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Entretien avec Nicolas Juncker
interview accordée aux SdI en mai 2020


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Euh... désolé, j'aime bien le vouvoiement, surtout à distance et avec des gens que je ne connais pas personnellement. Après, de visu, j'ai une fâcheuse tendance à passer naturellement au tutoiement, mais par écrit, comme ça... pas trop.
Mais vos éventuels « tu » impromptus ne me choqueront pas, rassurez-vous.

Pas de soucis, je m’efforcerais de faire des efforts smiley
Pouvez-vous nous parler de vous en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

46 ans, mâle, blanc, hétéro, athée, 13 ans de catholicisme prépubère, presque autant de marxisme post-pubère... Et forcément, des séances chez le psy pour surmonter tout ça. Études d'histoire, rien en dessin (les deux se voient, non ?)

Seules à Berlin, essais © Nicolas JunckerEnfant, quel lecteur étiez-vous et quels étaient vos livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?
Beaucoup de BD, oui... Le parcours classique : Tintin, Astérix, Tuniques Bleues... et puis Pratt, Tardi, Moebius à l'adolescence. Et, oui, la bande dessinée a toujours eu une grande place chez moi... dans tous les sens du terme.

A quel moment l’idée de devenir auteur de BD a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité votre vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Je fais des BD depuis que je suis gosse, avec mon frère... de mémoire, on a toujours dessiné. Moins après l'adolescence (d'autres expériences, d'autres découvertes...), mais toujours un peu quand même, de près ou de loin. J'avais abandonné depuis longtemps l'idée de faire de la bande dessinée quand j'ai envoyé quelques planches de mon premier projet, Le Front, à des éditeurs, comme ça, au débotté, « juste pour voir », et qu'il a été accepté par Frédéric Mangé et [Treize Étrange]... la suite s'est faite plutôt naturellement, projet après projet.

Quelles sont pour vous les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Les grandes joies : au tout début, quand l'idée germe, et qu'un éditeur enthousiaste embraie dessus. Et à la fin, quand on tient le bouquin imprimé dans les mains.

Les grandes difficultés : tout ce qu'il y a entre les deux. Cette masse de travail... Je suis assez tâcheron, le dessin n'est pas facile pour moi, alors il faut que je besogne beaucoup. Pas toujours évident...
Seules à Berlin, essais © Nicolas Juncker
Si vous êtes souvent à la fois scénariste et dessinateur sur vos albums, il vous arrive de vous associer avec un dessinateur, comme vous l’avez fait pour l’irrésistible et jubilatoire Un jour sans Jésus (avec Chico Pacheco) ou l’édifiant Fouché (avec Patrick Mallet). Quand vous vous lancez dans un nouveau récit savez-vous déjà, si vous en signerez les dessins ?
Oui, plus ou moins... Dans les cas que vous citez, je savais que je ne les dessinerais pas (pas envie, pas le temps, déjà en train de dessiner autre chose...). Après, il y a des projets où ce sont les circonstances qui me poussent (parce qu'aucun dessinateur que je sollicite ne veut faire Seules à Berlin, parce qu'un éditeur aime un de mes scénarios mais avec quelqu'un d'autre au dessin...). En fait, c'est très variable.

Seules à Berlin, essais © Nicolas JunckerD’où vous vient cette passion de l’histoire qui semble irriguer chacune de vos histoires ?
Il était une Fois l'Homme... sans hésiter ! Le dessin animé à la télé, d'abord, que j'ai découvert dès la maternelle, puis les versions imprimées (les 26 numéros, que j'ai toujours), inlassablement lues et relues...

Et puis aussi, quand même, le fait d'avoir une famille paternelle mosellane, avec beaucoup de livres et souvenirs liés aux deux guerres mondiales. Mes deux parents ont vécu la Deuxième Guerre Mondiale, ça fait des récits de famille...

