Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…
Bonjour Laurent. Pas de souci, tu peux me tutoyer. Ce sera effectivement plus simple et plus convivial.
Merci bien…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)
Je suis né il y a fort longtemps, le 3 mai 1955. Une époque où il n’existait ni jeux vidéo, ni ordinateurs, ni smartphones. Il n’y avait qu’une chaîne de télé et elle ne fonctionnait que le soir. De toute manière, nous n’avions pas le droit de la regarder, puisqu’il y avait école le lendemain. Bref, une époque où les seuls loisirs étaient la lecture, les jeux et les copains avec qui on jouait dehors. Enfant, je lisais énormément. Deux à trois livres par semaine : du Jules Verne, du Alexandre Dumas, du Karl May, du Stevenson et bien d’autres romans d’aventures. C’était une époque où Robinson Crusoé était considéré comme une lecture normale pour un enfant de 10 ans. Je jouais aussi beaucoup avec mes petits soldats et mes petites voitures et je dessinais presque tous les jours. Je reproduisais entre autres les dessins du Journal de Mickey en grand format. Ma chambre était tapissée de mes « œuvres ».
Je lisais également beaucoup de « petits formats » comme Blek le Roc, Zembla, Akim et autres Erik le Viking. J’étais abonné à la revue Tintin, au journal de Mickey et à « Tout l’Univers ». J’avais aussi une petite collection d’albums de bandes dessinées : des Tintin, des Astérix, les aventures de Totoche ou d’Arthur le Fantôme. Enfin, j’allais beaucoup au cinéma. Au moins une à deux fois par semaine. Il y avait énormément de cinémas de quartier à Strasbourg et la séance ne coûtait pas grand-chose. On y allait entre copains pour voir des péplums, des westerns, des films d’aventures. Tous mes amis avaient les mêmes activités et tout cela nourrissait notre imaginaire et nous faisait rêver. C’était une bonne école pour préparer quelqu’un à écrire plus tard ses propres scénarios de fiction.
Durant mon adolescence, j’ai surtout dévoré des centaines de romans. A cette époque la bd était nettement moins présente dans mon quotidien (à part les publications de Pilote). Après un bac littéraire, j’ai fait des études d’histoire, puis passé le concours de CPE dans la foulée (je n’ai pas trop galéré, je l’ai eu du premier coup, classé 66ème sur 125 postes en France). Mon avenir professionnel étant réglé, j’ai commencé à m’intéresser à nouveau à la bande dessinée au début des années 80, notamment sous l’influence d’un ami qui avait commencé une collection de bd. Il y avait déjà eu la révolution « Pilote » dans les années 60 qui m’avait permis de découvrir Blueberry ou Valérian. Aux débuts des années 80, ça a été au tour de la revue « Vécu » avec les Passagers du Vent et les 7 Vies de l’Epervier. J’ai adoré toutes ces séries historiques. J’en lisais vraiment beaucoup. Comment après tout ça ne pas avoir envie de faire à mon tour de la bd ? Et comme je ne dessinais pas suffisamment bien, la seule solution était de devenir scénariste …
Enfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupée une place de choix ?
J’ai déjà en partie répondu à cette question. Tout enfant, même avant de savoir lire, j’étais déjà fasciné par la collection du Journal de Mickey de mon oncle adolescent. Il y avait aussi à la maison les ouvrages de Christophe. J’ai passé des heures à feuilleter les « Malices de Plick et Plock » ou le « Sapeur Camember ». Dès que j’ai su lire (en gros au début de l’année de CP), j’ai dévoré les tous les titres de la bibliothèque rose. J’ai probablement lu tous les Jules Verne et tous les Alexandre Dumas. Je n’avais pas un livre de chevet, mais des piles. Mon père était également un gros lecteur. Il lisait beaucoup de polars et aimait bien la SF. Il y avait des tonnes de « Série Noire » et « d’Anticipation » à la maison. J’avais accès à la bibliothèque familiale et j’ai parfois lu des trucs qui n’étaient pas forcément de mon âge, notamment en polar. Une fois, j’étais même tombé sur un roman érotique. A l’époque, je n’avais pas tout compris …
En ce qui concerne la bd, il y avait à la maison pas mal d’albums d’Hergé, La Grande Menace de Martin et quelques autres Lombard (les premiers Alix). A partir du début des années 60, mon père achetait aussi les albums d’Astérix. Et curieusement, pas mal d’albums publiés par les éditions Vaillant (Davy Crockett, Totoche, Arthur le Fantôme, etc …). Avec les journaux et les petits formats, cela faisait tout de même pas mal de bd. En petit format, je me souviens avoir adoré « Erik le Viking » de Don Lawrence et j’étais un fan de « Blek le Roc ». En résumé, mes lectures d’enfant étaient les romans d’aventures, de SF, quelques polars et pas mal de bd sous toutes les formes.
