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Entretien avec Antoine Ozanam
Interview accordée aux SdI en novembre 2021


Bonjour et merci de te (re)prêter au petit jeu de l’entretien…

Entre aujourd’hui et le dernier entretien, huit années se sont écoulées (fichtre, ça ne nous rajeunit pas !)… Quels sont les faits saillants de ta vie de scénariste depuis lors ?

Oulala… En huit ans, il s’est passé énormément de choses. J’ai sorti une bonne vingtaine de bouquins… J’ai rencontré de nouveaux copains de jeu et terminé certaines collaborations (avec des éditeurs ou des dessinateurs)… Donc, c’est un peu vertigineux même si au quotidien, je ne vois pas forcément le changement.

Disons, que j’ai l’impression que l’avenir sera encore plus jouissif… Notamment par pas mal de choses mises en place durant cette période.

Comment as-tu traversé cette étrange épreuve des confinements successifs en tant que citoyen et en tant qu’auteur ?
Il se trouve que je suis tombé dans une sorte de dépression juste avant le premier confinement… Du coup, j’ai été confiné avant tout le monde et quand j’ai enfin repris du poil de la bête tout était pratiquement terminé… ça a aidé à passer inaperçu un manque de travail et de réactivité de ma part. Et puis vivant dans une maison avec jardin, je pense avoir vécu un peu mieux cette période que pas mal de monde.

Sévériano de Hérédia, Elu de la République, recherche de personnage : Sévériano de Hérédia © Isabelle DethanQuels sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier ?
Ce qui me vient en premier, c’est cette joie d’ouvrir sa boite mail chaque matin et de commencer la journée avec de nouvelles pages ou nouveaux dessins des projets en cours. Ça aide à se mettre au boulot et c’est un vrai bonheur.

L’autre joie, c’est de pouvoir travailler un peu près où on veut. Si demain, je dois suivre ma moitié pour aller dans une autre ville ou un autre pays, c’est possible. C’est un super luxe.

En revanche, il y a des impératifs qui commencent à être plus pesant au fur et à mesure que je continue dans ce métier. Le fait, par exemple, de devoir continuellement refaire de nouveaux dossiers éditoriaux pour lancer de nouveaux projets me fatigue un peu. Convaincre tous les trois quatre mois les éditeurs de bien vouloir signer telle ou telle histoire est un peu déprimant. Surtout qu’il y a des refus qui semblent toujours aussi injustes. Bizarrement, ce sont toujours les projets les plus personnels pour qui il faut se battre le plus. Voir les remettre à plus tard…

Dans le même ordre d’idée, je commence à m’épuiser à bosser sur des histoires à base d’histoires vraies. Car souvent, on s’aperçoit qu’un autre auteur a eu la même idée que vous. Voir sort la bd avant vous… Du coup, j’ai une grosse envie de revenir uniquement à la fiction pure.

Sévériano de Hérédia, dessin de presseComment ta route a-t-elle croisée celle de Sévériano de Hérédia, personnage central de ton dernier album ? Qu’est-ce qui t’a donné envie d’en faire raconter l’histoire ?
C’est le hasard ! Un soir d’insomnie j’ai écouté un discours d’Obama qui faisait référence à Sévériano… Il parlait de lui comme étant le premier maire noir de Paris… Évidemment, j’ai cru qu’il se trompait… Avant d’approfondir le sujet et m’apercevoir qu’il n’avait pas tord.
Pour moi, c’est exactement ce qui en fait un perso intéressant : le fait que l’Histoire ne le retienne pas.

Comment expliquer qu’un tel personnage ne soit pas plus connu en France alors que son parcours s’avère des plus romanesque ?
La première réponse serait de parler de racisme… Tant que l’on n’est pas un mâle blanc, c’est quand même moins facile de rentrer dans les livres d’Histoire.

Après, Severiano est un personnage ambigu à bien des niveaux. Il milite pour l’abolition de l’esclavage mais tient sa richesse de là, justement… Il défend le droit au syndicalisme mais refuse que les députés soient payés… Ce qui empêche les pauvres de pouvoirs accéder à cette fonction.

Généralement, les persos complexes sont écartés pour des gens bien lisses… Ou de qui on retire la part d’ombre pour les glorifier.

C’est indéniablement cette ambigüité qui fait le charme du personnage…
Parmi ses grands combats politiques, y en a-t-il un qui a particulièrement retenu ton attention ?

