on est à la case départ. Tant que tu n’as pas trouvé, tu n’as pas trouvé ! Alors tu peux dessiner sans finalement ne rien retenir de ce que tu as dessiné… Mais une fois que tes personnages sont créés, il n’y a plus qu’à mettre en scène ; ce n’est pas si compliqué …
Dans la série « Matteo » est-ce qu’il y a justement un personnage que vous avez eu du mal à incarner ?
Attendez … pas tant que cela. Paulin non c’est sûr, j’étais content de ce personnage, Matteo non plus évidemment … Ah si je m’en rappelle ! C’est un personnage très secondaire : le curé par exemple j’étais moyennement content. J’ai gardé ça, mais bon … Même chose pour le général mais tant que ce ne sont pas des personnages majeurs, tu te dis : bon ils peuvent avoir cette gueule là ça ira très bien ! Tu ne te prends pas le chou pendant des heures à trouver exactement … Par contre, pour les personnages principaux, là tu as intérêt à ne pas te louper et à être à l’aise avec. Là d’ailleurs je vais dessiner Louis, le fils de Matteo et Juliette, à longueur de pages pour le prochain tome et je sais que j’étais assez moyennement content aussi de lui ! Et il avait une sale gueule quand même : il va falloir que je le rende sympa !
Il y a peu de temps vous avez publié un artbook chez Daniel Maghen qui est très connu pour le soin qu’il porte à l’édition des titres qu’il choisit. Pourriez-vous nous dire comment est née cette collaboration et ce qu’elle vous apporte?
Notre collaboration a commencé il y a 20 ans au moment du « Sursis » quand il s’est intéressé aux planches et puis c’est devenu assez rapidement une exclusivité. Ça s’est fait naturellement. Au début notre collaboration était un peu compliquée. C’était un peu comme dans les westerns où on se met une bonne peignée et puis après on va boire un verre au saloon ! On s’est même engueulés un moment, on ne s’est pas vus pendant trois ou quatre mois et puis on s’est rappelé. II avait entendu dire que, malgré le fait que nous nous étions fâchés, je disais tout de même du bien de lui quand il était attaqué sur des trucs que je trouvais injustes en particulier sur le fait que c’était pas un passionné, qu’il n’était pas réglo… Je trouvais ça complètement infondé et je le disais et ça lui est revenu aux oreilles. Il m’a recontacté et après on est vraiment devenus vraiment amis et ça dure depuis une vingtaine d’années maintenant et c’est quelqu’un en qui j’ai vraiment confiance.
Qu’est-ce que ça m’apporte ? Et bien ça m’apporte une valeur ajoutée sur les originaux et ça c’est lui qui l’a quand même mis en avant ! Moi j’aurais jamais osé faire grimper le prix de mes dessins comme ça !
Et pour l’édition de l’artbook ? C’est tout de même un ouvrage de très belle facture !
Oui, là j’étais super heureux. L’idée était venue, au départ, de faire un livre sur tous les dessins qui avaient été faits pour des ventes aux enchères et qui avaient été vendus et avaient disparu de la circulation et donc que personne n’avait vus ! A part chez Christie’s, une fois, quand ils avaient édité un catalogue spécial sur mon travail, ces dessins personne ne les avaient vus : ils sont restés trois jours affichés chez Christie’s et puis le samedi ils étaient vendus et voilà ! Heureusement Daniel avait dit « je veux absolument maintenant faire des scans de tout ce que tu dessines » et c’est ce qu’on avait fait. C’est aussi grâce aussi à Vincent Odin et Emmanuel Leroy qui sont tous deux incroyablement bons et ont vraiment la vista et un goût sûr, ils ont réussi à faire en alternant la taille des dessins, en alternant des dessins cadrés et des dessins à fond perdu une mise en page vachement bien et un bouquin magnifique. Je suis très content et puis l’interview de Rebecca est tout de même au top ! J’ai même l’impression d’être intelligent dedans !
Donc vous trouvez qu’il est plus complet que le précédent : « Jeanne et Cécile » ?
Oui, « Jeanne et Cécile » on l’avait fait un peu dans l’urgence on avait mis un peu tout ce qu’il était possible de mettre alors que là au contraire on a élagué. Au début dans « l’hiver en été » il ne devait y avoir que 30 dessins ou 40 dessins -- comme c’était des double pages pour certains ça faisait tout de même un bouquin – C’est devenu un projet beaucoup plus ambitieux en reprenant des pages de bds.
J’ai fini par me laisser convaincre parce qu’au début je ne voulais y mettre que les dessins qui avaient été réalisés pour des ventes aux enchères. Du coup on a repris plein de dessins et c’est très bien, ils ont eu raison de faire cela. C’est Daniel d’ailleurs qui a vachement influencé, il voulait même en mettre encore plus. Il a fallu le calmer !
Pour l’autre artbook, je pense qu’on n’avait pas assez de matériel pour faire un truc vraiment top du coup il y a plein de dessins qui sont tout de même très moyens!
Donc ce nouvel artbook c’est votre œuvre pour la postérité ?
