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Entretien avec Marc Antoine Fleuret
interview accordée aux SdI en Novembre 2020


Bonjour et merci de te (re)prêter au petit jeu de l’entretien…
Avec (re)grand plaisir.

Il y a un peu plus de deux ans, tu nous parlais des Aventuriers de l’Etrange, la maison d’édition que tu venais de monter pour promouvoir des récits d’aventure mêlant fantastique et merveilleux…

En trois ans, tu nous as fait découvrir de nombreux jeunes et talentueux auteurs et fait voyager de nombreux lecteurs vers des contrées inexplorées… Riche de ton expérience, peux-tu expliquer en quelques mots en quoi consiste le métier d’un éditeur à la tête d’une petite structure ?

Pfouuu… Par où commencer ? Comment résumer ? Pour faire simple, l’éditeur choisit les albums de BD qu’il souhaite publier. Une fois ce choix arrêté, il met tout en œuvres avec différents collaborateurs pour que l’album puisse être disponible en librairie. L’éditeur est en quelque sorte la plaque tournante entre le secteur artistique (dessinateur, scénariste, coloriste et traducteur), le secteur technique (maquettiste, lettreur et imprimeur) et le secteur commercial (diffuseur, distributeur et librairies). Mais ce n’est pas tout car dans une petite structure, il faut aussi gérer l’aspect promotionnel, la communication, les dossiers de subvention, les présences sur les différents évènements, les envois divers et tout un tas de petites choses qui, mises bout à bout, prennent un temps infini.


Peux-tu, à ton échelle, nous parler de la chaîne du livre et de tes différents pôles de dépense et de recette, pour nous permettre de mieux comprendre les différents rouages de ton métier ?
On va schématiser en prenant l’exemple du conte du genévrier : les merveilleux contes de Grimm 3 disponible en librairie depuis peu. Cet album de création a été mis en chantier en mars 2019. C’est moi qui aie proposé ce projet à Núria Tamarit, auteure dont j’admire énormément le travail. L’album a coûté 9 453 €, répartis ainsi :
Entretien avec Marc Antoine Fleuret, répartition des dépenses
Ces 9 453 € sont payés aux différents intervenants avant la publication de l’album. Une fois l’album disponible en librairie, le produit des ventes est payé par le diffuseur / distributeur 90 jours plus tard, fin de mois. À partir du 30 novembre dans ce cas précis puisque l’album est sorti le 28 août. Il se passe donc beaucoup de temps entre la conception et le moment où l’album commence à engranger de l’argent. Continuons : un album Le conte du genévrier coûte 12,90 €. Sur chaque exemplaire vendu en librairie, Les Aventuriers de l’Étrange gagnent 5,16 €. Le reste de la somme va au diffuseur / distributeur dont une sous-division revient au libraire. Donc, avec ces 5,16 € par album, Les Aventuriers de l’Étrange doivent rembourser les 8 453 € dépensés (8 453 €, et non plus 9 453 € puisque nous avons obtenu une subvention régionale de 1 000 €). Cela correspond exactement à 1 639 albums vendus. C’est donc à partir du 1 640ème album vendu en librairie que Les Aventuriers de l’Étrange commenceront à gagner de l’argent. Tout en sachant que chaque mois voit son lot de retours d’invendus et de nouvelles commandes. En conséquence, le chiffre total des ventes en librairies fluctue continuellement. Il convient également d’ajouter les ventes directes en festivals BD et salons du livres. Dans ce cas-là, l’intégralité des 12,90 € nous revient immédiatement. Pour qu’un album se rentabilise, il faut combiner les ventes en librairies et les ventes directes. Le métier d’éditeur consiste donc à faire des livres qui pourront être rentables tout en respectant une ligne éditoriale définie. Pour l’heure, seulement 5 des 17 titres des Aventuriers de l’Étrange ne perdent pas d’argent…


Entretien avec Marc Antoine Fleuret, case du conte du genevrier © Les Aventuriers de l'Etrange / Nuria TamaritC’est-à-dire qu’avant trois mois tu ne peux pas savoir sur quelle trésorerie tu peux compter ? Sais-tu à quoi est dû ces 90 jours de latence entre la vente et son payement à l’éditeur ?
Puisque je reçois les chiffres de ventes une quinzaine de jours après la fin de chaque mois, je sais exactement combien je vais toucher et à quel moment (en théorie car il y a souvent des couacs). Tout est donc question d’organisation et d’anticipation. Pour la latence, je suppose qu’elle découle du délai de payement libraire  diffuseur / distributeur.


