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Entretien avec Florent Bossard
Interview accordée en mai 2020


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Je suis farouche tout court, alors au début je vouvoie, oui. Et puis ça permet de faire évoluer les relations !

Pouvez-vous nous parler de vous en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)
N'ayant aucune compétence en fiscalité et n'ayant pas les moyens d'avoir un comptable (pas plus que le montant de mon revenu ne m'y oblige), le paysage est extraordinairement plat de ce côté ! Autrement, j'ai 33 ans, mon parcours scolaire était orienté littérature et artistique pour finir par l'école Pivaut à Nantes qui enseignait le dessin technique, artistique et narratif. Avec pourtant la sensation d'être autodidacte puisque j'avais commencé tôt à dessiner, à monter des projets via des forums sur internet où on se rassemblait en amateurs, c'était l'ère d'avant celle des réseaux sociaux ! C'est seulement après, avec cette école, que j'ai pris mon premier cours de dessin (j'avais bien conscience d'avoir quelques lacunes techniques pour le dessin que je souhaitais avoir mais des choses étaient déjà là).

Kilomètre zéro, illustration © Bamboo / Bossard / PiatzsekEnfant, quel lecteur étiez-vous et quels étaient vos livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?
Lecteur laborieux et tardif puis enthousiaste. Je lisais un peu de tout je crois, tout y passait, de la bibliothèque verte à Oui-Oui en passant par Roal Dahl ou Claude Ponti. De la bande dessinée aussi oui, au début il y en avait deux : « Astérix et le Combat des Chefs » et « Tintin au Congo » (de fait, je n'ai jamais été un grand fan de Tintin) mais aussi une vieille BD Fleurus des années 50 « le mystère de Ker-Polik », ligne claire.

A quel moment l’idée de devenir auteur de BD a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité votre vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Je n'ai pas souvenir d'une révélation, mais ça me semblait évident, j'aimais dessiner, et le dessin que je connaissais était dans les bandes dessinées ou dans les peintures à la gouache des séries du genre « la vie privée des Hommes », donc c'était ce que je voulais faire, et ça ne s'est jamais vraiment démenti (sauf pour la deuxième partie, je ne suis désespérément pas peintre). En bande dessinée, Franquin, Uderzo et Morris tenaient le haut du pavé, Gotlib aussi, en format de poche trouvé dans les vide-greniers.
Pour la suite du parcours, le problème n'est pas tant de signer son premier contrat, le tout c'est de pouvoir continuer. Continuer à avoir l'énergie, à chaque fois, de se lancer dans de nouveaux projets sans savoir si cela aboutira. Avant Kilomètre Zéro, j'avais monté un dossier (bien sûr sans la moindre indemnisation ou intermittence, on prend sur soi, on doit répondre à des commandes ponctuelles en même temps pour payer les factures, plus on le fait, moins le dossier avance vite, etc) avec deux scénaristes qui n'a pas trouvé preneur, enfin si, mais dans des conditions financières inacceptables. Et avant cela j'ai eu une aventure éditoriale malheureuse avec Léviathan. L'ambiance est heureusement toute autre chez Grand Angle.

Kilomètre zéro, recherche © Bamboo / Bossard / Piatzsek
Pourquoi la série a-t-elle été arrêtée alors que scénario et dessins étaient particulièrement captivants ?
Léviathan c'était censé être un genre de grosse machine, deux scénaristes pour un scénario très écrit, un nombre de pages conséquents à fournir pour chaque tome, dessin et couleur. On n'avait pas ménagé notre peine d'ailleurs. Seulement, en face, l'implication n'était pas la même. On avait signé chez Casterman très peu de temps après son rachat par Gallimard, les équipes avaient changé et l'envie de travailler sur ce projet avait l'air d'avoir changé aussi. En témoigne, exemple parmi beaucoup d'autres, la couverture du premier tome qui a dû être réalisée en urgence avant telle réunion commerciale alors qu'avec les scénaristes, on avait travaillé dessus plusieurs mois avant, avec des propositions toujours refusées catégoriquement. Réaliser une bande-dessiné est déjà ardu, alors si il faut en plus se battre contre son éditeur ça n'est pas jouable. Alors, au vu des ventes de ce premier tome, sûrement grevées par cette couverture et de la mauvaise mise en place du second, on a décidé, les scénaristes et moi-même, d'arrêter les frais, la série était comme morte-née.