Votre dernier album, Seules à Berlin, est paru sur les étals peu avant le confinement… Comment est né ce récit qui nous entraîne dans la capitale d’un Reich en ruine ?
De la lecture conjointe de plusieurs ouvrages, surtout Une Femme à Berlin (anonyme), paru aux éditions Gallimard, et Carnets de l'interprète de guerre, d'Elena Rjevskaïa, paru chez Christian Bourgois. L'idée de faire se rencontrer ces deux femmes, au milieu d'un Berlin en ruines (j'avais déjà pas mal d'histoires et d'idées qui avaient germé dans ce contexte) m'est apparue assez naturellement.

Seules à Berlin, essais © Nicolas JunckerL’identité de l’autrice d’une Femme a Berlin semble à présent être connue. Cela a-t-il une importance de savoir qui elle était ?
Non. Elle est née aussi de la lecture d'autres témoignages... Ingrid est surtout née de mon imagination. En tout cas plus qu'Evgeniya, reflet d'Elena Rjevskaïa. Au fait, le prénom est un hommage à Ingrid Caven.

Comment avez-vous abordé graphiquement ce récit historique ? A-t-il été facile de trouver des documents iconographiques sur la période ?
La documentation, oui, très facile. Internet regorge de sites de passioné.es de la Deuxième Guerre Mondiale, avec moult photographies sur tous les sujets. Évidemment, les recherches ont plutôt lieu en anglais et en allemand, mais on finit presque toujours par trouver ce qu'on veut. Et puis j'avais déjà accumulé pas mal de livres et de doc aussi, de mon côté, depuis ma série Immergés en 2009, qui se déroulait déjà en Allemagne sous le IIIe Reich.

Pour le style graphique, je savais dès le départ que ce serait principalement en niveaux de gris, avec un mélange de lavis et de fusain... mais le résultat final a quand même été laborieux à obtenir, j'ai beaucoup cherché, essayé, testé... avant d'en venir à ce que vous pouvez lire. Mon éditeur chez Casterman à l'époque, Martin Zeller, m'a beaucoup accompagné durant ces recherches (« Épure ! Épure ! »).

Seules à Berlin, essais © Nicolas JunckerComment avez-vous abordé l’apparence de vos deux héroïnes ? Sont-elles passées par différents stades avant de revêtir celles que l’on connaît ?
J'avais Evgeniya en tête dès le début. Ingrid a connu plusieurs stades, elle était plus émaciée au début. Avec d'immenses yeux caverneux. Je l'ai un peu « adoucie »... ce qu'elle traverse la rend assez dure comme ça, ce n'était pas la peine d'en rajouter.

Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de votre travail sur cet album ? Quels outils utilisez-vous ?
Du synopsis, je passe directement au story-board, crayonné sommaire. Puis c'est la planche en A3 : crayonné, lavis et fusain, scan et retouches photoshop (pour les couleurs, le sépia, les bulles, les marges...)

Quelle étape vous procure le plus de plaisir ?
Toute et aucune, heureusement... le story-board pour la création « intellectuelle », la construction du récit, le crayonné pour le plaisir du dessin naissant, l'encrage pour la finalisation, l'expression ultime...

Work In Progress…
Seules à Berlin, storyboard de la planche 46 © Nicolas JunckerSeules à Berlin, storyboard couleur de la planche 46 © Nicolas JunckerSeules à Berlin, crayonné de la planche 46 © Nicolas Juncker
Seules à Berlin, lavis de la planche 46 © Nicolas JunckerSeules à Berlin, couleurs de la planche 46 © Nicolas Juncker


Dans quelle(s) ambiance(s) sonore(s) avez-vous travaillé sur cet album ? Silence monacal ? radio ? musique de circonstance ? Quels morceaux conseilleriez-vous pour accompagner sa lecture ?
Je ne conseillerais rien, débrouillez-vous.

Moi, ça varie... ça peut être la radio, mais à condition que je sois dans une phase de travail assez mécanique me permettant de ne pas être trop concentré (encrage, photoshop....), sinon c'est impossible. Plutôt de la musique, mais anglo-saxonne ou instrumentale (parce que je suis nul en anglais et que les paroles me déconcentrent aussi).

