Bonjour et merci de vous (re)prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : Il y a neuf ans, lors de l’entretien que vous nous aviez accordé, vous m’aviez permis de vous tutoyer. Peut-on rester sur ce mode ou, eu égard à votre grand âge, préférez-vous que nous options pour le vouvoiement ? (niark niark
Oui.J’ai tendance à tutoyer tout le monde. Quand on me vouvoie, j’ai l’impression d’être très vieux.
Me voilà rassuré
Il y a deux années naissaient les éditions Drakoo… Comment t’es-tu lancé dans cette nouvelle aventure après avoir connu le succès grâce à vos récits, tel Lanfeust qui fit souffler un vent salutairement rafraîchissant sur l’heroïc-fantasy ?
La naiss ance de Drakoo est venu de la conjonction de deux choses. La première étant qu’Olivier Sulpice, le patron du groupe Bamboo, me demandait depuis plusieurs années à ce que l’on fasse quelque chose car il n’avait pas de secteur dédié aux imaginaires et il m’avait proposé qu’on s’associe pour monter une maison d’édition ensemble sur ce créneau.
J’ai longtemps décliné son offre car mon travail de scénariste et de rédacteur en chef de Lanfeust Mag me prenait déjà beaucoup de temps. Le jour où quelqu’un chez Delcourt a pris la décision d’arrêter Lanfeust Mag, je me suis dit que c’était l’occasion de se lancer dans Drakoo. C’était pour moi une manière de retrouver de la fraîcheur et de l’énergie. Parce qu’au bout de vingt ans de Lanfeust Mag, je commençais à ronronner. En tant que scénariste, je m’amuse et je lance des nouvelles séries régulièrement mais, manifestement, le fait de n’être que scénariste est pour moi un peu frustrant et j’aime bien travailler avec d’autres auteurs, aider à lancer des auteurs, à monter des projets... J’aime bien être au cœur du réacteur, là où ça bouge… Et là où ça bouge le plus, c’est quand on monte une maison d’édition.
Qui en a signé l’élégant logo ?
L’élégant logo de Drakoo est signé par le graphiste du groupe Bamboo, Bruno Boileau. Il fait un excellent travail sur de nombreux albums. C’est un graphiste extrêmement doué qui a su sortir à la fois des schémas qu’il avait les albums gags de Bamboo ou de ceux qu’il avait pour Grand Angle. Chez Drakoo, il nous fait de très belles maquettes et de magnifiques bouquins.
D’ailleurs, Drakoo est-elle une maison d’édition à part entière ou une collection des éditions Bamboo?
Drakoo n’est pas une collection mais une maison d’édition à part entière dont je suis actionnaire minoritaire et dont le groupe Bamboo est l’actionnaire principal.
Qu’est-ce qui préside au choix des albums que tu édites ?
Je choisis les albums que va éditer Drakoo, en prenant conseils de mes assistantes éditoriales qui lisent les dossiers avec moi. Quand j’ai des doutes, j’en parle avec Olivier Sulpice qui peut avoir son opinion. Au bout du compte, il est entendu que j’ai le final cut, même si deux ou trois fois j’ai regretté des décisions prises contre l’avis d’Olivier. J’écoute à présent un petit peu plus son expérience mais je reste le seul maître à bord.
Avec cette jeune maison d’édition, tu as ouvert la porte du neuvième art à de talentueux romanciers, tels Olivier Gay, Pierre Pevel ou Gabriel Katz… Que leur as-tu dit pour les convaincre de rejoindre l’aventure ? Etaient-ils de férus lecteurs de BD ?
Ça a été facile de les convaincre. Tous sont d’une génération qui a été lecteur de BD, beaucoup ont été rôliste. On est aujourd’hui avec une génération de romancier pour qui la BD fait partie intégrante de leur culture. On n’est plus dans la génération d’avant qui regardait la BD avec mépris. Sans doute y a-t-il de jeunes romanciers qui la regardent encore comme tel mais ceux-là sont des imbéciles et je n’ai pas envie de travailler avec des imbéciles.
On a donc là toute une génération d’auteurs qui ont compris que c’était un média formidable, ni plus mauvais qu’un autre, ni meilleur, juste différent. En écrivant une histoire, on doit beaucoup plus penser à l’image, à des formats différents. Je leur ai appris les trucs techniques du scénario mais ils avaient leur talent et leur fond et savaient parfaitement ce qu’ils avaient à raconter.
Un petit bilan à la veille des deux ans des éditions Drakoo ? Quel effet cela fait-il de se retrouver de l’autre côté de la barrière éditoriale ? Cela a-t-il modifié la perception que tu avais du métier d’éditeur ?
