Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…
Bonjour, aucun souci pour le tutoiement !
Merci à toi. (ouf de soulagement)
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)
Alors, je m'appelle Gaspard YVAN, j'ai 33 ans et je suis auteur BD.
Pour moi, le dessin a toujours été une passion mais paradoxalement, j'ai longtemps hésité à en faire mon métier par peur que cela devienne une contrainte. Puis, je me suis posé la question de savoir ce que je voulais faire alors et il a bien fallu se rendre à l'évidence : beaucoup de choses m'intéressaient mais dessiner restait la seule activité que je me voyais exercer avec plaisir, assidûment et sur le long terme, alors pourquoi ne pas tenter d'en faire mon gagne-pain ?
J'ai donc passé un BAC arts appliqués puis j'ai intégré la section illustration BD d'une école de l'image à Bordeaux. Ensuite, c'est Bast, un de mes professeur, qui m'a présenté Denis-Pierre Filippi et c'est comme ça que j'ai commencé à travailler. D'abord en tant que coloriste puis, maintenant, en tant que dessinateur.
Enfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?
Je n'étais pas ce qu'on peut appeler un grand lecteur, par contre mon père possédait une belle bibliothèque de bandes dessinées dans laquelle je me suis plongé avant même de savoir lire. C'est comme ça que j'ai découvert des auteurs comme Tardi ou Loisel qui font encore partie aujourd'hui des dessinateurs que j'admire.
Puis j'ai commencé à acheter mes propres albums (
Lanfeust de Troy,
les Gardiens du Maser, etc...), la BD a longtemps été ma principale source de lecture mais ce qui m'a vraiment mis le pied à l’étrier en tant que lecteur c'est, comme beaucoup de monde, la série de romans
Harry Potter.
A quel moment l’idée de devenir auteur de BD a-t-elle germée ? Un auteur en particulier a-t-il suscité ta vocation ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?
Je ne sais pas si l'idée de devenir auteur de BD a germée à un moment précis, disons que j'aimais dessiner et mes modèles de dessinateur-trice-s étaient en grande majorité des auteur-trice-s de BD. Le calcul était donc plutôt simple !
Devenir auteur-trice et en vivre n'est pas franchement évident. En ce qui me concerne, j'ai eu beaucoup de chance : j'ai fait de belles rencontres sur mon parcours. Comme dit plus haut, Bast, un de mes professeurs m'a présenté à Denis-Pierre Filippi avant même que je ne finisse mes études, à partir de là les choses se sont enchainées relativement vite malgré mon inexpérience et mon dessin balbutiant. Ce qui m'a évité les années de galère et les petits boulots.
Donc merci Bast, merci Denis-Pierre !
Tu as commencé dans le neuvième art comme coloriste en illuminant de tes pinceaux les dessins de Silvio Camboni sur Les Mondes cachés et Le Voyage Extraordinaire, tous deux scénarisés par Denis-Pierre Filippi. Comment définirais-tu le travail de coloriste ?
Lorsque Denis-Pierre m'a proposé de réaliser la mise en couleur du
Voyage Extraordinaire, je n'avais même pas pensé à l’éventualité de devenir coloriste (chose que j'ai beaucoup appréciée surtout sur les dessins foisonnants et virtuoses de Silvio).
Je dirais que pour un-une coloriste, la couleur est au service du dessin, elle vient pour soutenir le trait du dessinateur ou de la dessinatrice en donnant de la lisibilité et de la profondeur à l'illustration. La difficulté principale vient du fait que la couleur est un peu le point final de l'image, elle lui donne une dimension définitive, le noir et blanc laisse toujours la place à l'interprétation, la couleur, elle, fige une ambiance. Le défi est donc de ne pas trahir les attentes des scénaristes et des dessinateur-trices.
Pour ma part le travail de coloriste a été très formateur et m'a permis de faire mes armes avant de me frotter au métier de dessinateur. La couleur est intimement liée au dessin et, pour ce qui est de la mise en couleur du Voyage Extraordinaire, cela m'a obligé à penser en trois dimensions le dessin d'un autre, lui donner du volume sans le déformer. Ce qui était très chouette mais pas toujours évident.
