Par un bel après-midi ensoleillé de juillet, tandis que Jean-Sébastien Bordas dédicaçait son album « Les Naufragés de la méduse » en terrasse, j’ai pu interviewer Nicolas Boidard, fondateur de la toute jeune librairie la Boussole à Villefranche (69). Une librairie atypique, plutôt douillette aux grands fauteuils clubs et à la terrasse ombragée dans laquelle il semble bon, aux petits et aux plus grands, de se réfugier pour oublier un peu les tourmentes du dehors…
Bonjour Nicolas, merci d’avoir accepté de nous recevoir. Est-ce que vous pourriez nous rappeler votre parcours et nous dire comment vous êtes arrivé au métier de libraire ?
Oulala, c’est une longue histoire ! En fait j’ai fait un bac scientifique option technologique. Je ne devais pas du tout être dans le milieu du livre ; je devais faire ingé et j’envisageais même une carrière dans l’armée ! Mais le lycée a fait que j’ai beaucoup évolué sur la question et je m’orientais finalement vers psycho mais je suis parti visiter une école de décoration intérieure (mes parents étant antiquaires j’ai baigné dans ce milieu) et une prof m’a vraiment subjugué, j’ai adoré son style et sa façon de voir les choses et je me suis inscrit en école de déco. J’ai fait un BTS et suis sorti avec un diplôme de conseiller en décoration intérieure et puis j’ai créé ma boîte.
Pendant 7 ans j’ai un peu fait du conseil en décoration mais surtout de la patine murale et sur meubles. Entre temps j’ai aussi passé un CAP peintre en revêtement mural puis à trente ans je me suis dit ras le bol et j’ai tout arrêté. J’ai fait six mois d’intérim à gauche, à droite, mais depuis que j’avais une vingtaine d’années, je lisais énormément de bds et j’allais toujours à la librairie des Neuf mondes ( à Villefranche NDLR) et j’ai postulé une première fois, puis une deuxième fois et un jour, en 2009, j’ai été engagé, sans aucune expérience. Mais parce que j’avais été artisan, commerçant et que j’avais une bonne connaissance de la bande dessinée ça a plu au libraire. J’ai donc attaqué comme cela sur le tas pendant 7 ans en tant que libraire spécialisé bd et comics.
J’ai eu ma fille et j’ai tout arrêté; je m’en suis occupé pendant un an et cette année de réflexion m’a fait prendre conscience qu’il n’y a qu’une seule chose pour laquelle je suis fait et que j’aime : c’est le livre et la bande dessinée donc j’ai monté mon projet…
Sur un site de financement participatif : Kiss Kiss bank bank !
Pour la création du projet, il y avait en effet la campagne participative qui a duré 45 jours ; de mémoire j’ai eu 20 25 auteurs qui m’ont aidé et soutenu (en offrant des contreparties aux souscripteurs NDLR). On a réussi à collecter 32000 euros (moins les frais) et je suis allé à la banque avec cela et un projet assez solide pour que la banque me dise oui tout de suite.
Donc j’ai ouvert après 10 mois de gros travaux. Il m’a fallu mettre la main à la tâte, j’ai fait beaucoup de ces travaux moi -même car je n’avais pas un budget à rallonge. Et j’ai ouvert le 11 novembre 2018 !
J’ai ouvert un 11 novembre car la librairie « Des bulles et des hommes » à St Etienne m’a donné un coup de main. Ils ont eux aussi ouvert un 11 novembre et ils sont rue du 11 novembre. Et je voulais leur faire un petit clin d’œil !
Donc vous avez eu un gros soutien de pas mal d’auteurs pour cette campagne… Comment étiez-vous arrivé à cette collaboration avec eux ?
A mon ancienne librairie, pendant sept ans, j’ai fait beaucoup de dédicaces en utilisant le système D : les auteurs dormaient à la maison, je les faisais manger chez moi ça ne coûtait rien à la librairie et je faisais ce que je pensais important car pour moi l’événementiel et la rencontre c’est essentiel. On a un medium qui est assez extra car la rencontre d’auteurs y est facile. C’est tout de même aberrant de ne pas vouloir le faire. J’ai invité beaucoup d’auteurs qui sont devenus au fil du temps pour la plupart des amis. Pierre-Denis Goux a beaucoup participé comme les québécois Djief ou Jacques Lamontagne, Hub, Etienne Willem et bien d’autres que je remercie encore des Italiens, des Belges, des Espagnols… ça a été une campagne internationale (rires) !