Quelles sont pour toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier de scénariste ?
D’après moi, le métier de scénariste de bandes dessinées a ceci de particulier qu’il ne peut s’apprendre que sur le tas. En tout cas, quand j’ai commencé à travailler vers la fin des années 80, il n’existait pas à ma connaissance de formation à ce métier. J’ignore d’ailleurs s’il est réellement possible d’apprendre cette profession de manière théorique. On peut expliquer comment construire une fiction. Comment présenter un scénario ou un découpage. Peut-être même la technique de gestion des ellipses et la narration. Mais ce sont là des connaissances théoriques. Il n’y a par contre aucun moyen d’apprendre à quelqu’un comment trouver des idées, comment inventer des personnages ou comment créer de bons dialogues. Comment savoir si une histoire est bonne ? Comment savoir si un texte sonne juste ? Cela ne s’apprend pas parce que c’est très subjectif et intuitif. Seule l’expérience permet d’acquérir une telle compétence. A force d’écrire des histoires et des dialogues, on finit par développer une sorte d’instinct, une petite voix intérieure qui vous dit si le truc fonctionne ou pas.
Curieusement, mon univers est davantage le roman que la bd. Dans ma vie, j’ai lu beaucoup plus de romans que de bandes dessinées. J’en ai d’ailleurs publié un dans la collection des enquêtes rhénanes aux éditions du Verger et ce fut une expérience très intéressante. J’ai pu constater à cette occasion que les travaux préparatoires pour un roman et une bande dessinée sont identiques. On fait les mêmes recherches et on construit un plan similaire. Par contre, le travail d’écriture du romancier est exactement le contraire du travail de scénariste. Le romancier doit développer au maximum son récit pour le densifier alors que le scénariste doit au contraire veiller à optimiser au maximum l’espace narratif en utilisant les ellipses et en veillant à être le plus clair et le plus concis possible. La difficulté du métier de scénariste se situe là. Et le fait de résoudre l’ensemble de ces problématiques est aussi une source de satisfaction.
Mais le métier de scénariste est plus complexe que cela. Il ne se limite pas à l’écriture. C’est souvent le scénariste qui est à l’origine des projets. Qui contacte en premier les éditeurs. C’est lui qui le porte la plupart du temps. Qui fait l’interface entre l’éditeur et le dessinateur. C’est également lui qui accompagne le travail du dessinateur. Qui suit le projet. C’est la collaboration très étroite avec un dessinateur qui rend ce métier passionnant. C’est cette création à deux mains qui est quelque chose de très particulier, qui rend ce travail si intéressant et qui finit par le rendre addictif.
D’où te vient ce goût pour le polar ? Un auteur en particulier t’a-t-il donné le goût du roman noir ?
Comme je l’ai expliqué plus haut, j’ai commencé à lire des polars très jeune, notamment les série noire de mon père. Plus tard, j’ai continué à en lire énormément. Des auteurs classiques comme Conan Doyle ou Wilkie Collins, des polars historiques comme les romans victoriens d’Anne Perry, les polars nordiques avec Sjöwall et Wahlöö, Henning Mankell, Jussi Adler Olsen, Camilla Läckberg ou Jo Nesbo, les polars islandais d’Arnaldur Indridason ou encore les polars sud-africains de Deon Meyer. Et bien d’autres encore. Dans les années 80/90, mon auteur préféré était Ed Mac Bain. Mais j’ai bien sûr lu tous les auteurs des romans noirs américains (je vais éviter de les énumérer). Bref, un genre littéraire que je connais bien et dans lequel je me sens à l’aise. J’aime bien construire des intrigues policières. J’en mets même dans mes récits historiques ou dans mes westerns.