Kilomètre zéro, recherche © Bamboo / Bossard / PiatzsekQuelles sont pour vous les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
La surprise, parfois, de voir la vie s'organiser toute seule sur les pages. Mais dans l'immense majorité des cas, à peu près tout le temps, c'est laborieux (mais il ne faut pas le dire, le lecteur ne doit pas le sentir, ça doit couler de source !).
Pour les difficultés j'en parle un peu dans la question précédente. Je peux ajouter qu'être auteur aujourd'hui, c'est vivre dans le libéralisme le plus parfait. Tout le monde a a priori sa chance, mais si tu tombes, personne ne te rattrapera.

Comment avez-vous rencontré Stéphane Piatzszek avec qui vous signez Kilomètre Zéro, série dédiée à l’œuvre de Nicolas Koechlin et qu’est-ce qui vous a séduit dans son scénario ?
C'est Hervé Richez, le directeur de Grand Angle, qui m'a proposé ce scénario, parmi d'autres. La lecture d'un scénario, dans sa forme, est rarement plaisante, c'est un document technique. Mais le script de Stéphane ressemble à une continuité dialoguée, comme une pièce de théâtre, c'était très bien écrit, notamment les relations entre les personnages, leur vivacité. Quant au sujet, j'adore prendre le train mais je ne m'étais jamais penché plus que ça sur son histoire. En revanche, j'aime beaucoup l'Histoire tout court et particulièrement le XIXe siècle.

Kilomètre zéro, recherche © Bamboo / Bossard / PiatzsekY a-t-il une anecdote qui vous aurait marqué sur l’histoire de chemin de fer ?
Pas d'anecdote particulière mais la découverte de toute son histoire et surtout la sensation de mieux comprendre la situation actuelle : la construction des différentes lignes n'est pas pensée par l'Etat, ce ne sont que des initiatives privées sans cohérence, avant que Napoléon, le troisième, n'y mette son nez. C'est le Second Empire qui organise ce plan en étoile où tout part de Paris, mais chaque compagnie a toujours sa gare dans la capitale pour exploiter la ligne qu'elle a construite. Il faudra attendre le Front Populaire pour que la SNCF naisse, la Société Nationale, et non pas la « compagnie », elles avaient très mauvaise réputation et l'Etat rachète également toutes leurs dettes en créant la SNCF.
De la même façon, ces compagnies avaient besoin d'une main d'oeuvre fidèle, il ne s'agissait au début que d'ouvriers ou de paysans qui « cheminaient » pour trouver du travail. Le cheminot se voit alors offrir des conditions qui doivent lui faire abandonner toute autre tâche. Avant toute notion de service public, les compagnies vont pouvoir les fidéliser, eux et leurs familles, leur assurer le gîte notamment, mais loin des centres urbains et de l'agitation politique.

Graphiquement, comment avez-vous abordé cette série ? Quelles techniques et outils avez-vous utilisé pour composer les magnifiques planches de l’album ?
Merci ! J'ai un goût pour les encrages forts et, le nez dans les gravures des caricaturistes dont je parle dans la question suivante, ce penchant est devenu un peu envahissant. De plus, cet encrage, hachuré, texturé, m'a semblé être justifié pour raconter cette époque. Cet encrage est là pour faire ressentir la dureté de cette époque, de la révolution industrielle, ce qu'elle fait aux corps.
Les couleurs, plus lumineuses, peuvent rappeler que l'idéalisme des lumières et les velléités utopiques sont encore là, bien que finissantes. L'essentiel étant raconté au dessin, les couleurs ont plus de liberté, elles apportent un certain punch, ravivent l'ambiance. Le tout est réalisé en numérique avec deux programmes, pour lesquels j'ai à chaque fois créé mes outils, cette plume charbonnée pour le dessin par exemple.