C’est tout de même assez génial !
C’est de l’amitié avant tout. Ils étaient tous contents pour moi aussi ! Ils sentaient bien que c’était un rêve et ils pensaient que j’en étais capable. Ils me faisaient confiance. C’était un budget de 150 000 euros à peu près alors venir avec 30 000 euros grâce à eux c’était un beau souffle d’air …
C’est un beau souffle de solidarité aussi !
Oui surtout ! Ça a été génial ! Ça a été au-delà des auteurs. Pendant les travaux certains de mes anciens clients sont venus me donner un coup de main, des amis, des gens que j’avais rencontrés en festival…
La situation de la librairie est un peu particulière : elle n’est pas vraiment en plein centre-ville pourtant vous avez fait votre trou alors même qu’il y avait déjà une librairie concurrente…
En fait, quand j’ai ouvert, une grosse partie de mon ancienne clientèle m’attendait. Il y avait un vrai manque sur Villefranche en termes d’événements, de dédicaces et de conseil surtout et l’attente d’une librairie spécialisée avec quelqu’un qui s’y connaisse. C’est bien pour cela aussi que j’ai tenté !
Vous avez une double casquette tout de même car vous êtres une librairie de bandes dessinées mais elle comporte aussi un très beau rayon jeunesse aussi et des événements jeunesse.
En fait je voulais un peu me démarquer des concurrents alors je fais un peu moins de mangas car c’est un medium dans lequel je me sens un peu moins à l’aise. J’ai gardé les grosses séries et comme je venais d’avoir des enfants, je trouvais que la jeunesse c’était un bon mélange avec la BD car il y a du visuel. Je fais essentiellement de l’album parce qu’il y a ce côté visuel. La librairie je la voulais différente de la concurrence donc j’ai créé l’espace jeunesse couplé à la bd et mon espace détente.
Oui effectivement c’est une dimension importante de l’identité de la librairie cet espace détente… avec une licence III en plus !
Oui c’est tout ce qui est alcool de moins de 18 ° … bières et vins ça suffit largement !
Vous êtes dans le bon coin en plus (rires)
Je voulais un vrai lieu d’échanges autour d’une bière, d’un verre de vin, d’un petit plat de charcuteries …un côté très Bd Miam (le festival organisé par Nicolas et d’autres bénévoles qui associe cuisine et vins du terroir et bds dans les vignobles du Beaujolais en juin chaque année
NDLR). J’ai toujours recherché un peu ça : les gens je les accueille comme à la maison ; il faut qu’ils soient bien. Quand on reçoit un auteur en dédicace, le fait qu’il puisse boire un verre, que les lecteurs puissent s’asseoir, se poser, boire une bière, discuter ça change tout… C’est plus qu’une librairie, c’est un lieu de vie
Oui, je n’étais pas au courant de votre passé de décorateur mais on comprend mieux maintenant tous les petits détails : les meubles recyclés - j’adore « l’heure de la dédicace » -, la cheminée, les fauteuils clubs … ça donne une coloration particulière …
Le diable se cache dans les détails ! Le fait de mettre du meuble en bois c’est un peu mon identité aussi, j’aime ça, mon père était antiquaire. La vitrine c’est son ancienne vitrine aussi donc il y a de petits clins d’œil à gauche et à droite. Le fait de mettre un porte-manteau, de mettre des plantes, de ne pas avoir modifié la façade de la librairie aussi : il n’y a quasiment pas de vitrine aussi et on rentre dans la librairie comme on rentrerait à la maison.
Vous faites aussi partie du réseau Canal bd – c’est très bien pour les collectionneurs ! – qu’est-ce que cela vous apporte ?
Je voulais me différencier de la concurrence et le réseau canal Bd m’apportait des petites choses en plus …Déjà un réseau, des gens avec lesquels on peut discuter et aussi un poids supplémentaire face aux éditeurs et à la concurrence et puis des albums spéciaux, des choses qu’on ne trouve pas ailleurs …
Et est-ce que vous vous êtes mis à la vente en ligne ?
Pas encore et pour l’instant ça ne me tente pas plus que cela.
Même après l’expérience du confinement ?