Avec La Dernière Ombre, tu signes pour la première fois les dessins d’une série. Qu’est-ce qui t’a séduit dans le fascinant scénario de Denis-Pierre Filippi qui nous entraîne à la frontière parfois ténue séparant le réel du fantastique ?
C'est justement la mise en scène de cette frontière entre réel et fantastique, entre objectivité et subjectivité. Pour tout dire c'était même notre point de départ.
Je trouve qu'un récit fantastique est d'autant plus percutant quand il est solidement ancré dans le réel et c'est, selon moi, ce qui fait la force du scénario de Denis-Pierre.
C'est la part de fantastique du récit qui permet de donner un angle de vue un peu décalé, ici, celui des enfants (et non celui des soldats) sur une réalité terrible (la guerre), cela donne au récit une couleur originale et met en relief les émotions des personnages sans avoir à entrer dans de grands discours.
Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier de dessinateur ?
J'adore me lancer dans un projet, créer des personnages, des lieux, donner du corps, une cohérence visuelle à un univers. C'est un peu comme quand, enfant, on ouvre une boite de lego : on commence à assembler les pièces les unes aux autres et de fil en aiguille on créer tout un monde avec lequel on peut jouer !
En revanche, la grande difficulté de ce genre de métier découle aussi de cette liberté, c'est assez vertigineux : on a une infinité de choix quand on crée un univers, un personnage, mais il faut s’arrêter sur un en espérant que ce soit le bon et qu'on ne le regrettera pas par la suite, comme une erreur de casting. De plus, il faut constamment se remettre en question, c'est quelque chose de nécessaire pour progresser mais ça peut aussi vite devenir paralysant...
A partir de quelle « matière » as-tu créé l’apparence de vos différents personnages ? Quels éléments t’a transmis le scénariste pour la composer ? Natalia et la Dernière Ombre sont-ils passés par différentes étapes avant de revêtir l’apparence que l’on sait ?
Tout part évidemment du scénario. Denis-Pierre ne m'a pas vraiment donné d'indications précises sur l'apparence des personnages. Après avoir lu son texte, j'ai fait quelques propositions, nous en avons discuté puis j'ai fait les ajustements qui découlaient de nos échanges.
L'apparence de certains personnages est venue assez naturellement comme par exemple Natalia ou Svoga qui sont les deux personnages principaux de l'histoire. Leur rôle est assez clair, l'histoire tourne autour d'eux, ils étaient donc plus facilement « identifiables ».
Par contre, pour des personnages secondaires mais tout aussi importants, comme la Baronne, ça a été plus compliqué. C'est un personnage que l'on voit moins mais qui est moteur, donc plus subtil, il devait alors émaner de son apparence quelque chose de fort et de directement perceptible par le lecteur. Evidemment les dialogues font beaucoup dans ces cas-là mais l'image doit être raccord. La pauvre est donc passée par pas mal d'étapes différentes.
Il en allait de même pour la Dernière Ombre à qui il fallait trouver une silhouette marquante et effrayante sans trop la dévoiler, de plus c'était le titre du livre et donc le symbole de notre récit.
Quel personnage t’a donné le plus de fil à retordre et lequel as-tu pris le plus de plaisir à mettre en scène ?
Pour ce qui est de la mise en scène des personnages, je dirais qu'une fois qu'on les a trouvés, ça se fait assez naturellement. Ils ne m'ont donc pas donné tant de fil à retordre que ça. Il n'y en a pas vraiment un que j'ai eu plus de plaisir à mettre en scène qu'un autre. En fait, ce qu'il y avait de très chouette avec cette histoire c'est que j'avais tout une galerie de personnages à mettre en scène ! Avec un spectre de personnalités assez large et donc la possibilité de créer pas mal de gestuelles et d'expressions très différentes.
Était-il d’emblée évident que tu te chargerais de la couleur ?
Franchement oui. Premièrement j'avais déjà quelques années de travail de coloriste derrière moi et deuxièmement j'avais du mal à savoir où mon dessin devait s’arrêter et où la couleur devait commencer, donc difficile de livrer à quelqu'un des pages que j'estimais « inachevées ».
