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Entretien avec Guénaël Grabowski
interview accordée aux SdI en juin 2021


Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…

Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…

Bonjour et merci à toi de m’avoir proposé cet entretien. Et pas de soucis pour le tutoiement !

Merci à toi !

Peux-tu parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)

J’ai un parcours assez classique : élève un peu plus que moyen à l’école, j’ai réussi à obtenir un BAC L avec pas mal de chance, puis j’ai flâné sur les bancs de la FAC de langue de ma ville pendant un an avant de rejoindre l’école Pivaut, à Nantes. C’est une école d’Art assez diversifiée, dans laquelle j’ai choisi la branche Dessin Narratif, option Bande Dessinée.

Je suis passionné par le cinéma, je regarde énormément de films ; et les jeux vidéos aussi, particulièrement les RPG japonais et les jeux de bastons. Et bien entendu, je lis pas mal de BD - même si, depuis que j’en fais, la fréquence a diminué.

Sais-tu pourquoi bon nombre d’auteurs lisent moins de BD une fois qu’ils sont du métier ?
Je ne me permettrai pas de m’avancer et de parler pour d’autres auteurs, mais pour ma part c’est une question de temps, et aussi pour changer d’air, ne pas vivre QUE pour la bande dessinée.
Nautilus, essai de mise en situation © Grabowski
Enfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?
Je lisais constamment quand j’étais enfant et adolescent, mais pas que de la BD. Mon père étant un gamer, il achetait une pile de magazines de Jeux Video tous les mois, et je passais mon temps à jouer à la console, lire des BD et ces fameux magazines, et dessiner.

Mes livres de chevets devaient sans doute être Gaston Lagaffe et Dragon Ball, que je lisais en boucle. Toujours, d’ailleurs : dès que j’ouvre un Dragon Ball, pour analyser le style de Akira Toriyama, je ne peux pas m'empêcher de le dévorer.

A quel moment l’idée de devenir dessinateur de BD a-t-elle germée ? Un artiste en particulier a-t-il suscité ta vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Mon père m’a offert un album de Gaston Lagaffe qu’il avait retrouvé chez sa mère, quand je devais avoir 7 ou 8 ans. J’ai eu un déclic à ce moment-là, je me suis mis à recopier le personnage de Franquin partout. Puis, ça m’est passé en arrivant au collège.

Quand je suis arrivé à Pivaut, je voulais intégrer la section animation de l’école. Ceci dit, ma rencontre avec Thimothée Montaigne a été déterminante dans mon cursus : il était professeur de BD à l’époque et a éclairé cet art sous un nouveau jour durant ses cours - en tout cas, pour moi. Ses discours passionnés ont réussi à m’atteindre et me faire envisager une autre carrière.
Une fois le diplôme en main, on peut dire que oui, ça a été un véritable parcours du combattant pour arriver à sortir ce premier tome de Nautilus, 6 ans de galères, à base de projets avortés et de petits boulots.

Nautilus, Curzon © GrabowskiQuel genre de professeur était le talentueux Thimothée Montaigne ?
Thim était passionné, passionnant et très naturel, il ne jouait pas de rôle. Au-delà de ça, son bagage technique et théorique étant déjà impressionnant à l’époque, ses conseils de dessin, de storyboarding, de cadrage étaient toujours justes et justifiés. Il nous a appris la détermination, à ne jamais rien lâcher si on veut réussir dans cette branche.

Bon, je raconte ça sur un ton très sérieux, mais c’est aussi quelqu’un de très drôle et on a beaucoup ri pendant ses cours !

Quel(s) conseil(s) donnerais-tu aux lecteurs désirant devenir auteur de BD ?
De se battre, de ne rien laisser au hasard dans son dessin, et surtout d’être patient.

Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Les grandes joies, en tant que dessinateur, c'est pour moi d’avoir une certaine liberté de ton, de “création”, de pouvoir jouer avec les formats et le langage unique de la BD pour raconter une histoire. D’un point de vue pratique, je suis quelqu’un d’assez solitaire, donc être tout seul à la maison la journée et ne voir personne m’arrange plutôt pas mal.

Les grandes difficultés, d’un point de vue artistique, c’est d'être constamment confronté à ce que je ne sais pas faire : un train sous tel angle, un mouvement sous un autre angle, une matière organique que je n’ai jamais traitée, etc. C’est passionnant parce que ça nous oblige à constamment se documenter et apprendre, le métier n’est donc pas 'figé' ; mais psychologiquement, pour quelqu’un de très peu sur de soi comme moi, ce doute constant peut peser. Ca, et l’aspect financier, bien entendu.
Nautilus, Nemo dans sa prison russe © Grabowski
L’aspect financier ? C’est tellement la galère pour les jeunes auteurs ?
Pas seulement que pour les jeunes auteurs. Il me semble que Robin Recht l’évoque aussi dans une vos interview précédente, alors qu’il est lui-même un auteur affirmé. Disons que c’est compliqué d’en vivre oui.