Je pense qu’on aura du mal à faire mieux ! « L’hiver en été » ça me plaît pour mes petits-enfants. Je ne sais pas combien de temps je les connaîtrais mes petits-enfants mais mes enfants ils connaissent mes obsessions, mes travers, ils connaissent tout de moi. Un moment j’étais passé sur une émission sur RFI , une émission qui durait une heure donc j’avais vraiment eu le temps de causer et mon fils aîné l’avait écouté et il m’avait dit : « Non c’était bien mais je t’avouerai un truc papa : moi je n’ai rien appris, je savais tout ! »… Je ne l’ai pas surpris une seconde ! Alors que mes petits-enfants, il est très possible qu’ils ne connaissent rien de moi à part le grand-père privé mais ils ne connaitront pas tout ce qui m’intéressait dans ce métier, tout ce qui a fait que j’ai fait cela, tout ce qui a motivé ma vie d’homme et pour le coup je suis super heureux que ça existe pour eux en particulier. Mes deux grands-mères sont décédées quand j’avais 28 ans mais mes grands-pères sont morts bien plus tôt …
Alors que mes petits-enfants quand ils seront adultes peut-être que je ne serai plus là mais en tous cas ils auront une trace de ce que j’ai essayé de faire vraiment et de ce que je suis vraiment. La vision que tu as normalement de ton grand-père c’est la vision d’un monsieur qui a deux générations d’écart avec toi et qui te regarde comme un gamin. Il peut avoir une grande complicité avec toi mais c’est une complicité qui n’est pas sur un pied d’égalité alors qu’avec le bouquin qu’ils liront adultes on sera au même niveau, un niveau adulte.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos autres projets en particulier sur celui avec Isabelle Davion (maître de conférences en histoire contemporaine à la Sorbonne qui a signé la post face du « Rapport W » de Gaétan Nocq chez Maghen et en a été le conseiller historique NDLR) ?
On va s’appuyer sur les utopies qui ont existé : l’anarchisme, le communisme, le fascisme qui est une utopie aussi… Tout cela avec une vision dans le rétroviseur du passé : comment on a proposé aux gens des utopies clés en main adaptables à des sociétés entières et ce qui existe aujourd’hui. C’est une enquête : où sont passées les utopies ? Maintenant les utopies, c’est quoi ?
Et ce sera sous quelle forme ? Un ouvrage théorique illustré ou une bande dessinée ?
Je pense que je vais nous dessiner elle et moi. Je me suis demandé si j’allais créer des personnages ou pas et puis j’ai pensé aux « Ignorants » (de Davodeau) donc je vais nous mettre en scène au premier degré parce qu’en fait on a presque une génération de différence avec Isabelle.
Moi je fais partie de la génération où on a juste été lucide sur le fait que c’était pas trop la peine d’investir sur ces utopies mais du coup on n’a rien fait, on n’a pas su conserver les acquis des gens qui se sont battus au nom de ces utopies. A chaque fois je repense à ça mais quand même dire un moment on va payer les gens à ne pas travailler pendant 15 jours c’était totalement utopique ! Et nous après on n’a rien fait… J’avais envie de raconter un truc sur ma génération …Mais pour l’instant on en est vraiment au début avec Isabelle …
C’est un peu comme pour l’artbook alors ? Puisque vous disiez que vous allez grâce à lui laisser une trace de ce que vous étiez à vos petits-enfants ?
Oui, c’est la continuité de cela et de « Matteo » aussi où les idéologies étaient très importantes. A partir du moment où on est au minimum dans la sincérité pour raconter des choses qui nous tiennent à cœur, il y a forcément une cohérence. C’est tout de même un peu obsessionnel ! Je ne sais plus qui disait « un écrivain écrit toujours le même livre » c’est tout de même un peu vrai ! Si tu te sers comme matière première du fond de ce que tu ressens, c’est forcément cohérent …
Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur?
En musique, il y a une femme qui s’appelle Mélodie Gardot quand j’ai découvert cela j’ai vraiment pris une claque et puis un guitariste qui s’appelle Kenny Wayne Shepherd. C’est un musicien qui existe depuis un moment et j’ai vu une vidéo où il joue avec son pote chanteur, ils sont tous les deux, il n’y a pas de batterie, pas de basse, ils sont tous les deux à la guitare et au chant et ça pousse les murs ! C’est totalement aérien, c’est dément, c’est le GROS GROS coup de cœur ! Ça m’a même éloigné de la guitare (j’en ai fait beaucoup) : c’est tellement parfait, c’est tellement ce que j’aurais voulu faire que je me dis pfff … ça sert à quoi de jouer dans ton coin ? T’es un peu écrabouillé par tout ça.
Ça fait un moment que je ne suis pas allé au cinéma mais en séries celle que j’ai vraiment aimée c’est « le bureau des légendes ». Pour moi c’est ce qui se fait de mieux…
Merci encore une fois d’avoir pris le temps de nous répondre ! Et à nouveau félicitations pour votre magnifique artbook et pour ce cinquième tome de « Matteo ». Ça donne très envie de découvrir votre prochain opus!