Bonjour Cécile tout d’abord merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien et de nous consacrer une partie de votre temps si précieux en cette période de vacances !
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? (Études, parcours…)
Je suis illustratrice, je travaille plutôt dans l’édition pour la jeunesse depuis à peu près quinze ans et depuis quelque temps je m’intéresse aussi à la bande dessinée et j’essaye de faire un peu les deux : à la fois jeunesse et bande dessinée. J’ai fait des études à la fac d’abord en arts plastiques ; j’ai passé ma licence et ensuite j’ai bifurqué vers une école d’illustration, Emile Cohl à Lyon. J’en suis sortie diplômée en 2005 et ça fait donc 15 ans que je travaille pour l’édition.
Vous faisiez partie de la promotion « Hokusai » à de l’école Emile Colh, c’était prémonitoire ?
Exactement !
Enfant, quelle lectrice étiez-vous et quels étaient vos auteurs de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
Oui je lisais beaucoup ! Même chez les copines j’étais insupportable parce que je lisais leurs livres au lieu de jouer ! Je faisais partie de ces enfants qu’on n’a pas envie d’inviter parce qu’ils passent leur temps à bouquiner dans la chambre ! J’ai été marquée par beaucoup de livres quand j’étais petite : les « Tom tom et Nana », je recevais énormément de mensuels : « J’aime lire », « Belles histoires », « Je bouquine »… et j’adorais les livres de Quentin Blake et Roald Dahl, les livres d’Henriette Bichonnier et de Pef « Le Roi des bons » , « Le Monstre poilu ». Tous ces trucs là ça me faisait hurler de rire, c’était complètement irrévérencieux et je trouvais cela génial. Il y avait aussi un pop-up génial « La Maison hantée » qui m’a fascinée … Des livres sur les sorcières, les Malcom Bird « Le Livre des onze leçons de la sorcière »…
Donc c’était principalement des albums ?
Oui c’est vrai. J’ai dévoré tous les Roald Dahl mais les illustrations de Quentin Blake en sont indissociables. J’étais très marquée par les images. Il me fallait les images…
Et la bande dessinée déjà ou pas du tout ?
Oui je lisais les trucs un peu « old school » de mes parents : les « Ric Hochet », les « Yoko Tsuno ». Mon père avait une collection de Bds. J’ai lu beaucoup de Claire Bretécher aussi du coup. C’était les albums d’actualité de mes parents dans les années 70-80.
Quels sont vos « maîtres » en illustration ?
Quentin Blake ça reste quelqu’un de super fort ! J’aime aussi beaucoup Carson Ellis, Kitty Crowther, Tony Ross qui me faisait rire. J’adorais la dégaine des parents royaux à chaque fois.
C’est un peu cartoonesque par rapport à votre style, non ?
Après un de mes maîtres absolus c’est Bill Watterson (l’auteur de « Calvin &Hobbes » NDLR grand prix d’Angoulême en 2014) que je trouve fantastique. Il a une maîtrise dans l’expressivité du geste et la simplicité. On voit sur les planches qui sont plus élaborées, plus réalistes, qu’il y a une vraie maîtrise du dessin et de la narration. Je le trouve génial.
Vous faites avec cet album votre entrée en bande dessinée. Quelles sont pour vous les grandes joies et les grandes difficultés du métier de dessinatrice de BD par rapport à votre travail habituel d’illustratrice jeunesse ?
Je pense qu’il y a à la fois un bon côté, qui est à la fois un bon côté et un défaut, c’est le plaisir de se projeter dans un projet à long terme. Un album ça peut mettre longtemps : je peux mettre 4 à 6 mois pour faire un album (certains mettent davantage mais là ce n’est pas rentable !) mais dans une Bd on est obligé de vivre avec les personnages pendant beaucoup de cases et beaucoup de planches et on a l’impression de les suivre sur une narration plus longue.Je trouve cela très agréable ; sur un album c’est plus bref et beaucoup plus elliptique.
Comment avez-vous rencontré Franck Manguin ? Et comment est né « Ama le souffle des femmes » ?
C’est Frédéric Lavabre (l’éditeur de Sarbacane NDLR) qui m’a fait passer son scénario. Je lui avais envoyé des dessins un peu plus adultes en lui disant que je n’avais jamais fait de bande dessinée mais que ça m’intéressait et en fait j’avais rendez-vous deux semaines après avec sa femme dans le cadre d’un projet jeunesse et il est passé dans le bureau et m’a dit qu’il avait reçu mon mail et qu’il avait un scénario à me proposer.