Vous signez avec Nautilus ton tout premier album (et quel album !)… Comment as-tu rencontré Mathieu Mariolle qui en signe le scénario ?
Merci beaucoup, je suis ravi que l’album vous ait plu.

J’ai rencontré Mathieu à la toute fin de mes études à Pivaut, il était membre du jury qui me faisait passer le diplôme. Il m’avait dit de très belles choses, et donné quelques conseils qui m’ont marqué et que j’ai suivis par la suite dans mes différents travaux. Le courant est tout de suite très bien passé.

A la suite d’un projet d’album avorté, j’ai monté un petit dossier pour démarcher, mais je ne l’ai envoyé qu’à lui, je voulais avoir une réponse avant de démarcher d'autres scénaristes. Par chance, mes planches ont dû lui plaire, et il m’a proposé 3 scénarios, dont celui du Nautilus. Que j’ai évidemment choisi !

De somptueux décors
Nautilus, l'entrée du Nautilus © Grabowski Nautilus, Statue © Grabowski


Qu’est ce qui t’a intéressé dans la mise en scène de ce récit mêlant l’œuvre de Verne à celle de Kipling ?
L’audace du projet, déjà. S’attaquer à ces deux monstres de la littérature sans les trahir mais plutôt en en faisant quelque chose de nouveau était un challenge, et j’aime beaucoup les challenges. L’idée, c’était de faire un blockbuster populaire, mais en bande dessinée.

Le scénario de Mathieu était idéal pour cela : il est rythmé, généreux, bien construit et aborde des thèmes profonds comme la dualité entre l'innée et l’acquis, l’identité ou encore les origines. Tous les ingrédients nécessaires à une bonne histoire, que Mathieu a imprégné de choses qui lui sont chères. J’ai essayé de faire de mon mieux pour la mettre en scène.

Dans quel état d’esprit étais-tu alors que ton album est disponible sur les étals ?
J’ai toujours un peu de mal à réaliser, j’espère seulement qu’il plaira aux personnes qui l’ont acheté !
Nautilus, Recherche de Personnage : Creighton © Grabowski
Le dessin de l’album a-t-il nécessité de longues recherches graphiques pour mettre en scène le Bombay du crépuscule du XIX siècle ? Quel ouvrage conseillerais-tu à un lecteur désireux d’en apprendre davantage sur l’époque ?
Oui et non. Oui dans le sens ou j’ai fait pas mal de recherches sur Internet, c’est vrai ; mais je n’ai pas cherché à être le plus réaliste et logique possible. Je n’ai lu aucun ouvrage sur le Bombay de l’époque, mais j’ai écumé ce site-la : oldindianphotos.in, une véritable mine d’or.

A partir de quelle matière as-tu créé l’apparence des personnages ? Celui de Nemo vous a-t-il donné du fil à retordre ? Kimball O’Hara est-il passé par différents stades avant de revêtir l’apparence que l’on sait ?
J’ai d’abord essayé de trouver des acteurs qui correspondraient aux physiques des personnages, mais j’ai rapidement lâché l’affaire.

Je me base sur l’histoire et les traits de caractères que Mathieu insuffle aux personnages, pour en déterminer l’apparence. Le processus a été plutôt fluide pour la quasi totalité du cast, ceci dit j’ai vraiment buté sur Kimball. L’idée est d’en faire un personnage multiculturel, tantôt hindou, tantôt anglais, ébranlé dans son identité. Kipling l’a écrit comme un Anglais qu’on confond facilement avec un hindou, de par sa peau burinée par le soleil durant son enfance passée dans les rues de Bombay. C’est quelque chose d’assez dur à transcrire, pour moi en tout cas. Ajoutez à cela le fait qu’il faut qu’il puisse souvent changer d’apparence pour mieux pratiquer son métier d’espion, dans notre album… Autant vous dire que ça a été compliqué de lui trouver une apparence définitive !

Recherche de Personnages
Nautilus, Recherche de Personnage : Nemo © Grabowski Nautilus, Recherche de Personnage : un gamin des rues © Grabowski
Nautilus, Recherche de Personnage : un gamin des rues © Grabowski Nautilus, Kim, le fils © Grabowski Nautilus, Creighton © Grabowski

Comment s’est organisé votre travail à six mains sur l’album ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de votre travail ? Quels outils utilises-tu pour composer tes planches ?
Alors, dans l’ordre : Mathieu écrit les pages de l’album et me fait un découpage de ce qui se trouve dans chaque case, mais je ne suis pas du tout obligé de le suivre (même si, 8 fois sur 10 on est totalement d’accord sur le découpage des cases). Ensuite, je fais plusieurs propositions de storyboard pour chaque page, que je soumets à Mathieu, pour qu’on valide ensemble celui qu’on trouve le plus pertinent.