Et c’est sur les 5,16€ dont tu parles que sont versés les droits d’auteurs, une fois les à-valoirs remboursés ?
Exactement. Avec Núria Tamarit, nous nous étions mis d’accord sur des droits d’auteur à hauteur de 10%. Comme vu plus haut, un album coûte 12,90 €. L’auteure gagnera alors 1,29 € par album vendu. L’avance sur droit (ou à-valoir) de 3 200 € que Núria a reçu correspond à 2 481 exemplaires vendus. L’auteure touchera donc 1,29 € supplémentaire à partir du 2 482ème album vendu.


Quels sont les critères d’attribution de la subvention régionale et à quel moment du processus de création et de fabrication intervient-t-elle ?
Il y en a beaucoup et les lister serait trop long. Le dossier comprenant une multitude de pièces et documents divers est à rendre, de mémoire, à la fin février. La commission d’attribution se réunis en avril. La réponse arrive en juillet, 70% du paiement en septembre et le reste plus tard après l’envoi de nouveaux justificatifs. Il s’agit de cette subvention régionale-ci, mais il en existe bien autres dépendant d’autres organismes, chacune ayant leurs propres spécificités. Mais, il y a une constante, ces subventions sont quasiment toujours demandées de nombreux mois avant la publication d’un album. Et le solde est versé une fois que l’album est disponible en librairie. Pour schématiser.


Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier d’éditeur ?
La plus grande des difficultés est de réussir à donner de la visibilité aux albums. Malgré une diffusion et une distribution nationale déléguée, il est terriblement compliqué d’attirer la lumière. À l’opposée, voir arriver un album en vrai, un album sur lequel on a travaillé pendant de nombreux mois, me procure exactement le même sentiment que celui que j’avais à 12 ans lorsque j’ouvrais mes cadeaux de Noël. Et puis, surtout, il y a le relationnel avec mes auteurs. Exceptionnel et d’une rare richesse ! Tous sont humainement formidables en plus d’être remarquablement talentueux. Grâce aux Aventuriers de l’Étrange, j’ai fait les plus belles rencontres de toute ma vie.
Entretien avec Marc Antoine Fleuret, case du conte du genevrier © Les Aventuriers de l'Etrange / Nuria Tamarit
Peux-tu nous parler de ton aventure éditoriale et des mille et une embûches qui se sont dressées sur la route des Aventuriers de l’Etrange en ces près de trois ans d’existence ?
Il y a tant de choses qu’il conviendrait de faire plus efficacement, tant de choses génératrices de problèmes qui pourraient facilement être éviter avec plus de moyens. Toutes ces embûches dont il faut se relever sans cesse sont toutes liées à un manque d’argent. C’est le serpent qui se mord la queue. Il est terriblement usant et souvent démoralisant de constater les très faibles mises en place de nos albums. 300, 500, 800, parfois 1 000 ou 1 200, au mieux, alors que l’exact même album, sous le logo d’un gros éditeur (donc bien mieux diffusé), connaîtrait un placement 4 fois supérieur. De ces faibles mises en place découlent d’insolubles problèmes d’argent : l’impossibilité de confier la communication à des personne plus qualifiées, de travailler avec des diffuseurs / distributeurs plus efficaces, de faire de la vraie publicité dans les magazines spécialisés, d’organiser des tournées pour les auteurs, etc. Cela va même plus loin et détint sur ma vie personnelle puisqu’il n’est toujours pas possible de se dégager de salaire mettant ainsi entre parenthèse toute vie sociale possible. Les Aventuriers de l’Étrange, c’est du bénévolat H24, 7 jours sur 7 dans un trou perdu. Et ça depuis 3 ans. Je savais que le chemin ne serait pas parsemé de pétales de roses. Mais je ne pensais pas que le sentier d’épines serait si long. À quelle hauteur est-on capable de placer la barre des sacrifices pour un idéal ? Avec 1 500 ventes sur chacun de nos titres, on n’aurait aucun problème. Ce n’est absolument pas le cas. Alors souvent, ça donne envie de tout arrêter. Heureusement (ou malheureusement) l’espoir renaît toujours. À chaque nouvelle publication, l’espoir de sortir de cette mélasse repointe le bout de son nez. Jusqu’à quand…
Entretien avec Marc Antoine Fleuret, case du tome 1 d'Homunculus © Les Aventuriers de l'Etrange / Rune Ryberg / Benni Bødker
Qu’est-ce qu’il faudrait améliorer dans la chaîne du livre pour permettre à tous ses maillons de vivre de leur travail ?
Vaste question… Malheureusement, peu d’acteurs de la chaîne du livres gagnent vraiment bien leur vie. Il y a trop de livres. Il en faudrait deux fois moins. Sauf que moins de livre équivaut à limiter le champ de liberté et d’expression. Par contre, je pense vraiment que des contrats minimums pour les auteurs serait une grande avancée sociale. N’oublions pas que sans auteurs, il n’y aurait pas de livres. Il faut que les auteurs puissent travailler dans de bonnes conditions. Bons nombres de dessinateurs, scénaristes, coloristes, etc., parce qu’ils n’ont pas le choix, acceptent des conditions contractuelles inacceptables. Ainsi, ils participent bien malgré eux à scier la branche sur laquelle ils sont assis, faisant le jeu des éditeurs inondant le marché d’albums.
Entretien avec Marc Antoine Fleuret, case du tome 1 d'Homunculus © Les Aventuriers de l'Etrange/ Rune Ryberg / Benni Bødker
La tempête que tu traverses, sans doute aggravée par la crise sanitaire, t’a-t-elle obligée à infléchir ta route, à modifier tes projets ou ta ligne éditoriale ?
Être en lutte continuelle a l’avantage de tanner le cuir. Cette crise sanitaire nous fait sérieusement tanguer, c’est vrai ; mais nous devrions nous en sortir. Rappelez-vous la fable de La Fontaine, Le chêne et le roseau… Ce coup de Trafalgar ne devrait pas nous déraciner, cependant on a été obligé de s’adapter. Pas le choix. On a décalé des albums prévus pour cette fin d’année 2020 à l’année prochaine. Et on a mis certains titres de 2021 entre parenthèse parce qu’on n’a pas la capacité de faire plus de 7-8 albums par an. On n’a rien annulé, on a simplement décalé. On n’a pas du tout changé notre ligne éditoriale. Elle reste strictement la même, creusant ainsi chaque fois un peu plus notre sillon (ou notre tombe, au choix). Chacun de nos albums ambitionnent de faire rêver les lecteurs ; imprimer dans l’esprit des plus jeunes des images indélébiles qui les suivront durant toute leur vie ; les éduquer aux merveilleux pour qu’une fois adulte, ils puissent envisager le monde comme tel. Si on fait un effort, si on regarde différemment, si on lâche prise, le monde peut être merveilleux. J’en suis convaincu. Alors pour cela j’ai besoin des auteurs, de mon noyau dur d’auteurs. Personne ne le voit, pourtant je peux vous assurer que les fondations des Aventuriers de l’Étrange sont bien plus solides qu’elles n’y paraissent.
Entretien avec Marc Antoine Fleuret, case du tome 1 d'Homunculus © Les Aventuriers de l'Etrange/ Rune Ryberg / Benni Bødker
Les critiques des différents albums que tu as publiés sont plutôt bonnes, voire excellentes… Cela suffit-il à générer les ventes nécessaires à la pérennité de ta structure ?
Les bonnes critiques flattent l’égo, malheureusement elles sont peu vectrices de ventes. Les ventes ne sont pas du tout suffisantes. C’est pour cela qu’on est contraint d’aller le plus possible en festivals BD, salons du livre et tout un tas d’autres petits évènements improbables pour gonfler nos ventes. Sauf que depuis mars, quasiment tous les évènements sont annulés… Cependant, ce qui permet à la structure de tenir, c’est le relationnel et la confiance qui se sont noués avec les auteurs, l’imprimeur et la banque. Pour l’instant, c’est l’humain qui sauve Les Aventuriers de l’Étrange. Ce qui est terriblement ironique à une époque où les cœurs sont devenus des super calculateurs, des lignes de codes et des analyses de data…
Entretien avec Marc Antoine Fleuret, case de la Pyramide oubliée, édition alternative © Les Aventuriers de l'Etrange / Pierre Wininger
Les déplacements sur des festivals et salons du livre restent-ils rentables malgré les frais engagés ?
Oui, participer à des festivals BD et salons du livres s’avère quasiment toujours rentable. À différents degrés bien évidemment. En moyenne, sur un week-end de petit festival BD, type Roch’fort en bulles ou Le week-end de la BD de Gradignan, Les Aventuriers de l’Etrange dégagent un bénéfice de +500 €. Mais parfois, lorsque l’on participe à de très confidentiels salons du livre, on est plus à +30 € / +50 €. Nous n’avons pas encore participé à de gros évènements comme le FIBD ou Quai des bulles. Tous simplement parce que nous n’avions pas encore les moyens. Peut-être l’année prochaine si le COVID-19 disparait.


