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Entretien avec Dobbs
interview accordée aux SdI en juillet 2020


Bonjour et merci de vous (rere)prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : Peut-on rester sur le mode « tu » ou votre grand âge m’oblige-t-il à vous vouvoyer ? smiley

Toi…
Je vais te cramer ta famille…

Gasp… euh… on va rester sur le tu, entre jeunes… C’est des choses qui se font… et puis range ton lance-flamme…

Pour les joueurs débarquant d’Alpha du Centaure, Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

J’ai 47 ans, presque toutes mes dents… J’ai été formateur en histoire du cinéma et analyse de films pendant plus de 15 ans, dans plusieurs écoles supérieures audiovisuelles, d’animation et d’effets spéciaux. Je suis scénariste BD et multimédia, socioanthropologue de formation avec des travaux en Criminologie et Sociologie de l’Imaginaire, ainsi qu’une thèse avortée sur la représentation sociale des tueurs en série (que j’ai sabordée pour la terminer des années plus tard, façon beau livre, avec « Méchants : les figures du Mal au cinéma et dans la culture populaire »).
J’ai commencé par écrire des aides de jeu pour COPS chez Asmodée, pendant que je pondais aussi des histoires jeunesse au Journal de Mickey. C’est marrant, car étudiant j’avais alors joué à Berlin XVIII qui se trouve être l’ancêtre de COPS. D’ailleurs, je continue toujours de pratiquer le jeu de plateau et le JDR avec les mêmes amis qu’il y a un quart de siècle hehehe…
Hit the road, bandeau publicitaire
Sadique va !

Quels jeux de plateau sortent le plus souvent de par chez toi ? N’as-tu jamais cessé de jouer ou un jeu en particulier t’a-t-il fait basculer dans le jeu de société moderne ? Ou alors as-tu suivi le chemin traditionnel des rôlistes qui découvrent le monde du travail et la vie de famille et qui abandonne lâchement le JdR sur la route de la vie pour adopter des jeux de société, moins fun (encore que…) mais moins chronophages (encore que…)?

Talisman, Carcassonne (mais c’est pas moi qui veux), Noe et des jeux rapides… Et oui, l’abandon des jeu de cartes (Magic, Babylon V) et du JDR s’est fait pendant x années sur la route de la vie, comme tous les autres. Je n’ai toujours pas fait de réelles parties de Colt Express, SmashUp, Boss monster, Hero Realms ou de certaines extensions etc qui trainent chez moi, parfois encore dans leurs blisters de protection.

Peux-tu en quelques mots nous dire en quoi consiste la sociologie de l’imaginaire ?
Au sein d’une Sociologie globale qui étudie entre autres les représentations sociales, les champs comme l’approche de l’Imaginaire vont se focaliser sur le signe, l’image et le symbole. Ce qui est intéressant aux yeux de ces chercheurs en sciences humaines c’est la répétition et l’évolution de motifs archétypiques dans le temps et dans l’espace ; ils étudient ce que l’on nomme l’« imaginaire social », qui est en fait l'ensemble des représentations imaginaires propres à un groupe social : par exemple les mythes, les croyances cosmiques et religieuses jusqu’aux mythes modernes, les légendes urbaines et contemporaines, les rumeurs etc…

Hit the road, Clyde © Afif KhaledEnfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? Quels sont-ils à présent ?
Gamin, j’ai pas mal fréquenté la médiathèque de mon village, où je me rappelle avoir lu des Tintin, Lucky Luke et Astérix, mais également des Blake et Mortimer, Ric Hochet, Valérian et surtout le Vagabond des Limbes… ça vous traumatise suffisamment pour passer à des bons romans dès le collège : Wul, Boule, Simak, K. Dick, Asimov, Lovecraft, Verne, Wells, Zola, Stevenson…

Je les relis parfois, tout comme Watchmen de Moore que je feuillette tous les ans à ma date d’anniversaire (et quelques Stephen King d’ailleurs). Actuellement, comme je travaille sur des récits de guerre et de la fantasy, je suis plutôt sur des biographies liées à la Seconde Guerre Mondiale ou sur des recueils de symboliques et de superstitions… Dernièrement, j’ai adoré l'abominable Charles Christopher et je lis en ce moment Saga de Tonino Benacquista.