Non, j’ai fait de la vente à emporter et ça m’allait très bien. J’ai besoin du contact. Je n’ai pas envie de faire des paquets, du conseil par téléphone ou par mail. Ce qui compte pour moi c’est l’humain avant tout … je serais vraiment triste de ne faire que cela. S’il fallait le refaire durant une petite période, on le referait mais pour moi l’important c’est la librairie et le conseil en librairie. Je pense honnêtement que si ça prenait une part trop importante j’arrêterai…
Il y a aussi un espace exposition dans la librairie.
Je ne suis pas un galériste donc c’est un peu plus compliqué d’avoir des expos. En ce moment j’ai Benjamin Flao pour « Les secrets de Zara ». A la rentrée je devrais avoir « West » de Jacques Lamontagne. Toute cela c’est au coup par coup en fonction des rencontres. Je ne serai jamais un galériste parisien comme Maghen (rires) donc c’est de la déco et en même temps se faire plaisir.
On ne sait pas exactement comment cela peut finir car Samuel Chauveau de Bulle a commencé comme cela pour finir par ouvrir un espace dédié !
Oui complètement ! Il y a l’espace et ça me paraissait évident de pouvoir en tirer parti pour accrocher des œuvres au mur. Je peux en mettre une petite dizaine… En fonction des projets, si je peux tant mieux !
Et vous avez l’impression d’avoir réussi votre implantation ?
Oui, pour quelqu’un qui arrivait en 2018 dans une période pas si évidente que cela : les gilets jaunes, les grèves, le covid…. En deux ans j’ai un peu souffert tout de même (rires). Mais j’ai une super clientèle qui grossira j’espère. Réellement, je suis content des deux premières années. Je ne dis pas que c’est évident tous les jours car il y a tout de même une forte concurrence à Villefranche ; on n’est pas à Lyon, il y a moins de fréquentation, j’ai une librairie spécialisée en face de moi, j’ai Cultura, deux généralistes mais je ne me fais pas encore un salaire et je fais ce que j’aime et j’ai la chance d’avoir ma femme qui est là ! Pour moi le plus important, c’est d’aller au boulot avec l’envie !
Avant de terminer , je crois que vous avez créé des événements vraiment sympas : vous parliez des dégustations de vin mais il y a même eu des soirées musicales…
Oui, je mélange ; On a eu un concert il n’y a pas longtemps. J’aurais dû faire un micro-festival « Bubulles » au mois d’avril, j’espère qu’on va pouvoir le refaire. Pareil les occasions, l’envie, le mélange : musique, bière, bds … je trouve ça bien ! Il faut se faire plaisir : les oreilles, les yeux, le goût …
J’ai vu que dans la librairie vous attribuiez « les boussoles d’or » donc quels sont vos derniers coups de cœur ?
J’ai adoré « Peau d’homme » comme tout le monde, « La Bombe » extra aussi, « Un travail comme un autre », j’ai beaucoup aimé « Pucelle » aussi », « Charlotte impératrice » je suis un inconditionnel du dessin de Matthieu Bonhomme , le « Géante » de Nuria (Tamarit) et JC Deveney, « Le Dernier Atlas » …
Et vous voyez l’avenir comment ? On vit tout de même une situation inédite …
Je fais comme si on était reparti à la normale et je continue mon programme de dédicaces. Si on doit annuler, on annulera, je commence à avoir l’habitude …. Je suis en train tout doucement de travailler pour célébrer l’anniversaire de la librairie en novembre. Si tout va bien Vincent devrait être là pour « Liberty Bessie » T2, j’espère recevoir Isabelle Mandrou, Phicil, Joël Alessandra, Jean Bastide, Alex W Inker aussi…
Une dernière chose : pourquoi le nom « la Boussole » ?
Parce que c’est rigolo, j’avais vraiment besoin de trouver un nom et quand je l’ai trouvé je me suis dit, c’est bon je peux ouvrir ma librairie ! C’est comme je vous disais : quand je suis parti de mon ancienne librairie, il n’y avait plus beaucoup de conseil sur Villefranche et la Boussole, elle est comme le libraire : elle est là pour vous conseiller, pour vous donner le cap …
En plus vous êtes dans le nord de Villefranche donc c’est plutôt approprié !
Exactement ! Et puis il y a aussi mon petit côté bateau , je suis un marin d’eau douce ! J’ai toujours aimé l’univers maritime ; c’est pour cela que j’adore Riff Reb’s, j’aime beaucoup l’imagerie de la piraterie aussi donc, au final, c’était le bon nom !
Merci beaucoup Nicolas ! Bon vent et bientôt bon anniversaire à la Boussole !