Quel titre conseillerais-tu à un lecteur désireux de découvrir le polar ?
Le polar a énormément évolué ces dernières années et tout dépend ce que tu attends de ta lecture. Personnellement, j’ai eu ma période « polar nordique ». Pendant quelques années, j’ai tout dévoré. De Sjöwall et Wahlöö à Mankell en passant par Stieg Larsson, Camilla Läckberg, Arnaldur Indridason, Arni Thorarinsson ou Jussi Adler Olsen. Mon préféré dans ce domaine reste Jo Nesbo, qui est Norvégien. Pour moi, Rouge-Gorge est un chef-d’œuvre. L’intérêt de ces nouveaux polars est de faire découvrir au lecteur des sociétés dont le fonctionnement est différent. L’Islande par exemple compte 350 000 habitants, c'est-à-dire moins que l’agglomération strasbourgeoise. Pratiquement tout le monde se connaît et l’équipe d’enquêteurs criminels mise en scène par Indridason est une des rare de l’île. Dans ces conditions, le déroulement de l’enquête est forcément différent. C’est également le cas des romans sud-africains de Deon Meyer ou encore des romans brésiliens de Luiz-Alfredo Garcia Roza. Dans ces derniers, on constate qu’au Brésil, les flics n’ont aucun scrupule à tirer sur les suspects sans la moindre sommation. Ils ont visiblement tendance à faire justice eux-mêmes, ce qui pose problème quand ils sont corrompus. Pour moi, ce sont ces décalages sociétaux qui rendent les enquêtes passionnantes. En ce moment, je suis en train de lire Yeruldelgger de Ian Manook, un polar mongol …
Qu’est-ce qui différencie selon toi un excellent polar d’un polar ordinaire ?
Quelle question !! Comment répondre à ça ? Je pense que je ne suis pas suffisamment spécialiste pour fournir une réponse pertinente. Comme précisé plus haut, après avoir lu pendant des années les classiques américains, j’ai essayé d’explorer d’autres pistes. Mais quant à définir un excellent polar … Sans doute le bouquin que tu commences tranquillement en début de soirée et que tu termines à quatre heures du matin car tu n’as pas réussi à le lâcher. En résumé, l’excellent polar est celui qui te vaut les commentaires sarcastiques de ta femme le lendemain au petit déjeuner quand tu n’as visiblement pas dormi de la nuit …
Quelle fut l’idée de départ de , sombre et envoûtant polar à l’ambiance ciselée ?
Il y a une dizaine d’années, j’ai fait un grand voyage de trois semaines dans l’ouest américain. J’ai entre autres passé quelques jours à San Francisco. Quelques mois plus tard, entre deux scénarios, je me suis accordé une cure de polars noirs américains. J’en ai lu cinq ou six en une semaine. Et ces lectures m’ont donné envie d’écrire mon propre polar noir. Commencer l’histoire dans le vieux port de San Francisco est la première idée qui m’est venue. Et le pitch était simple. Un homme se réveille au petit matin sur Fischerman’s Wharf à côté du cadavre d’une jeune femme. Lui-même est blessé à la tête. Affolé, il s’enfuit avant de réaliser qu’il a totalement perdu la mémoire. Il ne sait plus qui il est et doit enquêter sur sa propre identité. Et ce qu’il découvre n’a vraiment rien de positif … Ce projet était pour moi une sorte de challenge. J’ai même pensé un moment en faire un roman. Finalement, ça a donné « Trou de Mémoire ». Encore fallait-il trouver un dessinateur au dessin suffisamment original pour faire sortir cet album de l’ordinaire…
Comment as-tu rencontré Pascal Regnauld qui en signe les dessins dans un style aussi original et audacieux que bougrement efficace ?
