Bonsoir Yves Lavandier, Bonsoir Carole Maurel, merci de venir nous présenter votre diptyque « L’institutrice » paru aux éditions Albin Michel pour « Les Sentiers de l’imaginaire» . Le premier tome « Ne fais pas à autrui… » est sorti au mois de mars et le 2e, « Les enfants de Surcouf », fin septembre.
Pourquoi un diptyque tout d’abord ?
Carole Maurel:Au départ ça devait être un one shot et puis on s'est rendu compte que quand même la pagination était assez dense et avec notre éditeur Martin Zeller, nous sommes tombés d'accord tous les trois pour scinder le récit en deux parties voilà ! Ça ne permettait pas forcément d'alléger le travail de mon côté puisque moi je l'ai travaillé comme si c'était un énorme one shot mais les arguments étaient un peu commerciaux aussi…
Et ça vous permet de finir sur un cliffhanger quasi insoutenable le premier tome !
Yves Lavandier : Voilà en fait on avait envie de frustrer les lecteurs !
Mais on sent bien la patte du scénariste dans le cliffhanger ! J’ai oublié de préciser qu’Yves Lavandier vous êtes un spécialiste du scénario en tant que pratiquant mais aussi en tant que théoricien. On vous doit ainsi la véritable bible qu’est devenu l’ouvrage « La dramaturgie » ou encore « l’art du scénario ». Vous êtes scénariste à la télévision et au cinéma, vous avez réalisé aussi des longs métrages tels « Oui mais » avec Gérard Jugnot et je crois que c'est votre première BD. Alors pourquoi cette incursion dans le 9 e art ?
Yves Lavandier : Parce que j'adore la bande dessinée depuis que je lisais les « Tintin « de mon père donc depuis l'âge de 5 ans 6 ans ; depuis « Les Pieds-nickelés », depuis « Hakim Color ». J'adore ça et je suis un grand collectionneur, un grand lecteur de bande dessinée. Je pense que c'est un art majeur au même type que les autres et quand j'ai eu du mal à trouver des producteurs de cinéma pour faire le film, j’ai eu l'idée de le proposer à des éditeurs de bandes dessinées. J'en ai « accroché » plusieurs dont Albin Michel et voilà…
Comment s'est formé votre duo ?
Carole Maurel: C'est un mariage éditorial ! c'est Martin Zeller qui nous a rapprochés ! Il m'avait déjà parlé d'un projet en amont qui n’avait pas pu se faire donc je pense qu’il gardait un peu mon travail sous le coude. [S’adressant à Yves lavandier] : et puis toi tu l'as approché, tu lui as proposé « L'institutrice » et du coup il s'est dit que ça pouvait peut-être coller ! Il t'a montré plusieurs dessins, plusieurs travaux de dessinateurs avant.
Yves Lavandier : Souvent les éditeurs de BD aiment qu'on leur propose un « ensemble » : le scénario plus le dessin. Là, j'avais juste un scénario. Je connaissais très mal le milieu contemporain et les dessinateurs/trices donc je me suis lancé ! Martin a accepté de lire le scénario sans dessinateur/trice attaché(e) et il a beaucoup aimé. Il m'a montré assez vite des exemples de dessins ; j'ai flashé sur le graphisme de Carole. Aussitôt j’ai dit « oui, oui j'aime beaucoup ! ».
Mais il ne suffit pas d'aimer un dessinateur, hein ! Il faut ensuite qu'elle soit disponible et qu'elle aime le scénario ; ce n’est pas gagné surtout quand comme Carole on est bien occupée ! Les vedettes du dessin ne sont pas là à vous attendre ! Là ça a été un petit miracle ! Les planètes se sont alignées comme rarement. Après moi je me suis intéressé à son travail de façon plus ample : j'ai lu quasiment tout ce qu'elle a fait et l’ai beaucoup apprécié.
Petite anecdote je trouve intéressante : ce qui m'a le plus plu dans ce que j'ai découvert de Carole en lisant « Ecumes », « Collaboration horizontale » et d’autres albums comme ça, et bien ce n'est pas ce qui m'emballe le plus dans « L'Institutrice » ! [S’adressant à Carole Maurel] Ce que j'aimais chez toi, je t'en avais parlé, c’était toute la symbolique - pas si fréquente en bande dessinée - ces dessins métaphoriques qu'on trouve aussi dans « Nelly Bly » et que j'adore ! Il y en a un petit peu aussi dans nos albums mais ce qui m'a scotché c'est ce que j'appelle sa « direction d'acteurs ». Je suis admiratif devant l’expressivité des personnages : ce n'est pas caricatural et c’est tellement juste ! On comprend chaque personnage, on voit qui est qui. C'est à la fois la qualité du dessin qui représente bien la surprise, le malaise, la honte, la joie, ce que vous voudrez… Mais c’est aussi que j'ai trouvé, je te le dis publiquement, que tu piges bien ce que ressentait chaque personnage !