Etonnamment, la mise en couleur de La Dernière Ombre a été compliquée à mettre en place. Effectivement, j'avais déjà travaillé comme coloriste (ce qui a été un atout en termes de technique) mais je l'avais fait pour un autre dessinateur. Coloriser pour soi-même et coloriser pour quelqu'un d'autre sont deux choses assez différentes finalement : je suis passé de la mise en couleur du dessin virtuose de Silvio à la mise en couleur de mon propre dessin, celui d'un débutant, avec toutes les maladresses que cela implique.
De plus, l'ambiance du Voyage Extraordinaire et celle de La Dernière Ombre sont très différentes, il m'a donc fallu passer d'un récit d'aventure, jeunesse, très coloré, à un récit à la thématique plus sombre, adulte.
Comment s’est organisé votre travail à quatre mains sur l’album ? Du synopsis de Denis-Pierre Filippi jusqu’à la planche finalisée ?
Mine de rien, ça commence à faire pas mal de temps que nous travaillons ensemble avec Denis-Pierre ce qui fait que nous commençons à avoir une méthode de travail bien rodée.
Dans un premier temps, nous échangeons beaucoup sur nos envies du moment, sur les livres, les albums, les films, les séries qui nous ont marquées, puis les idées commencent à germer du côté de Denis-Pierre qui écrit un premier synopsis global et un séquentiel du déroulé de l'histoire. Il me l'envoie, nous en discutons et les ajustements se font assez naturellement au fil de la discussion.
Parallèlement, de mon côté je commence à me lancer sur des recherches (personnages, décors, je teste différentes techniques, etc...). C'est un moment assez chouette où le texte génère de l'image mais aussi, plus rarement, où l'image peut influencer l'écrit. Nous nous mettons donc d’accord sur l'apparence des personnages principaux et sur le style graphique en général.
Ensuite, Denis-Pierre écrit un découpage assez précis de l'album en pages et en cases en y intégrant les dialogues. Puis même chose, lecture, discussion, ajustements.
Une fois cette phase achevée, je me lance sur le storyboard que, dans l'idéal, je réalise dans son intégralité. Et encore une fois : lecture, discussion, ajustements.
Lorsque le storyboard est bien calé je peux me lancer sur la réalisation des pages que je fais passer colorisées à Denis-Pierre au fur et à mesure et que je retouche par la suite si besoin. En fait, c'est un aller-retour régulier entre nous, une discussion permanente à chaque étape de la réalisation de l'album.
Quels outils utilises-tu pour composer et dessiner tes planches ? Dans quel format travailles-tu ?
Alors, dans un premier temps je réalise une esquisse avec des crayons de couleur bleus sur une feuille A3 un peu épaisse. Ensuite je viens préciser ces esquisses avec des crayons de couleur noirs et gris pour faire office d'encrage.
Puis lorsque la partie « noir et blanc » est terminée, je scanne la page et je la mets en couleur numériquement.
Quelle étape te procure le plus de plaisir ?
Comme je l'ai dit plus haut, j'adore le moment où tout est à créer (le moment ou on ouvre la boîte de lego).
Mais, cela mis à part, je pense que la partie ou je m'éclate le plus c'est sur le storyboard.
J'aime la mise au propre des pages, mais c'est plus laborieux, c'est un moment qui prend du temps et qui demande de la patience.
Le storyboard, c'est le moment où l'on peut dessiner sans se préoccuper de l'esthétique, où l'on se concentre sur la narration, on ne s'embarrasse pas avec les détails, c'est rapide, nerveux. On est totalement immergé dans le récit, dans ce que l'on doit raconter et comment on a envie de le raconter. On donne toutes les intentions, c'est le premier moment où l'écrit devient image.
Dans quelle ambiance sonore travailles-tu généralement ? Silence monacal ? Radio ? Musique de circonstance ?
Il est assez rare que je travaille en silence, la plupart du temps j'ai un fond sonore.
