Chapitre 18 : Enki Bilal (2)
30 ans d’édition, par Sébastien Gnaedig
1998, c’est aussi la parution du «Sommeil du monstre» d’Enki Bilal qui fut pour moi un des grands souvenirs de ma carrière d’éditeur.
Quand je deviens l’éditeur de Bilal en 1996, il vient de changer de méthode de travail. Il ne réalise plus de planches en couleurs directes mais il dessine l’ensemble des cases séparément, sans textes ni bulles, qu’il me remet avec un petit croquis de montage et une disquette avec ses dialogues et narratifs. Charge à nous de scanner les images et d’en faire le montage, avec les bulles et la typo de ses lettres manuscrites que nous avons numérisées. Pour entrer dans son travail, j’apprends à faire la mise en page moi-même. Je suis ainsi le premier lecteur de ses pages ! J’apprends ainsi à cadrer ses images (qui ne sont pas forcément toutes homothétiques) et à placer ses bulles. Premier lecteur privilégié, Bilal me demande alors si j’ai eu des soucis de lecture et de compréhension. Se noue ainsi une relation particulière entre nous. Si Bilal est évi-demment reconnu pour ses dessins immédiatement reconnaissables et d’un grand pouvoir de séduction, il est aussi un écrivain dont j’aime le style. Il faut lire la suite dialoguée de ses scé-narios, sans aucune indication, juste les narratifs et les dialogues, qui nous font comprendre toutes les intentions, sans avoir besoin d’une seule image !
«Le sommeil du monstre», qui le fait revenir à Sarajevo et parle de la sanglante guerre qui vient de se terminer, est très important pour lui et il est, je pense, l’un de ses plus grands livres.
Préparé six mois à l’avance par une équipe très motivée, la sortie du livre est un succès immé-diat : 280 000 exemplaires pour le premier tirage, numéro 1 des ventes, tous réseaux confon-dus, chez Hachette. Après une soirée de lancement sur les Champs Élysées nous nous sommes rendus, dans un cortège de Trabant (Bilal et moi dans une limousine ZIL, excusez du peu…), à la Fnac des Ternes décorée aux couleurs du livre, pour une ouverture à minuit. 1 000 per-sonnes feront le déplacement. Je me souviens que les PLV furent détruites littéralement dans la cohue. Bilal, impérial, signera quasiment tous les livres.
Ce qu’il y a de réjouissant, c’est de voir un livre aussi exigeant connaitre un tel succès. Cela me conforte qu’il faut toujours faire appel à l’intelligence du lecteur.
par Sébastien Gnaedig