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Entretien avec Philippe Pelaez
interview accordée aux SdI en mai 2022


Tout d'abord merci de te reprêter au petit jeu de l'entretien... La dernière fois, avant le Grand Confinement, on se tutoyait... Peut-on rester sur ce mode ou le vouvoiement est-il désormais de rigueur?
Aucune raison de changer ! Le tutoiement a cet effet, peut-être illusoire, de proximité, et la pandémie n'y a rien changé, bien au contraire : le confinement a ceci de paradoxal qu'il a éloigné les gens les uns des autres, et les aussi rapprochés au travers des réseaux sociaux.

Pas faux mais merci tout de même…
Comment est née l'idée de l'histoire du Bossu de Montfaucon dont le premier tome vient de paraître sur les étals ?

A la fin de Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, le lecteur découvre que Quasimodo s'est laissé mourir près du cadavre d'Esmeralda, dans les caves du gibet de Montfaucon. Cette plateforme monumentale où l'on pouvait pendre des dizaines de condamnés, se dressait à l'entrée de Paris pour marquer les esprits et dissuader les criminels. J'ai imaginé qu'un noble spolié de ses biens venait sauver Quasimodo pour en faire son ami. Et l'outil de sa vengeance.

Le Bossu de Montfaucon, essai de couverture, couleur © StalnerQu'est-ce qui t'intéressait de redonner vie au personnage du Bossu né dans les pages du Notre Dame de Paris de Victor Hugo ? Ne craignais-tu pas les foudres de ceux qui admirent le roman et qui verraient d'un mauvais œil que tu en changes la si romantique fin ? Ou des descendant de l'auteur qui n’avaient pas apprécié que François Cérésa écrive une suite apocryphe aux Misérables ?
Non, car Le Bossu de Montfaucon n'est en aucune manière la suite des Misérables. D'une, parce que je ne me permettrais pas d'avoir la prétention de le faire. De deux, parce que ce qui est mis en exergue dans mon histoire est plutôt un épisode très peu connu de l'histoire de France : la 'Guerre folle' de Bretagne, avec la succession de Louis XI, la régence d'Anne de Beaujeu, et le destin de Louis d'Orléans.

Je voulais bien évidemment parler d’une suite à Notre Dame de Paris, pas aux Misérables smiley

On te sait passionné de littérature, témoin ton fascinant Maudit sois-tu, superbement mis en image par Carlos Puerta... Mais on te devine aussi passionné d'histoire... Comment aborde-t-on un scénario fictionnel mais si fortement ancré dans l'Histoire ?

C'est très simple : il suffit de fermer les yeux et de se dire : 'et si… ?'. L'Histoire n'est qu'un témoignage imparfait des évènements. Comme l'a écrit Marc Bloch, les historiens sont des juges d'instruction chargés d'une vaste enquête sur le passé ; mais les témoins, hélas, ont souvent la mémoire défaillante. Tout est donc permis. Faire œuvre de fiction, ce n'est pas trahir l'histoire ; c'est essayer d'expliquer la grande en racontant la petite.

A l’origine, le diptyque du Bossu de Montfaucon aurait dû être dessiné par le regretté Patrick Tandiang, marquant son grand retour à la bande-dessinée. Qu’est-ce qui t’avais intéressé dans le travail de ce talentueux dessinateur ?
Beaucoup de choses : le dynamisme de son trait, la beauté de ses personnages, mais aussi sa grande gentillesse et sa motivation extrême à revenir dans le monde de la BD. C'est Hervé Richez, mon directeur éditorial chez Grand Angle, qui me l'avait présenté et j'avais été immédiatement séduit.

Le Bossu de Montfaucon, essai de couverture, couleur © StalnerEt c’est donc à Eric Stalner qu’a échu la lourde tâche de reprendre le flambeau. Comment vous êtes-vous rencontré ?
Toujours par l'entremise d'Hervé Richez. Je suis un grand admirateur d'Eric, dont j'ai, depuis toujours, dévoré les ouvrages : La Croix de Cazenac, Le Boche, la série Malemort, Ils étaient dix, etc… Je pensais sincèrement qu'il fallait faire une croix sur Le Bossu après la disparition brutale de Patrick Tandiang, et je me suis senti particulièrement honoré quand Eric, emballé par le scénario, se lance dans le projet.

Le Bossu a-t-il rapidement trouvé son apparence ou est-il passé par différents stades avant de revêtir l’apparence que l’on sait ?
Non, ça a été assez rapide. Il fallait éviter toute ressemblance avec celui de Walt Disney et, pour les plus connaisseurs, ceux d'Anthony Quinn et Charles Laughton. Je voulais un Quasimodo dégageant une force brute et une puissance comparable… à Hulk.