Kilomètre zéro, case du tome 2 © Bamboo / Bossard / PiatzsekA-t-il été aisé de trouver la documentation pour mettre en image cette série ? Si vous aviez un bouquin à conseiller à un lecteur désireux d’en apprendre plus sur l’époque ?
Non ! D'une manière générale, l'époque est difficile à saisir. L'histoire se situe au début du XIXe siècle, en pleine Monarchie de Juillet, une période peu traitée et coincée entre deux Empires. On est en transition entre les Temps Modernes et l'Epoque Contemporaine. Et pourtant elle est primordiale dans l'histoire de France puisqu'elle marque un tournant libéral dans la construction de ce pays tel qu'on le connaît aujourd'hui.
La peinture, elle, transite entre néo-classicisme et romantisme, autant dire que la peinture de genre, prendre la vie paysanne comme sujet, n'était pas à la mode. Mais il fallait bien que je me fasse une idée de ce à quoi ressemblait cette société, en 1830, qui étaient ces bourgeois, qui étaient les ouvriers, l'étaient-ils depuis longtemps, en classe sociale organisée ? Ou étaient-ce des paysans désœuvrés quittant les champs pendant la saison improductive ? Et comment pensaient-ils, que voyaient-ils ?
Alors, outre la littérature, scientifique (le Rapport de Villermé sur la condition ouvrière) ou romanesque (on est un peu après l'époque du Hussard sur le Toit, des Misérables, ou du Rouge et le Noir pour situer) du secours m'est surtout venu de ces artistes anglais ou même danois qui sillonnaient l'Europe en dessinant sur le motif. Pour la France, les caricaturistes Gavarni, Traviès ou Monnier m'ont donné un bon coup de main et la peinture de genre était bien plus développée en Allemagne et en Suisse qu'en France !
Quant à un bouquin, il y a les mystères de Paris d'Eugène Süe, le Netflix de l'époque, chaque sortie d'épisode est un événement, tout le monde se l'arrache, l'achète, le revend, se le fait lire...
L'auteur est un aristocrate célèbre et célébré pour des romances à qui on lance le défi de raconter les bas-fonds de Paris. Il s'y rend incognito, il se bouche le nez mais il fallait bien qu'il aille voir à quoi ça ressemblait. Et si au début, il raconte ce qu'il voit avec le fossé social qui le sépare de ses sujets, il va petit à petit évoluer, jusqu'à devenir républicain et être élu député après la révolution de 48.
Kilomètre zéro, case du tome 2 © Bamboo / Bossard / Piatzsek
Concrètement, comment s’est organisé votre travail à quatre mains avec Stéphane Piatzsek ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de votre travail ?
Je suis allé voir Stéphane chez lui, il habite à Mulhouse même alors ça m'a permis de faire d'une pierre, deux coups : se rencontrer, discuter du projet, et découvrir la ville et trouver de la documentation sur place. Pour la suite, Stéphane m'a laissé parfaitement libre.

Ça consiste pour moi en premier lieu à découper le scénario, en cases, en pages. C'est là qu'on impulse le rythme de la narration, de la lecture. Et puis très classiquement je conçois la page, je les dessine au brouillon, tout doit se mettre en place, l'architecture de la page, les textes, les plans, tout est décidé là. C'est l'étape que j'envoie à Stéphane et à l'éditeur. Ensuite, il « suffit » de tout dessiner, puis de mettre en couleur. Sur le premier tome j'ai travaillé par scène, storyboard puis encrage, la colorisation est intervenue à la toute fin sur tout l'album. Pour le tome 2, j'ai réalisé l'entièreté du storyboard avant de ne commencer à dessiner la première page.