J’ai rencontré Pascal sur un salon. Nous avons beaucoup discuté. A l’époque, il dessinait
Carnardo dans un certain anonymat, la série étant officiellement celle de Sokal (Pascal en a dessiné pratiquement une quinzaine). Il avait envie de changer de registre et de sortir du dessin animalier. Je lui ai promis de lui proposer quelque chose un jour. Finalement, ça a été
Trou de Mémoire. Il a immédiatement accroché à l’histoire et son travail sur ces albums a été absolument génial. Depuis, nous avons fait
Balle tragique pour une série Z chez Glénat et nous avons un autre projet en cours. Le titre provisoire est
Anchorage et ce sera un polar dans le milieu des bikers dans les années 70. J’aime vraiment beaucoup travailler avec Pascal. J’adore son dessin et c’est vraiment quelqu’un de très très sympa.
Pour mettre en image Trou de Mémoire, il adopte un style radicalement différent de ses précédents albums. Qu’est-ce qui t’a séduit dans son dessin sombrement lumineux ?
Quand Pascal m’a proposé une collaboration, nous nous sommes bien sûr mis d’accord sur un polar. Je connaissais son travail sur la série
Canardo, mais il m’a immédiatement prévenu qu’il voulait absolument faire autre chose. Bien sûr, sortir du dessin animalier, mais pas seulement. Quand j’ai vu ses premiers essais, j’ai immédiatement été conquis. C’était à la fois moderne, graphiquement magnifique et terriblement efficace. Pascal est un immense dessinateur qui mérite bien plus de reconnaissance en tant qu’auteur de bd. Mais bon, il n’est pas trop tard. Il a plein de projets pour les années à venir dont certains polars avec moi…
A partir de quelle « matière » Pascal Regnauld a-t-il créé l’apparence des différents personnages ? Le héros est-il passé par différents stades avant de revêtir l’apparence que l’on sait ?
Comme pour n’importe quel projet, Pascal part du séquencier que je lui fournis. Nous avons bien sûr beaucoup discuté du projet en amont. Je lui ai également fourni beaucoup de documents et il en a cherché de son côté. Quand il commence à faire ses recherches de personnages, il dispose donc de déjà pas mal de pistes. Il fait des propositions qui me conviennent la plupart du temps. Mais je lui laisse le soin de la création graphique et je suis en réalité le premier lecteur des planches. Dans
Trou de Mémoire, je ne pense pas avoir demandé à Pascal de changer un seul dessin. De toute manière, il envoie un rough avant de finaliser la planche. Les remarques se font donc sur une planche juste esquissée, à un moment où les corrections ou les modifications sont faciles à faire.
Ce polar sombre et tourmenté va connaître une nouvelle vie avec les toutes jeunes éditions des dont elle sera le tout premier titre… Peux-tu nous parler de cette alléchante édition prestige dont le financement participatif devrait être lancé courant avril 2022 ? Que proposera-t-elle aux contributeurs ?
Commençons par les éditions des Quatre Mondes, une nouvelle maison d’édition lancée en avril 2022 par Lionel Muller, un passionné de BD. Il y a quelques mois, à l’occasion d’une conversation, j’ai évoqué avec Lionel mon expérience avec le Long Bec. Un éditeur qui en cinq ans avait édité une centaine de titres. Les ouvrages du Long Bec, dans leur immense majorité, sont considérés par les amateurs de bandes dessinées comme des ouvrages de grande qualité. Nous avions notamment une collection d’intégrales tout à fait remarquable. Et pourtant, le Long Bec n’a pas tenu face à un marché de plus en plus difficile et totalement saturé. Les explications concernant cet échec sont nombreuses et complexes. Mais une des raisons majeures est sans conteste la montée progressive des taux de retours, c'est-à-dire les renvois des ouvrages invendus par les libraires. Ce taux, qui au départ était de 25 à 30% (ce qui est la norme) est progressivement monté à pratiquement 70% malgré une qualité constante de la production. En pratique, cela veut dire que pour une mise en place de 5000 exemplaires par distributeur, 3500 albums nous revenaient et passaient au pilon. Une situation qui bien sûr n’était pas tenable dans un secteur où les éditeurs sont obligés d’avancer de grosses sommes aux auteurs pour financer la réalisation des albums.