A partir de quelle « matière » le dessinateur a-t-il crée les différents protagonistes du récit ? Savez-vous sur quels documents s’est appuyé Eric Stalner pour redonner vie à ce bouillonnant XVe siècle, des costumes aux bâtiments ?
L'action se déroulant à la fin du Moyen-âge, dans les années 1480, les seuls documents authentiques dont nous disposons pour connaitre les traits des différents protagonistes sont les tableaux. Et parfois, les portraits peuvent être très différents d'un artiste à l'autre. C'est là tout le talent d'Eric d'avoir donné un visage à nos héros. Je lui ai fourni pas mal de documentation, comme je le fais pour chacun de mes projets, et lui-même a 'enquêté' de son côté.
Couverture du tome 1 du Bossu de Notre Dame, Work in Progress
Le Bossu de Montfaucon, esquisse de couverture, couleur © Stalner Le Bossu de Montfaucon, reherche de couverture © Stalner Le Bossu de Montfaucon, reherche de couverture, couleur © Stalner

Si, s’inscrivant dans une veine romanesque, le dessin de Eric Stalner s’avère somptueux, on ne peut que souligner le saisissant talent de Florence Fantini qui sublime ses planches par ses couleurs lumineuses. A quel moment a-t-elle rejoint votre duo ?
Eric avait déjà collaboré avec Florence sur d'autres albums, et tenait absolument à ce qu'elle travaille sur le Bossu. Les tests étant un passage obligé, ceux de Florence m'ont immédiatement séduit. Eric m'avait prévenu qu'elle avait un talent particulier pour mettre en valeur son dessin, créer de superbes ambiances, et c'est vraiment le cas sur notre album.

Comment s’est organisé votre travail à six mains sur l’album ? De votre synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de sa réalisation ?
J'ai l'habitude de découper entièrement mon scénario, page par page, avec une description assez précise de chaque case et les dialogues. Eric propose ensuite un crayonné que nous validons, avec notre éditeur, avant de passer à l'encrage, puis à la couleur. Un processus somme toute classique. Il y a eu quelques rares modifications à la marge, mais les scénarios des deux tomes étaient déjà écrits et validés au lancement du projet, ce qui évite pas mal de désagréments.

Sur tablette… Je suis plus encore épaté par son boulot… Les couleurs y sont indéniablement pour quelque chose mais j’ai du mal à croire qu’il dessine sur tablette.. wahou… je suis bluffé…

Le premier tome de l’Enfer pour Aube vient aussi de paraître sur les étals. Ce récit qui prend sa source dans le sang de la Commune est formidablement mis en image par le talentueux Tiburce Oger. Comment est née cette histoire qui s’inscrit dans la veine des récits feuilletonesque du XIXe siècle ?

Presque toujours de la même manière : j'imagine une scène d'ouverture, et ensuite je me demande pourquoi. Là, en fermant les yeux, je visualisais cet inconnu juché sur un pont du métro aérien, sautant sur une rame de métro et tuant tous ses occupants, au début du siècle. Les motivations sont venues au fur et à mesure de l'écriture, les personnages ont pris de l'ampleur page après page. Il a fallu un important travail de recherche et de documentation, mais l'histoire ne m'a pris que quelques jours. C'est extrêmement stimulant d'écrire une histoire dont on découvre l'intrigue au fur et à mesure qu'on l'écrit : on a très envie de savoir ce qu'il va se passer !!
L'Enfer pour Aube, recherche de personnages © Tiburce Oger
Combien de temps s’est-il écoulé entre cette scène inaugurale du métro aérien et l’achèvement de l’écriture de l’histoire ?
Environ 1 mois, pas plus. C'est la partie documentaire qui prend du temps. Une fois que j'ai tout ingurgité, l'écriture va assez vite.

Comment s’est fait le choix de Tiburce Oger qui parait être une évidence au vu de son formidable travail sur le premier tome de l’Enfer pour Aube
J'avais énormément envie de travailler avec lui. Tout d'abord réticent, il a fini par lire mon scénario et a accroché tout de suite. C'était réglé en quelques heures.

L'Enfer pour Aube, recherche © Tiburce OgerA quel moment ce titre tiré d’un vers de Victor Hugo s’est-il imposé ?
Comme j'ai très vite imaginé que cette histoire aurait un lien avec la Commune de 1871, j'ai relu quelques bouquins, et quelques poèmes sur l'époque. Et au détour du poème à ceux qu'on foule aux pieds, ces mots, « l'enfer pour aube », m'ont immédiatement frappé. J'avais mon titre.

