Aux Humanos, je partage mon bureau avec un autre éditeur nouvellement arrivé de Los Angeles : Philippe Hauri. Philippe lisait les scripts des plus gros films Hollywoodiens pour une boite de replacement de produit pour voir ce dont ils auraient besoin : Quand James Bond détruit un camion de bouteilles il faut bien une marque qui accepte de les fournir (Perrier) ou lorsqu’il faut une montre à Harrison Ford… c’est un lecteur très attentif et passionné. Il devient l’éditeur de Laurent Vicomte qui, après avoir connu un succès colossal avec la série «Ballade au bout du monde» avec Makyo, a signé seul «Sasmira», un autre récit dont les téléscopages d’époque et de temps ont une place prépondérante.
En le rencontrant la première fois on comprend pourquoi.
Nous devions le rencontrer à l’occasion de la photographie organisée au ministère de la Culture pour les 100 ans de la BD. Laurent arrive après, et c’est vers 14 h que nous allons manger. L’homme est disert, drôle, et vers 16 h, nous sortons enchantés du restaurant. Sur le perron, qu’à cela ne tienne, continuons au bar d’à côté, mais au comptoir, juste un petit verre, et puis il doit nous raconter Sasmira ! À 18 h, nous connaissons l’ensemble des 4 tomes prévus. Il ne sait alors pas qu’il mettra plus de 20 ans pour terminer cette histoire et encore, en ne dessinant qu’un livre et demi. «Entretemps», un documentaire incroyable d’Avril Tembouret le raconte magnifiquement.
Vers 20h30, Laurent se souvient alors qu’il est attendu chez Juillard pour diner…
Au-delà de l’anecdote d’où je rentrais ivre mort, il me semble que si Laurent avait une notion toute personnelle du temps, c’est surtout pour deux raisons qu’il a mis aussi longtemps à réaliser ses ouvrages. La première est qu’il s’est enferré à mon sens dans un magnifique dessin réaliste mais qui n’était pas vraiment le sien. Dessinateur plus humoristique à la base, il a glissé petit à petit vers un réalisme pinailleur dans lequel il s’est un peu perdu. On voit bien l’évolution du style sur les 4 tomes de la ballade.
La seconde, c’est la documentation (qui va de pair avec le réalisme). Pour dessiner un col en dentelle de Bertille, il lui fallait compulser de nombreux catalogues… D’autres dessinateurs se sont ainsi plongés dans les méandres de la doc : par goût, comme Patrice Pellerin sur «L’épervier» où tout doit être juste (sur tous ses croquis il y a une échelle de mesure), ou par souci de véracité comme Cecil dans «Holmes» qui va jusqu’à lire la correspondance de Marx pour savoir comment était l’intérieur de sa maison à Londres…
Alors oui, le lecteur attend parfois impatiemment la suite (l’éditeur aussi soyons honnête) mais cela donne aussi des séries qui restent dans l’imaginaire… car la documentation permet aussi, comme le fait si bien Tardi, de donner de la chair aux personnages et de la justesse dans leurs comportements.
par Sébastien Gnaedig