Un des ouvrages prévus au Long Bec était « Anaxiléa », une épopée sur les Amazones que j’ai scénarisée pour Jeronaton. Mon découpage étant terminé, Jeronaton avait décidé de terminer graphiquement l’album en couleurs directes. Le résultat était magnifique. Nous avions donc un album prêt à être édité, mais plus d’éditeur. Début 2021, nous avons eu une proposition d’édition de Benoît Prieur, le responsable des « Sculpteurs de Bulles » (un éditeur installé en Normandie). Pour Benoît, c’était une première. Il avait déjà édité une soixantaine d’albums, mais jamais de création pure. Les Sculpteurs de Bulles éditaient surtout des albums de luxe, mais Benoît était tenté par la création. Il nous a donc proposé l’expérience du crowdfunding. La campagne, lancée fin janvier 2021, a permis de collecter 52 000 euros sur la plateforme Ulule. Cet argent a permis de payer les avances des auteurs (qui ont été payés autant que chez un gros éditeur) et d’imprimer l’album en trois versions différentes. Une version standard, une version améliorée et une version de luxe. Le tirage est certes plus faible (1000 exemplaires), mais les albums sont magnifiques. Les acheteurs sont ravis et rien n’est pilonné. De plus, comme nous avons travaillé avec un véritable éditeur, nous n’avons pas eu à nous occuper de la logistique. Les droits versés aux auteurs par Les Sculpteurs de Bulles sont de 14% alors que la norme dans l’édition de bandes dessinées se situe plutôt entre 8 et 10%. En plus, le versement des droits est trimestriel. Bref, au final, nous avons eu d’excellentes conditions d’édition.
Cette expérience et ce modèle ont semblé intéressants à Lionel Muller et ce sera également le modèle de fonctionnement des éditions des Quatre Mondes. Nos critères seront simples. Des bandes dessinées de très bonne qualité (scénaristiquement et graphiquement), des très beaux albums et plein de bonus pour les souscripteurs. Le tout financé à la fois par l’éditeur et une campagne de crowdfunding adaptée à chaque projet.
Le premier projet sera effectivement la réédition de
Trou de Mémoire. Il s’agit d’un polar très noir qui se passe aux Etats-Unis dans les années 60. Ce titre était sorti au Long Bec, mais n’est plus disponible actuellement. Or, pour moi, il s’agit d’un de mes meilleurs scénarios et le travail graphique de Pascal Regnauld est tout simplement grandiose. Pascal et moi tenions à la réédition de cet album. Nous avions d’ailleurs une proposition de rachat de droits de la part d’un éditeur établi. Mais avec l’expérience d’Anaxiléa, nous avons pensé qu’une publication selon les mêmes critères par les éditions des Quatre Mondes serait plus intéressante. Les exigences de qualité, la possibilité d’intervenir dans la conception des albums, une réflexion éditoriale innovante, tout cela nous a conduit à accepter la proposition de Lionel Muller. Comme pour Anaxiléa, l’album sera édité sous trois formes. Une édition normale, une édition améliorée et une édition de luxe. Dans cette dernière, l’acheteur trouvera plein de bonus en rapport avec l’enquête menée dans l’album. Notamment une enveloppe à entête de la police de San Francisco contenant différentes pièces à conviction. Des photos, des documents, des objets, etc … Tous en rapport avec les investigations des flics de San Francisco. Il y aura également plein de dessins inédits et d’ex-libris, leur nombre dépendant de la manière dont se déroulera la campagne de crowdfunding. Mais tout cela sera très professionnel et de grande qualité. Les albums seront imprimés en France, ce qui permet également un meilleur suivi du travail …
Les éditions des Quatre Mondes alterneront des tirages de luxe d’albums qui nous tiennent particulièrement à cœur, avec plein de bonus et des créations inédites. Pour le moment, nous sommes à trois à œuvrer dans cette structure. Lionel Muller, mon ami Fabrice Linck et moi-même. Nous avons opté pour un fonctionnement éditorial collégial. Nous mettrons nos compétences respectives et nos expériences en commun. J’ai déjà travaillé avec Fabrice au Long Bec et nous avons l’habitude de collaborer. En plus d’être scénariste, Fabrice a de très solides compétences techniques. C’est lui qui a réalisé la totalité des maquettes du Long Bec. Tout devrait donc bien se passer …
Une fois que tu as l’amorce d’un scénario, comment élabores-tu les principaux personnages de l’histoire et les liens qu’ils ont entre eux ? Comment les couches-tu par écrit ? De manière purement textuelle ou façon « Detective Investigation Board » ?