Qu’est-ce qui vous a plu dans ce projet ?
Le Japon déjà ! c’est un pays qui me fascine : j’ai plein de livres, j’y suis allée pour mon voyage de noces il y a longtemps, c’est un pays de contrastes entre tradition et modernité. Le fait que ça se passe au bord de la mer aussi : je suis de St Raphaël et j’ai vécu toute ma jeunesse au bord de la mer et je suis très attachée à cet environnement et j’avais très envie de dessiner la mer. Je l’avais déjà fait chez Sarbacane dans un album jeunesse mais j’avais envie de la traiter de manière différente et le thème des femmes aussi tout simplement ! J’adore dessiner les femmes, leurs corps … là en plus elles étaient quasiment nues tout le temps, donc c’était top ! cela faisait trois thèmes qui me plaisaient beaucoup. J’ai vraiment eu de la chance qu’il me propose ce scénario là car il est tombé pile poil sur ce que j’avais envie de faire
Mais le scénariste avait prévu de le dessiner au départ, non ? Ça n’a pas été trop dur pour lui d’en faire le deuil ?
Si bien sûr … c’était un projet qui lui était très personnel mais il ne pouvait pas être à plein temps sur le projet car il exerce un autre métier. Franck a donc lâché la partie illustration mais on s’est super bien entendus et il m’a accueilli hyper gentiment dans le projet. Il connaît très bien le Japon, il y a vécu plusieurs années, il est marié avec une japonaise originaire de la région de Ishikawa …
Donc vous avez eu un conseiller technique là !
Je n’ai pas arrêté de lui demander des trucs, c’était très bien ! Je m’intéresse au Japon mais j’ai plein de lacunes et je ne suis pas une experte en culture nippone ! Or c’était un projet à la limite du documentaire, l’écueil que ça ne fasse pas vrai et que les gens nous disent : « ce n’est pas du tout ça les ama » ou « vous vous êtes trompés de direction »… On a été hyper vigilants tous les deux par rapport à cela pour que ça tombe juste.
Bon et bien c’est réussi !
Est-ce que vous avez tout de même apposé votre patte sur le scénario ? J’ai vu qu’il y avait un storyboard préexistant mais avez-vous pu tout de même insuffler des propositions ?
Je n’ai pas changé le scénario qui était bouclé, ficelé et très travaillé donc ça ne servait à rien de remettre des sous dans la machine ! Le storyboard, je l’avais lu, il me plaisait bien aussi mais il y avait des cases ou des découpages que je voyais un peu différemment et j’avais besoin moi aussi de m’approprier un peu le projet et de ne pas être une simple exécutante technique. L’éditeur a été super compréhensif. Il m’a laissé une grande latitude en me disant que je pouvais reprendre, supprimer, rajouter et m’a laissé remanier tout en conservant la pagination (ce qui n’est d’ailleurs pas toujours super facile pour retomber sur ses pattes !). Je l’ai fait sur pratiquement toutes les planches, en dézoomant parfois juste un peu, en agençant la case différemment dans la planche, ou en choisissant une case verticale plutôt qu’une vignette carrée.
Ce n’était pas trop difficile justement d’apprendre cette nouvelle grammaire de la bande dessinée avec le passage d’une case à l’autre, d’une page à l’autre ?
Si, si les premières planches je me souviens les avoir montrées à un ami auteur de bande dessinée et il m’a dit « non mais là Cécile ça ne va pas : ton trait se recoupe, on s’embrouille dans la lecture » … et c’est vrai qu’au début on n’a pas conscience de cela ! Après j’ai tout emmagasiné et j’ai été hyper vigilante !
Et à Emile Cohl vous n’aviez jamais eu des cours de bande dessinée ?
Si, si mais Emile Cohl c’était déjà il y a quinze ans ! j’étais jeune ! Et je m’étais spécialisée en illustration en 3eme année. J’avais des réflexes d’illustratrice plutôt mais finalement c’est un peu comme le vélo : il suffit de s’y remettre et les réflexes reviennent.
On peut admirer des pleines pages dans l’album, justement. C’est lié à votre spécialité d’illustratrice ?
Oui c’est vrai mais après je me rends compte en lisant d’autres Bds qu’il y a beaucoup d’auteurs qui font ça parce que déjà c’est ex-trêmement plaisant à faire, ça fait comme une espèce de respiration dans la narration, et ça fait de belles pages qui marquent et qui font plaisir au lecteur aussi.