dan les coulisses de l’album
Kilomètre zéro, scénario © Piatzsek Kilomètre zéro, découpage de l'album © Bamboo / Bossard / Piatzsek
Kilomètre zéro, rough de la planche 36 © Bamboo / Bossard / Piatzsek Kilomètre zéro, encrage de la planche 36 © Bamboo / Bossard / Piatzsek Kilomètre zéro, mise en couleur de la planche 36 © Bamboo / Bossard / Piatzsek


Quelle étape vous procure le plus de plaisir ?
Elles ont chacune leur intérêt, je pense que je serais frustré si l'une sautait. Le storyboard, c'est la narration et la mise en scène, l'encrage c'est le plaisir du dessin, de rentrer dans le dur, de faire naître tous ces personnages et ces décors, et la couleur met le point final à l'affaire, réalisée le plus rapidement possible pour donner plus de cohérence à un album dessiné sur toute une année.
Ce qui m'intéresse le moins, c'est le crayonné, que je réduis d'ailleurs à son strict minimum. Grâce au numérique je peux travailler sans cette sécurité et je peux recommencer à volonté et gagner en spontanéité.

Comment élaborez-vous généralement l’apparence de vos différents personnages ? Certains sont-ils passé par différents stades avant de revêtir celle qu’on leur connaît ?
Sur ce projet, il y a plusieurs mécanismes. Pour certains personnages, il s'agit simplement de leurs portraits historiques, c'est le cas de Nicolas et André Koechlin, leurs portraits m'allaient très bien.
D'autres viennent d'autres portraits d'époque, Léo par exemple, m'a été inspiré du portrait d'un prince russe. Je ne l'ai pas recherché mais, tombé sur ce portrait, je me suis dit « Tiens, voilà Léo ! ». Pour d'autres, c'est le cas de Salomé et des deux frères ouvriers, ils s'imposent à la lecture du scénario, les dialogues les font vivre, leurs personnalités apparaissent.

Kilomètre zéro, case du tome 2 © Bamboo / Bossard / PiatzsekPouvez-vous en quelques mots nous parler de vos projets présents et à venir ?
A part quelques travaux d'illustrations ponctuels, je me concentre surtout sur cette trilogie pour avoir un rythme de parution régulier. Dessiner une bande dessinée est comme un marathon, mieux vaut ne pas s'arrêter, on pourrait ne pas repartir !

En cette étrange période de confinement, auriez-vous un bouquin, un film, jeu ou série que vous conseillerez à nos lecteurs ?
Un vieux machin mais lu dernièrement, « L'Autoroute du Soleil » de Baru, un BD pas du tout confinée.

Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur ?
Toujours pas récent, mais j'ai vu il y a quelques jours « Pain Noir » se produire au festival confiné subtilement intitulé « #Je reste à la maison ». Il n'a sorti qu'un album il y a quelques années mais si on a envie de fouisser dans les joncs, les feuilles mortes ou les chemins creux, c'est tout indiqué.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle vous souhaiteriez néanmoins répondre ?
Je crois qu'on est plutôt complet et que j'ai répondu largement !

Pour finir et afin de mieux vous connaître, un petit portrait chinois à la sauce imagi-naire…
Si vous étiez…

autorpotrait © Florent Bossardun personnage de BD: Gaston Lagaffe, il paraît
un personnage mythologique: Rex Nemorensis
un personnage de roman: Modesta dans l'Art de la Joie de Goliarda Sapienza
une chanson: Tangled up in Blue
un instrument de musique: oh, la guitare
un jeu de société: quelle horreur !
une découverte scientifique: L'informatique, disons
une recette culinaire: le Castagnaccio
une pâtisserie: le croissant
une ville: Nantes
une qualité: ahah ! Hum...
un défaut: ahah ! Hum...
un monument: Göbekli Tepe !
une boisson: cette boisson fermentée à base d'orge et de houblon, là...
un proverbe: Par défaut, « Noël au balcon, Pâques au tison ! »

Un dernier mot pour la postérité ?
Quasimodo !

Un grand merci pour le temps que vous nous avez accordé !
Merci à vous pour l'intérêt porté !
Le Korrigan