Hit the road, couverture définitive © Afif Khaled Si tu devais en quelques mots « vendre » Watchmen à quelqu’un, que lui dirais-tu ? Qu’as-tu pensé de son adaptation au ciné ou en série ?
C’est une baffe cosmique et paranoïaque à x niveaux de lecture pour ceux qui aiment la BD, l’Histoire, la narration et éventuellement les super héros. Une écriture imbriquée sous des couches multiples complexes qui se répondent les unes aux autres, une expérience de relecture riche, une leçon d’analyse sémantique… J’ai beaucoup aimé la vison de Snyder, son casting, ses visuels et son approche musicale (et aussi son générique d’introduction). Quant à la série, c’est un très bel exercice pour Damon Lindelof après Lost et The Leftovers.

Les grandes joies et les grandes difficultés du métier sont-elles les mêmes aujourd’hui qu’il y a 8 ans, date du dernier entretien que tu nous as accordé ?
Les joies et les difficultés se sont accrues me semble-t-il… Il y a 4 ans j’ai lâché mon métier de formateur en école de cinéma pour me consacrer à 100% à l’écriture. C’était un dilemme total, tandis que les difficultés pour certains en BD se faisaient déjà sentir. Ce risque était calculé, mais il fallait que je puisse écrire l’ensemble des 6 tomes de la collection HG Wells chez Glénat (en plus du gros ouvrage sur les Méchants dans la culture pop chez Hachette) en moins de deux ans afin de voir venir.

Je pense avoir fait le bon choix, mais travailler uniquement en BD à l’heure actuelle (et en vivre pleinement) n’est pas donné à tout le monde. Bon nombre d’auteurs/trices ont fait le cheminement inverse et sont retourné(e)s à d’autres emplois plus stables et rémunérateurs. A ceci, il rajouter que le statut d’auteur est toujours à ce jour problématique dans sa définition, sa couverture sociale, sa prise en compte pour la retraite et sa survie dans la chaine du livre.

Mon petit doigt m’a dit que tu as endossé à nouveau ta panoplie de rôliste pour de joyeuses et folles parties… Comment a eu lieu le déclic et quel(s) jeu(x) as-tu exploré avec votre groupe ? De vieux classiques façon madeleine de Proust ou des jeux plus récents avec plein de narrativisme dedans et avec des cubes en bois remplaçant les dés ?
On a pris la décision il y a un peu plus d’un an de reformer durablement un ancien groupe pour se retester sur différentes formules de jeu (qui seraient plus conformes à nos emplois du temps et à l’intégration des fils de l’un des nôtres en mode intergénérationnel) : On s’est donc plongés sur du Méga, puis sur les Chroniques Oubliées – Cthulhu et maintenant sur du Dungeon World.
Hit the road, Joe, lineup des personnages définitifs © Afif Khaled / Dobbs
Quelles sont tes meilleurs et pires souvenirs de JdR depuis que tu as rempilé ?
Le pire ? Non, pas de pire souvenir, vu qu’on se connait et qu’on sait ce qu’on va faire ensemble. Mais des choses sont à éviter comme des lazagnes à midi quand on joue juste après.

Le meilleur ? Tous ces bons moments passés à table, avec de la convivialité, de la bouffe, du partage, de l’imaginaire débridé, des idées à la con qui fusent de partout et des séquences qui durent une éternité parce que les joueurs ont décidé de faire « autrement ». La campagne Chroniques Oubliées – Cthulhu a duré des plombes parce qu’on s’est mis en tête d’exploiter chaque moment y compris ceux complétement inutiles pour l’aventure. En tout cas, on se souviendra longtemps d’un plan improvisé sur la table avec une sandale et des crayons…

Onze ans après Welcome to Paradise, tu renoues avec le polar noir avec Hit the road… Quelles sont tes références en matière de polar ?
Alors je parlerai quasi exclusivement de polars au cinéma, même si, un temps, j’ai pas mal lu du Mickey Spillane et du James Ellroy. J’ai toujours été attaché aux films noirs, à leur ambiance, leur clair-obscur et leurs personnages à la marge. Là où Twin Peaks était la référence principale de Welcome to Paradise, Hit the Road doit son style à des réalisateurs de thrillers ou de films d’action tels que Alfred Hitchcock, Robert Siodmak, Don Siegel, les frères Coen, Sam Peckinpah, Norman Jewison et même un peu Wim Wenders. Polars, drame familial, horreur, roadtrip, westerns, il y a pas mal de choses dans Hit the Road, en fait…