Et le sujet s’y prête aussi…
Oui ! On a tendance à vouloir mettre la Bd dans un petit format de cases et on oublie qu’elle peut être extrêmement généreuse dans sa pagination et j’ai l’intention de continuer les pleines pages
Comment avez-vous travaillé l’apparence des protagonistes ? Chacune a-t-elle d’emblée trouvé son apparence (je dis chacune car il s’agit principalement de femmes) ou bien avez-vous tâtonné pour certaines ?
Ça a été assez vite en fait, l’éditeur et l’auteur m‘avaient fait une description au niveau des caractères en disant telle personne a du bagout, celle-ci est athlétique, celle-là un peu séductrice …. Il fallait que Yusuke le revendeur de poissons pas sympa ait une tête de fripouille. Je n’ai pas trop galéré ! Pour l’héroïne, Franck m’avait dit qu’il la voyait sous les traits de l’actrice japonaise Ayako Wakao qui joue dans le film de Yasuzo Masumura : « The Blue Sky Maiden». En le visionnant j’ai trouvé que ça tombait sous le sens. On la voit évoluer c’est une petite fille au début avec une queue de cheval très sage, et puis elle évolue au fil du temps, change de coiffure, prend un visage plus adulte.
Cette expressivité des personnages c’est un peu dans les codes de l’illustration jeunesse où il faut qu’on perçoive d’emblée si un personnage est sympathique ou pas ?
Oui, c’est compliqué parce que mon trait est tout de même assez réaliste et il fallait trouver un bon dosage entre une expression qui peut paraître un peu drolatique et le réalisme
Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser la bichromie ?
C’est parce qu’il y avait le choix du numérique et je sais que quand je travaille en numérique (et c’est différent quand je travaille à la gouache ou à l’acrylique où j’ai tendance à me laisser emporter par la matière et les couleurs) j’ai besoin d’une palette restreinte. J’avais aussi envie de quelque chose d’assez pur : c’est la mer, les années 1960, un récit intimiste et j’avais envie de quelque chose de doux. Je ne voulais pas que ce soit clinquant ou agressif même si le sujet n’est pas toujours drôle.
Ça a un petit côté rétro aussi…
Oui, un petit côté rétro et atemporel aussi …
Ce bleu n’est pas froid du tout en fait, il a comme une pointe de rouge…
C’est marrant parce que ce bleu-là est sorti lors de mon tout premier test couleur. Ensuite j’ai essayé des bleus turquoise, et d’autres choses plus compliquées et je suis revenue à la simplicité initiale et à ce bleu.
Work in progress
« Ama » a un côté presque documentaire c’est ce que vous disiez. Les décors sont extrêmement précis, vous montrez bien les différentes techniques de pêche et soignez jusqu’au moindre détail (les signes protecteurs que sont l’étoile et la grille sur le fichu ou les cairns par exemple) et, pour avoir vécu au Japon, j’ai trouvé que vous aviez particulièrement bien rendu les attitudes des personnages surtout dans leurs façons de montrer leur déférence. Comment avez -vous su saisir cela ?
J’ai une grosse bibliothèque sur le Japon, j’ai lu plein de mangas quand j’avais 20 ans. Ces expressions, ces codes sont retranscrits dans les livres, les mangas, les films…
Il y a certains films qui vous ont particulièrement aidée ?
Le problème c’est que je n’arrive pas à me rappeler des noms ! Franck m’a donné une liste de films que j’ai regardés pour m’imprégner.
Il s’agissait plutôt de films récents ou de films des années 1960 ?
Plutôt des films contemporains de l’histoire. Des années 1960 donc.
C’est vrai que vos planches m’ont rappelé le gris un peu bleuté qu’on trouve dans les films noir et blanc d’Ozu ou de Naruse ces cinéastes qui montrent comme dans « le voyage à Tokyo » la différence entre citadins et les gens de la campagne, la confrontation de deux mondes, les mariages arrangés, le poids du patriarcat sur les femmes…
Oui, ce sont effectivement les thèmes de l’album.
Connaissiez-vous les travaux de l’ethnologue Fosco Maraini qui avait fait paraître un livre de photos sur les plongeuses de l’île d’Hegura ?
Je les ai regardées forcément quand je me suis intéressée au sujet.
Je crois que vous connaissiez aussi la série de photos de Yoshiyuki Iwase qui dans les années 1960 également effectua toute une série de photos hypersexualisées où il les fait poser comme des top-models ?