En fait, il y en a plein… Je ne sais toujours pas s’il était visionnaire ou s’il était seulement dans le peloton de tête des idées de son parti. Mais il ne démériterait pas aujourd’hui encore. Entre le temps de travail (des enfants), l’éducation et la culture pour tous... Son féminisme… Son idée sur les transport collectif… C’est pas mal, non ?

Mais pour répondre à la question, je trouve incroyable que personne ne se souvienne qu’on lui doit les bibliothèques parisiennes. Ça résume pas mal de ses préoccupations, d’ailleurs.

Comment as-tu rencontré Isabelle Dethan qui signe les élégants dessins de l’album ?
Il y a sept ans, je suis rentré à l’Atelier du Marquis, à Angoulême. J’ai partagé mon espace avec Isabelle… De fil en aiguille, on a commencé à se parler de nos projets et de nos envies… C’est venu d’une façon assez naturelle… Bien sûr, je connaissais déjà son boulot avant de la rencontrer.

Quelles furent tes principales sources pour composer l’histoire de Sévériano de Hérédia, Elu de la République ?
Il n’y a pas grand-chose sur Severiano en France… Une seule biographie (très bien faite). Aussi, je me suis plongé dans deux autres livres en espagnol. Ce n’était pas super facile vu mon niveau mais le jeu en valait la chandelle. Ceci dit, j’ai tout de même retrouvé des discours de lui quand il était député… ainsi que certains de ses articles quand il était journaliste… Mais j’avoue ne pas les avoir vraiment utilisés. Cela aurait donné un coté très professoral à l’histoire. Et je préfère de loin le romanesque.

publicité pour l'exposition colonialeComment as-tu choisi ton « angle d’attaque » de cette figure politique et historique méconnue ?
En fait, je n’ai pas voulu en faire un héros. Dès le début, j’ai eu envie de ne pas occulté ses errances. Il a un côté très tête à claque que j’aime bien. Le plus difficile a été de faire se côtoyer le loser magnifique avec le dandy ambitieux.

J’avoue aussi avoir fait plusieurs essais avant d’arriver à écrire cette histoire. Je suis même passé par un personnage fictif de journaliste qui devait enquêter sur lui…

Concrètement, comment as-tu travaillé avec Isabelle Dethan ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de votre travail à quatre mains ?
Alors, pour commencer il faut dire qu’étant dans le même atelier, nous avons commencé en parlant du projet de vive voix. Sauf que le confinement est venu changer la donne. Ça et quelques complications personnelles pour Isabelle et moi. Du coup, nous avons terminé en étant éloignés…

J’ai donc préparé un découpage à la page avec les dialogues… et la doc qui va bien. Isabelle a fait ses propres recherches et a proposé des storyboards qui ressemblaient déjà à des crayonnés. Elle est super rapide et très efficace. Je ne crois pas lui avoir demandé un seul changement. Si ça se passait comme ça à chaque fois, ça serait le plus beau des métiers ! Ha ! Ha !
Work in progress
Sévériano de Hérédia, Elu de la République, planche 32 © Passés/Composés / Dethan / Ozanam Sévériano de Hérédia, Elu de la République, planche 2 validée © Passés/Composés / Dethan / Ozanam Sévériano de Hérédia, Elu de la République, planche 12, noir et blanc © Dethan / Ozanam
Sévériano de Hérédia, Elu de la République, rough de la planche 4 © Dethan / Ozanam Sévériano de Hérédia, Elu de la République, récolte de la canne à sure © Isabelle Dethan Sévériano de Hérédia, Elu de la République, encrage de la planche 52 © Isabelle Dethan / Antoine Ozanam


Quel moment préfères-tu dans l’élaboration d’une BD ?
Je crois que c’est le moment où je suis le premier lecteur… quand je vois arriver le storyboard et que je vois l’interprétation du dessinateur de mes petites idées. Il y a un petit lâcher-prise que j’aime beaucoup (généralement, si ça n’entache pas l’histoire, je suis assez ouvert aux changements de plans, nombre de cases…)

Sévériano de Hérédia, portraitA partir de quelle matière Isabelle Dethan a-t-elle construit l’apparence des différents personnages ? A-t-il été facile de trouver des documents iconographiques présentant le personnage principal ?
Pour ce projet, je crois avoir fourni vraiment le plus de documents possibles. Mais Isabelle a eu une formation d’historienne et elle a fouillé encore un peu. Du coup, oui, on avait pas mal de photos de tout… sauf pour Severiano et sa famille… Là, on a dû se contenter des quatre cinq photos qui existent. Pour les personnages annexes, quand il n’y avait rien, j’ai proposé des « têtes » de l’époque… et Isabelle est allé voir quelle était la mode pour les fringues (comme il s’écoule toute une vie durant l’album, les habits changent de style).