Puis, je passe au crayonné, que je fais soit à la main avec un crayon bleu, soit en numérique. Une fois validé, je scanne (si besoin) et imprime mon crayonné sur une nouvelle feuille et je passe à l’encrage à la main. J’utilise un peu de tout : pinceaux, plumes et feutres. Et enfin, quand l’encrage est terminé et que Mathieu et moi sommes satisfaits du résultat, j’envoie les pages à Denis, on s’appelle longuement pour discuter des ambiances colorées de chaque séquence, et ses doigts de fées font le reste, en insistant sur le fait qu’il ne doit pas hésiter à proposer des idées qui lui sont propre.

Denis étant également un auteur de BD confirmé, il sait très bien comment mettre en lumière une case. Chacun de nous bénéficie d’une large liberté de manœuvre dans nos propositions respectives. L’idée, c’est que pour moi nos 3 rôles sont aussi importants, et surtout complémentaires.

Work in Progress
Nautilus, rough de la planche 33 © Grabowski Nautilus, crayonné de la planche 33 © Grabowski Nautilus, encrage de la planche 33 © Grabowski
Nautilus, crayonné de la planche 45 © Grabowski Nautilus, encrage de la planche 45 © Grabowski

Nous avions beaucoup apprécié le travail de coloriste de Denis Béchu sur le Prince de la Nuit (signé Yves Swolf et dessiné par un certain Thimothée Montaigne 😉) ou sur le somptueux Nottingham (de Vincent Brugeas, Emmanuel Herzet et Benoît Dellac). Le connaissais-tu avant de travailler avec lui sur cet album ?
Bien sûr, c'était mon professeur de BD à l'école Pivaut, durant ma dernière année. Un très bon prof, passionné lui aussi, qui nous a évidemment beaucoup appris en terme de dessin, narration etc, mais qui nous a aussi formé et conseillé à la vie après l'école. Comment gérer sa carrière, son statut. C'est quelqu'un de très généreux et carré, dans la vie comme au travail. Et oui, c'est superbe ce qu'il a fait sur Le Prince et sur Nottingham !

Quelles techniques et outils a-t-il utilisé pour coloriser les planches ?
Je vous invite à lui proposer un entretien, il répondra sûrement mieux que moi, et de manière plus approfondie aussi ! Je sais juste qu’il travaille sur photoshop, et que le rendu est génial !

Quelle étape te procure le plus de plaisir ?
Je pense que c’est l’étape du crayonné. Mais j’aime aussi beaucoup l’encrage.

En matière de dessin, quels seraient tes maîtres ou tout au moins tes références ?
Je suis terriblement classique et banale la dessus. En franco-belge, il y a évidemment Thim’, mais aussi les inévitables Moebius, Franquin, Boucq, Alex Alice, Mathieu Lauffray, Paul Gillon ou encore Underzo.
Du côté des américains, j’aime énormément le travail du regretté John Paul Leon, ainsi que celui de Alex Toth. J’aime aussi beaucoup Tommy Lee Edwards.
Et enfin, du coté Japonais, les 3 mecs qui me cassent la bouche à chaque page sont Katsuhiro Otomo, Satoshi Kon et Akira Toriyama.

J’ai trouvé la couverture de l’album particulièrement attractive. S’est-elle d’emblée imposée ou y a-t-il eut plusieurs versions d la couverture avant que celle-ci ne s’impose ?
Nous avons beaucoup tâtonné avant d'arriver à cette proposition. L'idée était de montrer le Nautilus, sans trop en révéler non plus. Instaurer une aura de mystère, et d'aventure aussi.
J'ai dû faire une 20 aines de propositions avant de se positionner sur celle ci.

Recherche de couverture
Nautilus, Recherche de couverture © Grabowski Nautilus, Recherche de couverture © Grabowski


Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?

Je commence actuellement le 3eme tome de Nautilus. L'aventure touche à sa fin, j'espère être à la hauteur du scénario de Mathieu !

Je n'ai rien de prévu pour la suite. J'aimerais beaucoup travailler sur une BD horrifique, ou bien un polar crasseux, ambiance film noir. Sinon, j'aimerais bien faire du storyboard de film de genre.
Nautilus, Recherche : le scaphandre © Grabowski
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
En Bd, je dirais Grendel, Kentucky. En film, L’Echange, de Clint Eastwood, que j’ai découvert sur le tard mais que j’ai adoré. Et en Jeu Vidéo, Xenoblade Chronicles 2.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Franchement non, je suis impressionné par la qualité de vos questions, c’était très travaillé et complet ! Bravo à vous !

Merci smiley

Un dernier mot pour la postérité ?


Mobilis in Nobile !


Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Merci à vous de porter autant d’intérêt à notre album et à mon travail.
Le Korrigan