Tu avais relayé le texte édifiant d’Éric Catarina, fondateur des défuntes Editions du Long Bec. En quoi te retrouves-tu dans ses propos ?
L’arrêt du Long Bec me touche évidemment. Ça avait été le 1er à m’accueillir dans sa maison d’édition ; il a été sans le savoir l’un des instigateurs des Aventuriers de l’Étrange. Il a complètement raison, tout repose sur l’efficacité et la justesse de la diffusion ; donc, en amont sur la communication. Les taux hallucinants de retours sont également un réel problème mais il faut aussi se mettre à la place des libraires. Il y a trop de livres ; pourtant, c’est grâce à cette abondance d’albums que la BD en France peut se permettre une telle richesse, une telle diversité, une telle liberté.
Entretien avec Marc Antoine Fleuret, case de la Pyramide oubliée, édition alternative © Les Aventuriers de l'Etrange
Les Editions du Long Bec avaient opté dans un second temps pour une diffusion via Delsol… Sais-tu quel a été son ressenti par rapport à cette expérience ?
Je crois qu’il y avait une pression pour produire toujours plus d’albums. La course en avant… Peut-être les éditions du Long Bec se sont-elles laissées déborder ? Et il était ensuite trop tard. Je ne sais pas.


Eric Catarina fustigeait la logique économique qui forçaient les éditeurs à « produire des albums » plutôt qu’à soutenir la création et promouvoir le travail des auteurs… Quel est ton ressenti par rapport à sa position ?
La société nous demande de courir toujours plus vite. Et l’édition de BD ne déroge pas. Alors, c’est à chacun de se fixer son propre rythme. Au lieu d’obéir aveuglément à ceux qui demande de courir toujours plus vite, on a le droit de décider de freiner pour ne pas s’essouffler. « Qui veut aller loin, ménage sa monture ». Faire des choix en accord avec ce que l’on et ce en quoi on croit, tout est là.


Entretien avec Marc Antoine Fleuret, la Pyramide oubliée, édition alternative © Les Aventuriers de l'Etrange / Pierre WiningerPeux-tu nous parler des projets présents et à venir des Aventuriers de l’Etrange ? Quel nouvel auteur t’apprêtes-tu à nous faire découvrir ?
Notre planning 2021 est bouclé. Pourra-t-on le réaliser en entiers ? Rien n’est sûr. Le travail sur les deux prochains albums a, en tout cas, commencé :

1Une version alternative inédite de La pyramide oubliée (Pierre Wininger) datant de 1976 pour janvier

2 un nouvel album de Pedro Rodríguez (auteur entre autres d’Histoire(s) à dormir debout et du récent Yaga) pour février. En gros, Le lion & la souris vs. les envahisseurs de Zurg est la fable de La Fontaine Le lion et le rat à la sauce Star Wars. Un bijou d’humour, de fantaisie et de féminisme.

Sinon le retour des auteurs habituels est prévu : Rune Ryberg, Nuria Tamarit, Maria Surducan, Xulia Vicente et puis un 4ème tome des merveilleux contes de Grimm par Ileana Surducan. Enfin, en cette fin d’année 2021, Barbara Yelin (Irmina, L’empoisonneuse) va nous rejoindre avec une histoire d’épouvante ayant pour sujet un fantôme de l’eau. J’ai hâte.


Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
En ce moment, j’écoute Hoshi et Tones and I tout en jouant à Terraforming Mars. J’adore aussi 7 wonders Duel même si je suis assez mauvais. Niveau littérature, les fantômes rigolos (présence d’esprits) de John Kendricks Bangs m’amusent beaucoup. Et puis une très bonne amie m’a offert il y a quelques temps un recueil listant les plus beaux treks du monde. Sûrement un message presque pas caché m’invitant à me ressourcer. J’ai tellement besoin de vacances…
Entretien avec Marc Antoine Fleuret, case de la Pyramide oubliée, édition alternative © Les Aventuriers de l'Etrange / Pierre Wininger
Y-a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
On verra dans 3 ans lors d’un prochain entretien. À ce moment-là, Les Aventuriers de l’étrange domineront le monde, c’est écrit ;)

Le rendez-vous est pris smiley
Merci pour le temps que tu nous as accordé…

Le Korrigan