Etant à la fois dessinateur et scénariste sur ce récit, vous est-il arrivé de retoucher la structure du récit en cours de réalisation ou le scénario a-t-il été respecté à la lettre ?
Non, non... ça bouge tout le temps. Tant que le bouquin n'est pas sous les rotatives de l'imprimeur, on peut toujours l'améliorer !

Seules à Berlin, croquis de la page 1 © Nicolas JunckerL’album est un récit choral qui donne à voir et à comprendre l’atmosphère qui devait baigner Berlin alors que le IIIe Reich agonisait. Comment avez-vous construit l’alternance des récits ? La scène qui referme l’album s’est-elle rapidement imposée ?
Il y a eu plusieurs essais... par exemple, j'avais essayé au début une version où les contenus des deux premiers chapitres, les récits individuels d'Ingrid et d'Evgeniya avant leur rencontre, n'étaient pas à la suite l'un de l'autre, mais en alternance... mais en fait ça ne fonctionnait pas, on ne rentrait ni dans l'un, ni dans l'autre.

C'est un collage, une juxtaposition... il y va du rythme, de la lisibilité... c'est un dosage forcément personnel... beaucoup de tâtonnements. Et bien sûr il y a eu des relectures d'ami.es ou d'éditeur, qui m'ont aiguillé et aidé.

La fin était écrite dès le début, oui. Le plus dur, c'est toujours le milieu : éviter le « ventre mou » dans un long récit.

J’ai trouvé le titre de l’album particulièrement subtil… Comment cette idée a-t-elle germée ?
Très rapidement, et naturellement : un clin d’œil au roman de Fallada... et il collait tellement bien à ce que je voulais dire, ou faire ressentir... que je n'en ai jamais imaginé un autre.

Pouvez-vous nous parler de vos projets présents et à venir ? Vers quelles période historiques votre plume et vos crayons vont-ils nous mener ?
Différents projets en cours, mais plutôt vers la comédie, la farce : le coup d'état de mai 58 à la sauce Malet (avec un dessinateur), une bio de la jeunesse de Churchill... et un projet contemporain (eh oui, tout arrive), sur les mémoires collectives et la guerre d'Algérie, une farce aussi... à suivre.

Et puis Octofight, bien sûr, avec le fou Chico Pacheco au dessin, une satire d'anticipation, à paraître en juin, quand même !

Quels bouquin, BD, série, film ou musique conseilleriez-vous à nos lecteurs en cette période de confinement ?
La série Chernobyl.
Vue en début de confinement, c'était l'idéal pour faire péter tous mes potentiomètres anxiogènes.

Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur ?
Les Bostoniennes, d'Henry James.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle vous souhaiteriez néanmoins répondre ?
Ça va bien, merci.

Pour finir et afin de mieux vous connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si vous étiez…


un personnage de BD: Hopey Glass. Seules à Berlin, croquis de la page 1 © Nicolas Juncker
un personnage mythologique: Argh ! Je n'y connais rien ! Aucune idée.
un personnage historique: Winston, bien sûr.
un personnage de roman: Henry Wilt.
une chanson: Don't let it Bring you down.
un instrument de musique: la crécelle. Qui a osé inventer ça ???
un jeu de société: le « ni oui ni non ».
une découverte scientifique : l'huître.
une recette culinaire: la mayonnaise.
une pâtisserie: la flognarde.
une ville: Bonn... la capitale que le monde entier a oublié.
une qualité : répondre poliment même aux questionnaires interminables.
un défaut: répondre poliment même aux questionnaires interminables.
un monument: le palais de justice de Bruxelles.
une boisson: n'importe quoi d'alcoolisé.
un proverbe : Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Un dernier mot pour la postérité ?
« Jamais ».

Un grand merci pour le temps que vous nous avez accordé !
Ah bah un grand de rien, alors.
Le Korrigan