Comment as-tu rencontré Afif Khaled qui nous avait épaté par son talent dès son premier album, les somptueuses Chroniques de Centrum, formidable adaptation de magistral Travail du Furet de J.P. Andrevon ?
J’avais lu les Chroniques de Centrum il y a longtemps, et je connaissais sa patte. C’est notre ami commun Olivier Jalabert, Directeur éditorial chez Glénat, qui nous a présenté sur Angoulême. Plusieurs projets étaient en cours (qui ont tous été refondus depuis, c’est un peu la partie la plus laborieuse et difficile de ce métier). Nous avons la même culture de l’image, de l’animation et du cinéma (et accessoirement un humour commun déplorable), alors nous nous sommes vite entendus. Olivier Jalabert est un marieur hors pair, il est doué pour ça, je lui en dois une…

Comment est née le scénario de Hit the road ? As-tu tissé le récit à partir des deux personnages où la trame existait déjà avant d’esquisser leur portrait ? (En résumé : de l’œuf ou de la poule, qui donc est le premier ?)
J’avais eu l’idée, il y a plusieurs années, de me recoller au polar. J’avais juste en tête des transpositions de bribes d’idées dans le Nevada des années 1960/70. Et puis le principe d’un roadtrip d’un point A à un point B mêlant une histoire de famille criminelle atypique s’est peu à peu développé. Je voulais au début jouer avec les archétypes d’un récit choral avec des portraits de personnages saisis sur le moment, dans une certaine temporalité. Vicky est apparue assez rapidement, et tout le reste s’est construit autour d’elle et de son parcours. J’ai écrit pas moins de 4-5 versions différentes pour arriver enfin à l’histoire actuelle avec ces deux frangins…
Hit the road, Joe, véhicules © Afif Khaled / Dobbs
Ton travail en tant que formateur en histoire du cinéma et analyse de films influe-t-il ton approche d’un scénario de BD ? Et ton travail en tant que scénariste a-t-il modifié ton approche d’un scénario de jeu de rôle ?
Absolument… Je me sens proche d’un artisan qui développe et paufine un savoir faire dans son découpage de séquences, de pages et de cases façon cinématographique. Je travaille comme si je décrivais visuellement un storyboard, en développant structure, personnages, enjeux, rythme, composition du cadre, montage, bande son et dialogues. Pour le reste, je suis joueur et plus du tout maitre de jeu (mais si je me remets à faire jouer du Paranoïa ou de l’horreur contemporaine, il y a des chances que cela arrive)…

A partir de quelle matière a-t-il élaboré l’apparence des personnages ? Sont-ils passés par différents stades avant de revêtir celle que l’on sait ?
Afif a exploré son trait à travers de nombreuses étapes, et c’est ça qui a pris le plus de temps au final. L’approche des ombres, des masses noires, du réalisme des décors et véhicules, de la stylisation plus ou moins massive des personnages etc… jusqu’à avoir des frères Wolfen en mode barbus canadiens ou encore en trafiquants mexicains moustachus. Nous avons mis en commun des fichiers sur un cloud pour toujours avoir des références en affiches de films, couleurs, lieux et tenues de l’époque. On s’est rapprochés aussi d’acteurs et d’actrices pour avoir des tics et savoir comment ils pouvaient agir et prendre la lumière : Lee Marvin, Fred Ward, Carrie Ann Moss ou bien encore Kristin Scott Thomas, sans oublier des characters designs de jeu que l’on aimait comme ceux de l’ami Yuriy Mazurkin…

Existe-t-il une trace de ces différentes versions ? Si oui, peut-on voir par quels stades improbables sont passés les frères Wolfen ?
On peut…
Hit the road, Joe, victime de la mode?... et des auteurs © Afif Khaled / Dobbs
Quel personnage as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Clyde pour son côté violent, carnassier et son ironie… Et pas mal de personnages secondaires voire tertiaires qui n’ont que peu d’espace pour marquer les esprits, comme la danseuse avec son poisson dans la ruelle ou encore la filette copilote d’avion d’épandage.

Comment s’est organisé votre travail à quatre mains sur l’album ? Du synopsis à l’album finalisé, quelles furent les différentes étapes de votre travail ?
A 6 mains, voire 8 d’ailleurs… La narration cinématographique était notre objectif principal à Afif et à moi, mais l’image et la lumière de Hit the Road doivent énormément à Josie, notre coloriste (avec qui j’ai déjà travaillé sur la biographie de Jean-Paul II avec Fabrizio Fiorentino) : elle a fait un travail d’ambiance incroyable en poussant les curseurs assez loin, en fonction du style et de l’encrage d’Afif. Ce dernier est revenu à son tour sur les pages pour donner une touche finale.
Olivier Sztejnfater, notre éditeur chez Comix Buro, s’est impliqué quant à lui à 200% : lecture/relecture, étapes de création et fabrication jusqu’à la toute fin des dates de rendus de fichiers et son soutien à la production de notre bande annonce, avec la même équipe qui m’avait accompagné pour la sortie de Méchants chez Hachette (Rémy Gente à l’animation et post-prod, Aurélien Marini à la musique et au mix son). Mention spéciale aussi à Hervé Langlois, coordinateur éditorial, qui avait suivi les étapes antérieures du projet.

Serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser ces différentes étapes, avec notamment le travail d’Afif Khaled après colorisation ?
Let’s go !
planche 1 de l’album, Work In Progress…
Hit the road, page 1 : scénario © Dobbs Hit the road, page 1 : noir & blanc © Glénat / Afif Khaled / Dobbs Hit the road, page 1 : version couleur © Glénat / Afif Khaled / Dobbs / Josie de Rosa
Hit the road, page 4 : noir & blanc © Glénat / Afif Khaled / Dobbs Hit the road, page 4 : couleur © Glénat / Afif Khaled / Dobbs / Josie de Rosa
Hit the road, page 12 : Noir & Blanc © Glénat / Afif Khaled / Dobbs Hit the road, page 12 : Noir & Blanc © Glénat / Afif Khaled / Dobbs / Josie de Rosa

Que ressens-tu quand tu vois ton récit prendre corps et tes personnages s’incarner sur le papier ? Est-ce toujours aussi jubilatoire que ça le fut pour ton premier album ?
Oui, absolument. C’est une autre vision qui vient se superposer à notre fantasme d’écriture et qui vient la concrétiser : on a déjà des aperçus avec les crayonnés pour voir si la narration fonctionne, et puis le récit se développe encore avec l’encrage, puis la colorisation qui joue sur les lumières et le style. C’est toujours très chouette, émouvant et parfois très surprenant.

Dans quelle ambiance sonore écris-tu généralement ? Silence monacal ? Musique de circonstance ?
Ça dépend juste du moment et de l’étape de travail en cours : peu de chansons ou de podcasts, car je fais alors attention à la voix et aux paroles, alors j’opte souvent pour de la musique de films.

Comment as-tu vécu ton confinement ? As-tu découvert un jeu ou une série en particulier que tu pourrais recommander à nos lecteurs ?
Pour un auteur de BD travaillant tout le temps chez lui dans son bureau, le confinement n’a pas eu de conséquences aussi fortes que pour d’autres emplois. Nous sommes habitués à nous enfermer, c’est le mode de fonctionnement pour nombre d’entre nous. J’ai attendu la suite de Brooklyn NineNine, Rick & Morty ainsi que celle de Final Space, je n’ai pas été déçu.

Peux-tu nous parler de tes projets présents et à venir ?
Fin septembre sortira le tome 1 de Sa Majesté des Ours avec Cassegrain et Vatine chez Comix Buro, juste avant Dien Bien Phu dans la collection Rendez vous avec X avec MrFab (avec qui j’avais déjà réalisé l’épisode sur la Baie des Cochons. Je travaille en ce moment sur plusieurs récits de la Seconde Guerre Mondiale pour Glénat, une histoire de pirates, ainsi que sur un gros projet de Science Fiction qui me tient pas mal à coeur…

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Ça remonte un peu à mon dernier séjour sur Paris : l’exposition Tolkien, Voyage en Terre du Milieu, à la BNF, et dernièrement la Soundtrack de the Last of Us II ainsi que la lecture de la BD l'abominable Charles Christopher de Karl Kerschl.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
T’en as pour 10 ans de plus, là tsssssssss…
Hit the road, illustration © Afif Khaled / Dobbs
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…

un personnage de BD: Raspoutine chez Pratt ou Mignola
un personnage mythologique: Ulysse
un personnage de roman: Mike Hammer ou Luca Corso du « Club Dumas »
une chanson: The Sound of Silence
un instrument de musique: un piano
un jeu de société: un murder
un mécanisme jeu de société: la coopération
une découverte scientifique: la pénicilline
une recette culinaire: le gloubiboulga de Casimir
une pâtisserie: une tulipe à la crème de marron
une ville: Montpellier ou Amsterdam
une qualité: La persévérance
un défaut: Trop tétu parfois
un monument: un mur quelconque mais avec un streetart de Banksy
une boisson: Le café, toujours et encore
un proverbe: Qui veut voyager loin ménage sa monture


Un dernier mot pour la postérité ?
Supercalifragilisticexpialidocious

Mot compte triple… Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !


Le Korrigan