Lorsque j'ai besoin de me concentrer, sur du storyboard par exemple, je privilégie la musique, j'en écoute énormément, rarement de la musique de circonstance, plutôt les derniers albums/artistes que j'ai découvert.
Par contre, quand je travaille sur une étape plus « mécanique » d'un livre, je dévore des podcasts ou des émissions de radio. Ça permet de s'évader, de décaler une grande part de son attention et donc de travailler de manière plus détachée, plus légère.
Avec quel scénariste rêverais-tu de travailler ?
Je ne me suis pas vraiment posé la question pour le moment, j'admire le travail de beaucoup de scénaristes donc difficile de choisir mais j'apprécie particulièrement celui de Lupano.
Mais aussi, je me dis que j'aimerais bien, un jour peut-être, me frotter moi-même au travail de scénariste, écrire mes propres histoires. En revanche, pour le moment, je préfère me consacrer à la mise en image du récit plutôt qu'au récit lui-même.
Aurais-tu un album de BD à conseiller à nos lecteurs désireux de découvrir de nouveaux horizons ?
Waouh compliqué de choisir ! Mais puisqu'il le faut, je dirais
L'Homme Gribouillé de Serge Lehman et Frederik Peeters. C'est un album SUBLIME, visuellement tout y est (l'ambiance, la narration...). Et l'histoire est captivante du début jusqu'à la fin, avec ce qu'il faut de fantastique, d'action et de silence.
(En fait d'une manière générale je conseille tout le travail de Frederik Peeters dont je suis très fan !).
Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
En ce moment, je suis en train de travailler sur un nouveau projet avec, encore une fois, Denis Pierre Filippi au scénario.
Je préfère ne pas trop en dévoiler pour le moment, mais ce que je peux dire c'est que ce sera très différent de
la Dernière Ombre. Et j'en suis à la phase de la boîte de Lego, donc c'est cool !
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Alors, commençons par la BD, dans mes dernières lectures marquantes il y a
Bergères Guerrières d'Amélie Fléchais et Jonathan Garnier, dessins et couleurs magnifiques et super scénario. Et... je vais tout de même citer Saint-Elme de Peeters et Lehman (parce que je peux pas m'en empêcher).
Pour la musique, le dernier album de Little Simz :
Sometimes I Might Be Introvert. Foisonnant d'idées et de créativité.
Pour l'audiovisuel je ne saurais que trop conseiller la géniale série
GLOW, c'est drôle, émouvant et super original. Et le film
Sorry to bother you, une fable sur le monde du travail, drôle et terrifiante à la fois.
Et je vais quand même citer un podcast (parce que c'est vraiment ce qui m'accompagne au cours de mes journées de travail) : l’excellente émission , c'est hyper drôle et immersif, je conseille vivement !
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Là comme ça, je vois pas, je pense qu'on à fait le tour !
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…
un personnage de BD : un des personnages de Jon McNaught dans son album Automne parce qu'on a envie de vivre dans l'ambiance douillette de ses pages.
un personnage historique : Je passe.
un personnage de roman : Je dirais Pip, le personnage principal des Grandes Espérences de Charles Dickens.
une chanson : Difficile de choisir, ça dépend des moments mais, comme ça, je dirais Life Like This de Kurt Vile.
un instrument de musique : Probablement un ukulélé.
un jeu de société : le Smash Up parce que ça regroupe beaucoup d'univers de pop culture que j'adore.
une découverte scientifique : la découverte de la première exoplanète, la recherche spatiale est l'une des dernière chose qui me fasse vraiment rêver.
une recette culinaire : les pattes au beurre et au fromage avec un jaune d'oeuf cru. C'est bon, c'est simple, c'est pas cher et ça fait toujours plaisir.
une pâtisserie : la tarte au sucre (québécoise).
une ville : Toulouse !
une qualité : La patience.
un défaut : Je suis un grand stressé (avec tout ce que ça implique pour l'entourage).
un monument : Je passe.
une boisson : Evidemment le café.
un proverbe : « Retirer une fière chandelle du pied ».
Un dernier mot pour la postérité ?
Quarante-deux.
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Merci à toi, c'était très chouette !