Oui, ça fait pile deux ans puisqu’on a sorti les trois premiers titres à l’automne 2019. Première chose : on est bien contents d’être là parce qu’il s’est passé un truc en 2019 et 2020, je ne sais pas si vous avez remarqué, et, malgré ça, Drakoo a fait deux années positives et la troisième année risque de l’être encore plus.
C’est donc financièrement une maison d’édition viable. Bien évidemment, le soutient du groupe Bamboo nous a permis de rester serins puisqu’Olivier Sulpice m’avait promis que, quoi qu’il arrive, on travaillerait sur du long terme et non sur du résultat immédiat. C’était pour moi une condition sine qua non pour me lancer dans l’aventure. Il était hors de question d’avoir un actionnaire principal exigeant une rentabilité de tant de pourcent dès la première année. Donc, la boîte n’a pas perdu d’argent ces deux années, elle n’en a pas gagné énormément non plus mais ce n’était pas le but.
Maintenant on commence à avoir des séries plus que solides puisque Danthrakon, sur les trois titres, c’est plus de 50000 exemplaires, idem pour les Artilleuses. Le Grimoire d’Elfie, sur un seul titre !, c’est plus de 50000 exemplaires et c’est parti pour monter très très haut. A côté de ça, il y a des bouquins qui marchent moins bien, c’est la vie d’une maison d’édition. Il y en a quelques-un que je ne referais pas aujourd’hui parce qu’au début, on veut un peu trop donner sa chance à tout le monde en se disant qu’avec beaucoup de bonne volonté et de travail on peut peut-être sauver des bouquins. Mais finalement tous ne méritaient pas d’être sauvé. Je suis en train d’apprendre ce que c’est qu’être de l’autre côté de la barrière puisque jusqu’ici je n’occupais cette place qu’en tant que rédacteur en chef d’un journal et donc pour quelques pages, pour des histoires complètes, des gags… Mais ce n’est pas moi qui choisissais les albums qui allaient être ou non édités. Là, j’engage quand même un an de travail des auteurs sur chaque bouquin quand on signe un projet et c’est quand même une grande responsabilité.
Ça n’a pas changé ma perception du métier car j’ai longtemps été très proche de mon éditeur qui était Mourad Boudjellal. Je savais donc quels étaient les soucis et les problèmes d’un éditeur au quotidien. Par contre j’essaye de faire bouger un peu le métier d’éditeur avec la complicité bienveillante de ce cher Olivier Sulpice puisqu’on a augmenté les pourcentages de droits d’auteur qu’on donne aux auteurs.
Chez Drakoo, on donne 12% jusqu’à 20000 exemplaires, puis 13 et 14% au-delà de 40000 exemplaires alors que les éditeurs traditionnels sont sur un schéma 8/10/12. Olivier Sulpice a par ailleurs appliqué ces nouveaux pourcentages à l’ensemble des auteurs du groupe Bamboo. Ces nouveaux pourcentages c’est un gain supplémentaire pour eux et cela me permet d’être en adéquation avec mon rôle de militant syndical de la Ligue des Auteurs Professionnels… et en même temps, Guy Delcourt a été plus ou moins obligé de suivre, passant à 10/12 et supprimant le premier palier à 8.
Tout cela a un effet positif sur l’ensemble du marché, petit à petit. Être un éditeur qui fait attention aux auteurs, être un éditeur qui est lui-même auteur, bien sûr, associé à un autre éditeur qui est aussi auteur puisqu’Olivier Sulpice est lui-même toujours scénariste, ça donne une autre vision puisque pour nous, l’auteur est au centre de la maison d’édition. Ce n’est pas juste un prestataire qu’on peut remplacer comme beaucoup de Maison d’Edition pour qui un auteur est juste un emmerdeur qu’on peut remplacer assez facilement puisqu’il y en a plein d’autres qui grattent à la porte.
Non, nous, on choisit les auteurs avec qui on veut travailler. Une fois qu’on les a choisis, on respecte leur travaille, on travaille avec eux les dossiers de près et on fait tout pour donner le maximum de chance au bouquin. Je suis un éditeur assez interventionniste, je donne mon avis sans cesse sur beaucoup de chose, j’interviens à tous les niveaux de la création du bouquin, non pas pour imposer ma vision des choses mais pour emmener un peu mon expérience de scénariste puisque j’ai l’avantage d’avoir pas mal d’expérience en la matière
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Comment se fait le choix des couvertures des différents albums que publiés par Drakoo ?