Chaque auteur travaille différemment. Chez moi, tout commence par une idée qui me trotte dans la tête de manière récurrente. Cette idée se développe petit à petit. Inconsciemment, je vais orienter mes lectures pour l’alimenter. Ensuite, quand je sens que l’idée a du potentiel, je commence à me documenter et à faire des recherches sur le sujet que je souhaite traiter. Ce qu’il me faut, c’est le point de départ du récit et une idée assez générale de la manière dont l’histoire va se dérouler. Ensuite, j’écris ma première scène. A ce stade, certains personnages sont déjà en place, d’autres ne sont encore que des concepts. Souvent, leur sexe n’est même pas défini. Le personnage peut être féminin ou masculin.
Le récit va ensuite se construire progressivement. Une scène en entraînant une autre. La création d’un personnage implique la création d’un second protagoniste, soudain indispensable pour faire avancer l’histoire. J’ai toujours fait preuve de beaucoup de rigueur dans ma recherche documentaire et je soigne mon contexte historique. Mais pour construire le récit, je fais confiance à une sorte d’instinct. Je ne sais pas si pour la conception d’une fiction, on peut parler de talent. Je crois plus à l’expérience. Une expérience tirée aussi bien de ses propres créations que de la lecture de romans, du visionnage de films ou de séries ou des voyages que l’auteur a pu faire. Un écrivain fonctionne un peu comme une éponge. Au cours de sa vie, il accumule nombre d’expériences dans lesquelles il puise pour créer à son tour. Ce que j’ai pu constater, c’est qu’avec la pratique, on développe une sorte d’instinct, une petite voix intérieure qui nous dit quand nos choix sont pertinents ou quand il faut encore creuser un peu ou encore changer de cap. Le talent, c’est peut-être justement de faire confiance à cet instinct, à cette petite voix qui nous guide et nous mène au but …
Les Anglo-Saxons enseignent facilement les techniques d’écritures de scénarios ou de romans. Les théories existent. J’ai lu plusieurs ouvrages à ce sujet. Mais personnellement, je préfère travailler de manière instinctive. Avec deux préoccupations permanentes : être le plus clair possible et surprendre mon lecteur. Par définition, les lecteurs sont intelligents. Il n’est pas utile d’être excessivement explicatif dans le développement du récit. Il faut au contraire jouer avec la capacité de compréhension du lecteur. Lui suggérer une direction et le laisser se débrouiller. Lui donner des indices, mais aussi proposer des fausses pistes. Bref, jouer avec lui. C’est pourquoi je n’aime pas mettre de récitatifs dans mes albums. Je préfère faire passer les informations par les dialogues. Mais parfois, je n’ai pas le choix. Dans
Trou de Mémoire, j’emmène fréquemment le lecteur dans la tête de Milton. Ce dernier est souvent seul et il cogite. Mais il s’agit davantage d’une voix off que de récitatifs …
Quel genre de scénariste-es-tu ? Donnes-tu une multitude d’éléments (découpage et cadrages précis, emplacement des bulles…) ou laisses-tu le dessinateur interpréter librement ta partition ?