Oui, c’est pareil quand on fait des recherches sur internet on tombe sur ces photos là et après quand on voit les autres photos qui sont plus réalistes, on perçoit le décalage : le métier est très difficile, on n’est pas dans le glamour, elles sont toujours en train de grelotter, de fumer des clopes, elles portent des choses qui sont lourdes, elles ont la peau brûlée par le sel et le soleil. C’est une vie rude et les montrer avec la peau douce et les cheveux ondulant au vent …
Mais elles sont tout de même jolies Nagisa et Yuko, vos héroïnes !
De toute façon c’est des sportives : qui peut continuer à plonger comme ça à 85 ans si on n’est pas sportif ? Donc c’est évident qu’elles avaient de beaux corps musclés, plutôt fins et une hygiène de vie (à part la clope) qui était bonne. C’est surtout dans les attitudes que je me démarque : elles sont seins nus, en string mais elles marchent comme des camionneurs !
Ça n’a pas été trop difficile de ne pas les sexualiser ?
C’était le principe. Leur nudité est naturelle. Le seul moment où on peut les sexualiser c’est le moment où le jeune homme les regarde. On peut percevoir alors dans l’attitude de Nagisa qu’elle éveille du désir.
Oui parce que c’est vu en focalisation interne, par les yeux masculins. Oui, exactement, là on peut comprendre avec ce regard d’un homme extérieur qu’un trouble puisse se créer mais comme elles sont dans une communauté qui est tout de même assez fermée au regard extérieur on ne perçoit pas cela comme quelque chose de pas naturel : on voit Isoe chez elle, assise seins nus à la table de son petit déj et ça ne nous choque pas !
Combien de temps avez-vous consacré à « Ama» qui fait tout de même 110 pages ?
Un an. J’ai commencé en janvier de l’an dernier et fini en janvier 2020
Pourriez-vous nous parler un peu de votre choix de couverture ? Avez-vous trouvé d’emblée cette mise en page ?
Non. Je savais que je voulais faire une scène qui se passe sous l’eau parce que c’est le vif du sujet et c’est tellement plaisant à dessiner et tellement beau à regarder que ça me semblait essentiel pour une couv. J’ai tout de suite imaginé une immersion, à aucun moment je n’ai envisagé de faire une protagoniste sur terre. Après il fallait trouver la bonne attitude, le bon éloignement, choisir d’y mettre un décor ou non et je voulais aussi qu’on retrouve dans les couleurs l’ambiance qu’il y avait à l’intérieur.
Pourquoi avoir choisi d’y placer juste Nagisa ?
Parce que c’est l’héroïne ! Et puis que j’avais envie de traiter ses cheveux comme quelque chose d’un peu mythologique en fait.
On les appelait sirènes du Japon !
Exactement, j’avais envie d’en faire quelque chose d’un peu irréel, dans quelque chose d’ancien qui va évoquer une femme un peu déesse : un jeu avec les bulles, une attitude qui soit à la fois sensuelle et guerrière.
Est-ce que vous qualifieriez ce livre de féministe ?
Oui, on peut dire qu’il est féministe parce qu’il parle des relations homme/femme, du Japon patriarcal, de la communauté ama très matriarcale mais dans laquelle les hommes gardent malgré tout le contrôle. On y retrouve les chevaux de bataille des féministes. On sent que les femmes se serrent les coudes. Il y a une espèce de sororité et aussi le fait que les femmes n’y soient pas sexualisées.
Avez-vous d’autres projets ?
Je vais faire une bande dessinée chez Sarbacane en tant qu’auteur complet. C’est encore une histoire de femmes mais dans une autre époque et un autre lieu.
Tous médias confondus, quels sont vos derniers coups de cœur ?
J’ai lu pas mal de bds ces derniers temps et j’ai adoré « Pucelle »de Florence Dupré Latour. J’ai trouvé cette bd géniale.
C’est intéressant ce qu’elle y dit sur la non-indentification possible des adolescentes des années 1980 aux héros de bds proposés à l’époque (tous masculins)
Là on peut s’identifier à Nagisa ! Mes filles qui ont 12 et 14 ans l’ont lue et d’autres enfants d’amis plus jeunes encore. Ça touche des sujets dans lesquels les jeunes filles ou les jeunes garçons peuvent se projeter. Ça parle de ténacité, d’insertion dans un groupe, de suivre son chemin de vie, de respecter sa façon de penser. Je trouve que ce sont des thèmes qui sont forts pour grandir et pour s’affirmer en tant qu’être humain.
Merci encore une fois, Cécile, d’avoir pris le temps de nous répondre ! Et à nouveau félicitations pour ce très beau premier album !