A partir de quelles éléments le dessinateur a-t-il composé l’apparence de cet implacable tueur dont l’apparence évoque un Aristide Bruant acrobate mais dont l’attitude fait penser au Fantomas de Pierre Souvestre et Marcel Allain ?
A partir de ma description et de mes indications. Il y avait, dans les toilettes de mes parents, des reproductions des affiches de Toulouse-Lautrec, et notamment celle d'Aristide Bruant, ce chansonnier et écrivain du tournant du XXe siècle. 'L'Enfer pour aube' est donc né dans mes toilettes, si je peux l'exprimer ainsi…

On sent un gros travail de documentation en amont pour étoffer le background de l’histoire. Quelles furent tes principales sources sur le Paris de la Belle Epoque ?
Ce serait trop long de les énumérer toutes, car elles sont très, très nombreuses : des livres sur la construction du métro, sur l'immigration bretonne à Paris, deux dictionnaires d'argot parisien, des chansons d'époque. Mais je dois citer deux formidables historiens dont le travail m'a subjugué : Henri Guillemin, qui m'a tellement ému avec sa Commune de Paris, et, plus près de nous, le regretté Dominique Khalifa qui a beaucoup travaillé sur les sociétés criminelles du début du XXe siècle.

Porté par une illustration somptueuses la couverture de l’album attire d’emblée le regard du chaland. Qui en a signé la superbe maquette ?
Les graphistes de Soleil !

A quel moment s’est imposé l’audacieuse idée de ces unes du Petit Journal qui viennent rythmer et chapitrer l’album ?
Tiburce avait réalisé plusieurs illustrations pour la couverture. Je lui ai demandé s'il serait possible d'en mettre quelques-unes en couleur, pour faire des pages de chapitrage qui apportent une certaine respiration au récit. Mais des pages à la manière du si beau supplément couleur du Petit journal. Soleil était très enthousiaste, et ses graphistes ont fait le reste.
L'Enfer pour Aube, recherche de personnages © Tiburce Oger
Avez-vous travaillé avec Tiburce Oger de la même façon qu’avec Eric Stalner ?
Oui, et toujours de la même manière : en leur fichant une paix royale. Je suis toujours tellement stupéfait de voir ce que ces deux grands artistes peuvent faire de mon texte, que je découvre les planches avec des yeux d'enfant.

Celle de ce diptyque sont tout juste somptueuses ! Dans quel état d’esprit es-tu généralement lorsqu’un de tes albums parait sur les étals ?
Toujours ému et fier, bien sûr. Mais l'émotion est beaucoup plus forte quand on reçoit quelques exemplaires de ses albums par la poste, avant la sortie. Il ne faut jamais oublier qu'une BD représente un énorme travail, surtout pour le dessinateur qui passe entre un et deux ans sur les planches.
L'Enfer pour Aube, recherche de personnages © Tiburce Oger
Que représentait pour toi la Commune de Paris avant de te lancer dans l’écriture du scénario de l’Enfer pour Aube ?
Une fascination ; je crois que c'est le bon mot. Comment des hommes et des femmes ont pris tout d'abord les armes pour refuser l'armistice face à la Prusse après la défaite de Sedan en 1870 ; en fait d'armes, ils ont pris les canons, dont le gouvernement exilé à Versailles exigeait la restitution. Enfermés, c'est le mot, dans la capitale, ils ont rêvé pendant trois mois, de mars à mai 1871, d'une république plus juste, plus égalitaire, moins précaire. Leur fin fut tragique.

Avec quel dessinateur rêverais-tu de travailler ?
Il y en a tellement… Allez, s'il fallait en citer un, Hermann.

Un petit mot sur le festival d’Angoulême qui vient de s’achever ?
C'était un vrai bonheur de dédicacer avec Tiburce Oger, qui est quelqu'un de très gentil et de très disponible. Il a même fini quelques dédicaces à la terrasse d'un café ! Il y a eu aussi de belles rencontres avec des auteurs et des éditeurs pour finaliser plusieurs projets à venir.
Philippe Pelaez et Tiburce Oger
Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
Le 30 mars sortira Bagnard de guerre, la suite de Pinard De Guerre paru en septembre. Il y aura aussi Furioso en avril, Le Bossu 2 en mai, Automne en Baie de Somme en juin, et L'Ecluse en juillet. Et Super-Vilains chez Fluide Glacial en septembre. Et encore de très belles choses en 2023 chez Grand Angle, Dargaud, et Glénat.

Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Phèdre, de Racine, dont l'écriture est absolument fascinante. En cinéma, même si je l'ai vu cinquante fois, Gran Torino de Clint Eastwood dont je suis un fan absolu (et je compte d'ailleurs écrire une thèse sur lui). Et en musique, Erik Satie, que je mets souvent en fond pour écrire.
L'Enfer pour Aube, recherche de personnages © Tiburce Oger
Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
« Quel est ton plus grand regret ? ». Celui de ne pas savoir dessiner.

Un grand merci pour le temps que tu nous as accordé ! Et pour ces magnifiques albums !
Le Korrigan