J’aime écrire et construire des histoires. Au départ, j écris pour moi. La construction d’un récit est un challenge à relever. Ça m’amuse et me passionne. Quand je commence un projet, la publication éventuelle de l’album est tout à fait secondaire. Ce qui m’intéresse, c’est de créer une aventure et des personnages. Du coup, quand je présente le projet à un éditeur, j’ai déjà un séquencier complet d’une trentaine de pages. Le document est rédigé comme une nouvelle (sauf qu’il n’y a aucun dialogue dans le séquencier). Il comprend toutes les scènes du récit et donne toutes les indications pratiques (décors, armes et objets utilisés, contexte historique, etc …). Il y a même des documents iconographiques destinés au dessinateur. Ce séquencier est destiné à la fois à l’éditeur et au dessinateur. Comme ça, ils ont une vision d’ensemble du projet et peuvent y souscrire ou non en connaissance de cause. Le séquencier de
Trou de Mémoire sera publié dans une des éditions.
Le plus souvent, quand le dessinateur commence son travail graphique, il dispose du découpage complet de l’album avec l’ensemble des textes mis en place. Je fais un découpage case par case avec une indication de plan (plus rarement de cadrage). J’ai besoin de cette mise en place pour gérer les ellipses narratives et mettre en place les dialogues. Mais je n’ai besoin que de la structure globale de la planche. En réalité, je n’imagine pas forcément les images. Je laisse au dessinateur le soin de gérer la mise en scène et le détail des décors. Je pars du principe que dans la réalisation d’une bande dessinée, personne n’est au service de personne. Mais que tous les auteurs (scénariste, dessinateur, coloriste voire éditeur) sont au service du projet. Mes dessinateurs ont donc beaucoup de liberté, ce qui leur permet d’exprimer leur créativité. J’ai beaucoup de respect pour le travail colossal des dessinateurs et je ne me vois pas leur imposer un cadre qui serait forcément limitatif. Du coup, les collaborations se passent bien et nous avons vraiment du plaisir à travailler ensemble. C’est important pour un tel travail qui est en réalité colossal.
Ton expérience dans le domaine de l’édition avec le Long Bec a-t-il modifié ta perception des métiers de la bande-dessinée en général et de celui de scénariste en particulier ?
J’ai été responsable éditorial du Long Bec pendant trois ans et cela a été une expérience passionnante. Avant, ma vision du monde de l’édition et celle de la chaîne du livre était uniquement une vision d’auteur. Mon travail était d’écrire une histoire. La conception, la fabrication et la commercialisation des albums ne me concernaient pas vraiment. Or, quand on commence à travailler pour une maison d’édition, on réalise vite à quel point tout cela est important et complexe. A quel point l’économie de la chaîne du livre est une économie fragile. Aujourd’hui, je sais parfaitement comment fonctionnent la diffusion, la distribution et les libraires. Je suis beaucoup plus conscient des enjeux économiques et des seuils de rentabilité. Cette connaissance de l’ensemble de la chaîne du livre a forcément changé ma vision du métier de scénariste. Je trouve d’ailleurs que les auteurs devraient davantage s’intéresser à ces réalités matérielles pour mieux comprendre les difficultés auxquelles ils sont confrontés. Un éditeur n’est pas un banquier. Sa marge, surtout s’il s’agit d’un petit éditeur, est extrêmement faible. Et la réalité des ventes est parfois déprimante. Un auteur ne peut pas vivre de son travail s’il met un an à réaliser un album et qu’au final, il en vend 1500 ou 2000 exemplaires. Où alors, il faut changer de modèle éditorial. C’est cette réflexion qui m’a conduit à collaborer avec des éditeurs comme « Les Sculpteurs de Bulles » ou les « Quatre Mondes ». Les auteurs sont le premier maillon de la chaîne du livre et c’est à eux, avec les éditeurs intéressés, d’en changer le fonctionnement et reprendre leur destin en main. S’ils n’en prennent pas conscience et s’ils ne trouvent pas rapidement le moyen de se rapprocher de leurs lecteurs, une bonne partie d’entre eux risque de disparaître …
Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
Ils sont nombreux. Tout d’abord la sortie le 18 mai 2022 du « Scandale Arès », mon prochain Lefranc. Il s’agit d’un album un peu particulier puisqu’il fête le 70ème anniversaire du célèbre journaliste créé par Jacques Martin. Pour ce scénario, je me suis d’ailleurs inspiré d’un synopsis laissé par Jacques Martin. C’est bien sûr Régric qui est au dessin. Et le 18 mai sortira également un ouvrage intitulé « Les voitures de Lefranc », un album dans lequel figure une aventure inédite de Lefranc, également scénarisée par moi et dessinée par Régric. Il s’agit d’un rallye organisé par Roland Bugatti en Alsace en 1954 et qui emprunte la route des vins. Durant cette course, Lefranc pilote une Bugatti type 57 Atalante. Il se trouve que cette année, la ville de Molsheim commémore le 75ème anniversaire de la mort d’Ettore Bugatti. Comme Jacques Martin a grandi à Obernai, Casterman a donc décidé de collaborer avec la municipalité de Molsheim et la firme Bugatti pour organiser à Molsheim toute une série d’expositions consacrées à Lefranc, aux voitures et à l’œuvre de Jacques Martin. Ces manifestations commenceront le 18 mai et dureront jusqu’au 18 septembre. Il y aura dans ces expositions entre 250 et 300 planches et dessins originaux du créateur d’Alix, de Lefranc et de Jhen, une véritable Bugatti Atalante et l’Alfa Roméo rouge de Lefranc. Ce sera la plus grande exposition consacrée à l’œuvre de Martin jamais organisée jusqu’à présent. J’aide actuellement Casterman à mettre tout cela en place et cela représente un sacré travail.
Sinon, d’ici quelques jours sortira également un tirage de luxe de
Cuba Libre aux éditions Caurette. Début septembre sortira aux éditions Robinson
Le Dossier Thanatos, un polar victorien dessiné par Jean-Louis Thouard. Et début novembre l’album
Ghost Ship, un magnifique western dessiné par Fabrice Le Hénanff et édité par les Sculpteurs de Bulles.
Sinon, Régric va commencer un nouveau
Lefranc au printemps (le titre sera
Bombes H sur Garrucha et j’ai également écrit un Alix qui sera dessiné par Marc Jailloux. Par ailleurs, j’ai en chantier un récit historique chez Grand Angle. Une histoire de femme pirate au 14ème siècle dessinée par Fred Blier. Je suis en train de lancer un nouveau projet avec Fred Vervisch (avec qui j’ai fait
L’Île des Oubliés chez Philéas) et j’ai un autre western accepté chez Grand Angle. Un projet pour lequel nous cherchons actuellement un dessinateur. Deux autres scénarios (un
Lefranc et un deuxième
Alix) sont actuellement en attente chez Casterman.
En ce qui concerne les éditions des Quatre Mondes, il y aura la réédition de
Trou de Mémoire et je devrais commencer d’ici quelques semaines la réalisation d’Anchorage, un autre polar dessiné par Pascal Regnauld. Voilà, ça fait déjà pas mal de choses. Nous allons rester discrets en ce qui concerne les projets en cours d’écriture …
En matière de polar, quel est ton dernier coup de cœur ?
La Soif, de Jo Nesbo …
Et, plus généralement, tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
La série
Rectify de Ray McKinnon avec Aden Young.
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
Sans doute plein, mais l’interview fait déjà 10 pages. On va peut-être arrêter là …
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…
un personnage historique: Ulysse
un personnage de polar : Ray Donovan
un personnage de BD : Guy Lefranc
un personnage de western : Davy Crockett
une chanson : Les chansons de Thomas Fersen.
un instrument de musique : Le piano.
un jeu de société : Le tarot.
une découverte scientifique : La fusion nucléaire.
une recette culinaire : La choucroute aux poissons.
une pâtisserie : Les tartes aux fruits.
une ville : Strasbourg (ou peut-être San Francisco).
une qualité : La loyauté.
un défaut : L’arrogance.
une boisson : Une bière ambrée.
un proverbe : Si tu veux voyager loin, ménage ta monture.
Un dernier mot pour la postérité ?
Cette interview fleuve m’a donné soif.
Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé !
Merci à toi et aux futurs lecteurs qui auront le courage de tout lire.