Il n’y a pas vraiment de règles. Il y a plusieurs cas de figure : on peut avoir des graphiques, comme Noémie Chevalier avec qui je travaille beaucoup et qui est extrêmement douée, qui va proposer un visuel de couverture comme c’était le cas pour la couverture de la Baroque Epopée du Monde qui ne voulait pus tourner. Sinon on a le dessinateur ou la dessinatrice qui va proposer plusieurs croquis. Parmi ces croquis on va en choisir un ou deux, pousser un peu plus, faire des essais.
De toute façon la couverture se construit par de nombreux allers-retours et en concertation entre les auteurs et les graphistes. Jusqu’au au dernier moment on a toujours au moins deux couvertures et on choisit la meilleure, celle qui semble la plus impactante à un moment donné. Mais avant tout, une couverture doit raconter quelque chose. Elle doit raconter l’histoire et doit donner une bonne idée, une bonne ambiance de ce qu’il y a à l’intérieur, même si l’illustration de couverture ne se retrouve pas forcément à l’intérieur. Elle doit être l’essence de l’album, pas forcément refléter une scène de l’album. Il y a des couvertures plus classiques que d’autres. Moi j’aime les couvertures assez travaillées, assez ouvragées d’un point de vue maquette avec un habillage assez sympa.
La couverture est forcément un élément auquel tout le monde est très attentif car elle va conditionner la réussite ou l’échec commerciale d’un album.
Qu’est-ce qui fait selon toi une bonne histoire ? Formulé autrement : quelles sont les qualités que doit posséder un bon scénariste ?
Ce qui fait une bonne histoire… Ce doit être une histoire dans laquelle on se retrouve assez clairement. Le lecteur ne doit pas être perdu.
Elle doit avoir des éléments originaux. Ça peut être la structure, le sujet ou la manière de le traiter qui va être original. Prenons par exemple un western : un type veut se venger des méchants qui ont ravagé la ferme de son père. Il y a quarante westerns sur le sujet et pourtant il y en a dix de bons parce qu’ils ont su trouver une manière originale de traiter l’histoire. Il y a d’un côté l’histoire et de l’autre la façon de la raconter qui va faire que l’histoire va être bonne ou pas.
Une bonne histoire doit réserver des surprises qui font qu’on a envie de lire et qui tient le lecteur en haleine. Mais ces critères sont assez suggestifs car ce qui fait une bonne histoire pour le sera pas forcément pour un autre.
Les qualités : avoir d’abord une grande curiosité intellectuelle. C’est quelqu’un qui lit énormément de fiction, de documentation, d’actualité, d’histoire, de géo, enfin tous les sujets documentaires. C’est quelqu’un d’extrêmement curieux du monde, curieux des gens, curieux des historie.
Une bonne histoire c’est aussi s’attacher à des personnages et faire rentrer le lecteur en empathie avec eux. C’est à travers l’humain qu’on va pouvoir présenter tout le reste de l’histoire. On me présente très souvent comme un créateur de monde et un créateur d’univers. C’est vrai que j’aime bien les mondes complexes et cohérents mais avant tout, en réalité, je raconte l’histoire de personnages. Ce qui m’intéresse, c’est l’humain.
Ce qui fait le succès de Lanfeust, c’est le Monde de Troy bien sûr, c’est cette magie, c’est toute ces choses-là… Mais c’est avant tout la personnalité de Lanfeust face à la personnalité de C'ian et Cixi. Une bonne histoire, c'est un fond aussi. C'est une histoire qui dit quelque chose de notre monde, qui parle un peu de nous, de façon directe pour certain, plus allusive pour d’autres ; moi, je suis plus dans l’allusif. Mais en même temps c’est une histoire dont on ressort en ayant gardé un petit quelque chose, dont on se souvient et à laquelle on repense…
Et un bon dessinateur ?
Un bon dessinateur, c’est quelqu’un qui va savoir bien raconter, être dans la narration. Parce que le scénariste va faire un découpage, case à case. Dans mon cas il y a même la taille de chaque case, son emplacement, je décris très précisément la scène et les cadrages, tout est écrit. Quand le dessinateur reçoit mon scénario, il n’y a pas une mèche de cheveux qui dépasse, tout est indiqué, il y a les dialogues dans une deuxième colonne.