La couverture s’est-elle imposée d’emblée ou êtes-vous passé par plusieurs versions avant de parvenir à celle que l’on connait ? Serait-il possible de visualiser ces différentes ébauches ?
Isabelle a fait trois propositions mais tout de suite, j’ai insisté pour celle-là. Il faut dire qu’entre son clin d’œil aux affiches de l’époque et l’écharpe tricolore, on avait tout ce que je voulais montrer aux lecteurs…

Il n’y a que le titre qui m’a posé problème. Au départ, je voulais que le livre s’appelle « le nègre de la république ». C’est un titre d’un article d’un journal de l’époque sur Severiano. Mais voilà, l’éditeur avec le buzz des « dix petits nègres » a trouvé que c’était pas forcément l’idée du siècle. On ne peut pas lui en vouloir ! Même si je trouve que ça avait de la gueule.
Recherche de couverture
essais de couverture © Passés/Composés / Dethan / Ozanam essais de couverture © Passés/Composés / Dethan / Ozanam
essais de couverture © Passés/Composés / Dethan / Ozanam Couverture, calques fustionnés © Passés/Composés / Dethan / Ozanam

Comment Isabelle et toi avez-vous croisé la route des éditions Passés / Composés qui se lançait dans l’édition de BD ?
J’ai croisé la route de Stéphane Dubreuil, le directeur de collection de Passés/composés, lors d’un interview (il est aussi journaliste). J’ose croire que ça veut dire que je ne raconte pas que des bêtises (ha ! ha!). Quand il a été promu directeur de collection, il m’a téléphoné et les choses se sont enchaînées de façon fluide et sympathique…
Sévériano de Hérédia, Elu de la République, planche 8 & 9, noir et blanc © Dethan / Ozanam
Peux-tu nous parler de tes projets présents et à venir ?
Actuellement, je boucle pas mal de choses mis en place avant ma dépression… C’était pas évident de revenir dessus car j’ai « profité » de ce moment-là pour remettre aussi pas mal de choses en cause.

Disons que dans les mois qui viennent, il y aura la suite de Klaw et de Mauvaise Réputation… Sans doute tout de suite après, il y aura une BD assez ovni sur Alice Guy. Ça aurait dû sortir il y a plus de deux ans… ça bouclera un cycle de vie… (sourire). Et après, il n’y a que des choses nouvelles ! Klaw va prendre un sacré virage. Je suis super impatient de pouvoir montrer ça.

Il y a aussi un diptyque historique assez classique qui pourrait se transformer en véritable série. Ça s’appelle Le dépisteur. Et c’est Marco Venanzi au dessin.

Dans le genre jamais fait pour moi, je suis en train de boucler l’écriture d’une auto-fiction… Se raconter en mentant pour rendre les choses plus crédibles ! Ha ! Ha ! Et c’est mon ami Lelis au dessin (avec qui j’ai notamment fait Popeye).

Puis viendra le nouveau projet d’Emmanuel Bazin (avec qui je fais Mauvaise Réputation) ainsi que l’adaptation d’un roman un peu fou avec un dessinateur italien qui n’arrête pas de m’étonner : Toni Cittadini.

Pour le reste, il y a beaucoup de projets qui se mettent en place. L’envie est là. Les idées aussi.
Souvent avec déjà un dessinateur et un éditeur. Des genres que je n’ai jamais encore abordés comme un grand retour au polar… Avec une attention toute particulière à l’objet livre… Faut juste trouver le temps de tout écrire.
 Sévériano de Hérédia, Elu de la République, planche de l'album © Passés / Composés / Dethan / Ozanam / Bazar / Pepitom / Vanderf
Avec quel dessinateur ou dessinatrice rêverais-tu de travailler ?
Oulala, c’est la boite de Pandore cette question !
Alors, il y a ceux qui sont morts et qui étaient des rêves de gamin, comme Hulet ou Franz.
Il y a ceux avec qui j’ai cru pouvoir travailler mais on s’est raté de peu comme Jorge Gonzalez…
Il y a ceux avec qui j’ai déjà bossé et avec qui je rêve de retravailler comme Rica ou Mikkel Sommer…
Il y a les inaccessibles (et qui n’ont vraiment pas besoin de moi) comme Dave McKean ou Bézian…
Et enfin, il y a ceux dont je rêve plus que de raison comme Altuna, Tha, François Ayroles ou Pablo Bacilieri… La liste est super longue (jajaja).