Et le bon dessinateur, c’est celui qui va rendre tout cela vivant. Si on compare à un film, le dessinateur, c’est les acteurs. On peut avoir un très bon scénario avec un très bon metteur en scène mais si on a des acteurs qui jouent mal, on a un mauvais film. Là, c’est pareil : un bon dessinateur, c’est un dessinateur qui va bien faire jouer les personnages, qui va bien faire jouer les lecteurs et qui va savoir guider l’œil du lecteur à travers les lignes de force dans la page. Ce n’est pas forcément quelqu’un qui se regarde dessiner. Un bon dessinateur de BD, ce n’est pas forcément un bon illustrateur. Ce n’est pas forcément quelqu’un dont un dessin séparément peut provoquer l’admiration. C’est quelqu’un qui est dans le récit et c’est ça qui est primordial.
Quels sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier d’éditeur ?
Les grandes difficultés… Très souvent, je suis devant des dossiers et je me demande si cela vaut la peine de dépenser de l’énergie pour permettre à ce bouquin de grimper d’un cran. Va-t-on le publier ? Si oui, on va bien évidemment dépenser toute l’énergie nécessaire. La grande difficulté c’est de savoir où placer le maximum d’énergie pour que cela serve les auteurs et les bouquins.
Quand on a mis toute son énergie dans un bouquin et qu’à l’arrivée on sait, même en l’envoyant à l’imprimerie, que même si les auteurs ont été au maximum de ce qu’ils pouvaient faire on ne va pas être content du résultat. Une autre difficulté c’est de refuser des projets à des gens qui peuvent être de grande qualité mais on ne sent pas tel ou tel projet en particulier. Et c’est plus difficile encore de dire non à un ami, à quelqu’un qu’on connaît bien…
Les grandes joies, c’est très simple : c’est quand on voit un bouquin réussit. La première c’est d’avoir un bouquin dont on est fier et de se dire : « je l’ai édité, il existe, il est là »… ça c’est bien. Il y a une deuxième joie quand il trouve son public, ’est encore plus formidable car quand on écrit une histoire, quand on dessine une histoire, quand on édite une histoire, au bout du compte, le truc c’est être lu et avoir des lecteurs. Mais, même si certains ne trouvent pas leur public, et c’est arrivé que je sorte des bouquins qui n’ont pas marché, ils peuvent quand même source de joie et de fierté car ils méritaient d’exister. C’est vraiment la grande joie, le grand plaisir : être fier d’un bouquin.
Peux-tu nous parler un peu des futurs albums édités par Drakoo ?
En janvier il y aura
l’Ogre-Lion de Bruno Bessadi qui est un book assez formidable. C’est une histoire animalière mais en même temps sérieuse. C’est un peu le croisement entre
Blacksad et
Conan le Barbare. On a ce lion qui a perdu la mémoire qui essaye de se suicider mais qui n’y parvient pas. Il est habité par un démon herbivore qui tue tous les carnivores et il va essayer de comprendre ce qui lui est arrivé et il y aura toute une quête pour rentrer chez lui. Il y a des tas de perso secondaires très sympa : un petit garçon chèvre, des petites souris persuadés d’être de grandes guerrières. C’est un bouquin marrant, touchant, intelligent avec du fond. L’auteur a fait un travail formidable sur cet album.
On a aussi le
Sarcophage des Âmes qui est un one-shot de Patrick Boutin-Gagné au dessin et Serge Le Tendre au scénario. On est dans une ambiance un peu sorcière de Salem, fin XIXe, dans une ville de Nouvelles Angleterre aux Etats-Unis. Un bouquin avec une très chouette ambiance.
Un peu plus tard dans l’année on va avoir
le Jardin des Fées qui s’adresse à un public un peu plus jeunesse avec Audrey Alwett au scénario et Nora Moretti au dessin, le duo qui fait la série Princesse Sarah qui cartonne chez Soleil. On est dans une ambiance XIXe aussi, mais en France, avec une jeune fille qui arrive dans un manoir plein de mystères au milieu duquel elle va découvrir un jardin secret où vivent de petites fées, pas forcément gentilles, qui ont besoin d’un Berger des Fées. Il y a tout un monde assez complexe et merveilleux.
Il y a une série scénarisée par Rutile et dessinée par Fred Remuzat que je connais depuis longtemps, qui a travaillé longtemps pour le cinéma et qui revient enfin à la BD 25 ans après… Là aussi, je suis très fier…
Et il y a plein de projets ! Il y a une trentaine d’albums en cours et je ne peux pas parler de tous…
Y-a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
42, c’est une réponse qui a fait ses preuves, à vous de trouver la question.
Un dernier mot pour la postérité ?
Non, je garde ça pour le moment ou je mourrai et ça ne fait pas partie de mes projets à courts termes.
Un grand merci pour le temps que tu nous a accordé.
A bientôt, au revoir.