Pour que ça soit possible de bosser avec tout le monde (surtout que les agendas des uns et des autres sont pas mal remplis), je développe une idée d’édition d’histoires courtes...

Que de projets ! Trouves-tu quand même le temps de dormir un peu de temps en temps ? smiley
Disons que ma santé a bien morflé ces dernières années (mais pas forcément à cause du boulot… ou que à cause du boulot)… Là, j’essaie de retrouver une belle hygiène de vie.

Sinon, je préfère de loin avoir trop de projets que pas assez… Je détesterai ne plus avoir envie de raconter des histoires… Et être obligé de continuer...

Sévériano de Hérédia, planche 49 corrigéeTous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Paddy Sherlock, Clément Oury et Edouard Ferlet pour la musique.

La Fabuleuse Mme Maisel pour les séries télé (juste le truc improbable que j’aimerais écrire en bd).

Archives du vent de Pierre Cendors et Une fêlure d’Emmanuel Régniez pour les romans (magnifiques écritures ! Et en plus c’est impossible de les adapter!!!)

Pour la BD, je vais juste parler de mon amour pour le boulot de Chantal Montellier que j’ai redécouvert ces deux dernières années. Je ne comprends pas comment l’Histoire de la bd peut passer à côté de quelqu’un qui a tellement innové. Son travail est fort et intelligent (graphiquement, narrativement et sur les sujets choisis). Il faudrait que le festival d’Angoulême fasse une rétrospective et qu’un éditeur nous ponde des intégrales dignes de ce nom.

Bon, sinon, le dernier coup dans la tronche tellement l’objet était cohérent c’est Le mort détective de David B. Il y a là de quoi vivre avec les personnages de longues heures après avoir refermé le bouquin.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Oui ! « ça va, pas trop dur de vivre à Angoulême ? »

Ce à quoi je répondrais que c’est une ville qui bouge vraiment incroyablement pour sa taille. La cul-ture est vraiment mise en avant, il y a plein de restaurants (et des terrasses) et en plus, à part un fameux weekend par an, on a pratiquement que du soleil ! Et comble du bonheur, on a l’une des brasseries de bière les plus intéressantes de France : La débauche !

Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…

Si tu étais…

Antoine Ozanam, portrait @ jonas Demskyun personnage de BD : Un croisement entre Bernard Lermite et Docteur Poche ?
un personnage mythologique : J’ai une vie bien trop douce pour être ne serait-ce qu’un personnage secondaire de la mythologie.
un personnage de roman : le brave Soldat Svejk ! (bon ok, ça donne pas trop envie de me fréquenter).
une chanson : i want you but i don't need you de Momus.
un instrument de musique : un mini piano pour enfant. Mais avec une pédale d’effet !
un jeu de société : Mon boulot s’apparentant déjà au Tétris je préfère passer mon tour.
une découverte scientifique : Le vaccin contre le covid ? Histoire d’avoir des manifestations contre moi.
une recette culinaire : Actuellement, je fais pas mal de salade de champignons avec un filet de sauce soja et du gingembre… ça marche comme recette ?
une pâtisserie : Je suis encore à la recherche de deux pâtisseries de mon adolescence : une figue en pâte d’amende avec une préparation chocolat-raisins au rhum à l’intérieur… Et une autre qui s’appelait « le Mozart » qui était une petite tuerie.
Antoine Ozanam, portraitune ville : Bayonne ou Bruxelles ? Un peu de Lisbonne aussi. Un endroit où votre amour vous tient la main et ouvre des grands yeux en voyant la beauté de l’architecture.
une qualité : la curiosité.
un défaut : le doute.
un monument : un truc éphémère… Une sculpture en glace, ce genre de chose. Ou un truc en ruine mais dont on imagine que c’était tout de même quelque chose, avant…
une boisson : La Queue de Charrue brune. Ou une impérial Stout vieillie en fut… Un truc que l’on boit doucement en se souvenant d’avec qui on l’a bu.
un proverbe : ha ! Ha ! J’en ai plein !
« tu chies ou tu sors du pot », pour le boulot.
« si la violence ne résout pas ton problème, c’est que tu n’as pas frappé assez fort » pour les gens qui nous embêtent.
« si tu vois tout en gris, déplace l’éléphant » pour les jours sans.

Un dernier mot pour la postérité ?
« Ne vous inquiétez de rien. Dans 150 ans, on n’y pensera plus. » ou « on les nique les tristes figures » comme l’écrivait Blier… pour rester positif.

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Merci à toi.
Le Korrigan