Elle a vraiment bien capté ce qui se passait dans le scénario alors de temps en temps il y avait des corrections à faire mais globalement c'était pile dans la cible !
Mais vous avez fonctionné à distance ou vous vous êtes rencontrés ?
Carole Maurel: surtout à distance
Yves Lavandier : On s’est vus au début mais après on habite à 400 kms l’un de l’autre …
Carole Maurel: oui c’est ça et puis il y a le COVID qui nous est tombé dessus à un moment donné aussi ! Ce qui a fait que nous ne nous sommes plus trop déplacés en fait !
Yves Lavandier: Ah oui, on a commencé avec le Covid d’ailleurs ! On a commencé en avril 2020 !
Comment a fonctionné l’échange entre vous ?
Carole Maurel: Le scénario était déjà écrit et après il y a eu un découpage qui a été fait. On a découpé à deux et même à trois avec notre éditeur Martin Zeller.
Yves Lavandier : Je pense qu’honnêtement je n'ai pas fait grand-chose. Carole a pris le scénario qui était un extenso avec tous les dialogues, les descriptions, les didascalies. Je lui ai donné une version avec plein de notes, des millions de notes, pour lui expliquer « ça, ça a un tel intérêt parce que … » Mais c'était plus narratif que Bd, il y avait des suggestions de cases … C'est Carole qui a découpé. Découper, c’est faire le choix des cases et ce qu'on va voir dedans en gros mais c'est fait à la va vite, ensuite elle a storyboardé et c'est sur les storyboards qu'on a réagi .
Carole Maurel: Il y a eu beaucoup d'allers retours en tout cas sur le storyboard avec Martin Zeller, notre éditeur chez Albin Michel, qui est un peu le regard distancié .
Yves Lavandier : C’est une belle collaboration d’ailleurs, c'est joli et j'ai une autre anecdote d'ailleurs si ça vous intéresse !
Mais je vous en prie !
Yves Lavandier : Dans le cinéma (je connais un petit peu !), si vous êtes que scénariste, vous donnez votre scénario à un réalisateur et vous n’en entendez plus parler ! Fini ! Il ne vous consulte pas pour le casting, il ne vous invite pas sur le tournage sauf quand il s'appelle Billy Wilder - mais les réalisateur français n’ont pas cette humilité -, il ne vous consulte pas sur le montage et c'est tout juste si vous êtes invité à l'avant-première, je vous le jure !
Il y a eu un roman sur ce sujet d’ailleurs sur les mésaventures de la scénariste de « Eiffel » !
Yves Lavandier : Oui, voilà Caroline Bongrand. Alors que là c'était un vrai travail de collaboration : Carole nous a envoyé un premier jet de storyboard, on a réagi ; elle l'a corrigé, on a re-réagi enfin jusqu'à la fin. C’était un vrai travail de collaboration pour le scénariste que je suis et même pour l'éditeur. Martin [Zeller] a beaucoup réagi aussi et nous étions dans la boucle et c'est tellement plus agréable et tellement plus malin à mon avis aussi…
Je vais vous faire une confidence parce que je voudrais rebondir justement sur ce que vous avez dit sur l'empathie de Carole dans sa direction d'acteurs. Quand j'ai lu le « pitch » de « L’institutrice » je me suis dit oh non ! La 2nde guerre mondiale c’est un sous-genre en BD ! » ; de plus Carole avait déjà travaillé dans « Collaboration horizontale » sur la même époque. Alors je me demandais ce que vous pourriez bien apporter de neuf. La thématique de l’enfant juif , l'enfant caché me semblait rebattue et vous m'avez bluffée ! D'ailleurs en regardant les titres des volumes, on voit bien qu'on passe de « l'institutrice » aux « enfants » comme personnages principaux et pas simplement à UN enfant, l'enfant caché. Pour moi c'est extrêmement novateur, c'est un angle super !
Vous m'avez également bluffée sur le plan historique parce que je suis bretonne mais je n'avais aucune idée de l’existence d’une milice affidée aux nazis chez les nationalistes bretons. Comment vous est venue cette idée ?
Yves Lavandier : Je me suis dit au début, quand j'ai imaginé cette histoire, que les méchants étaient les Nazis oui et en effet, j'avais conscience de m'inscrire - je rebondis sur votre première remarque- j’avais tout à fait conscience de m'inscrire dans un sous-genre de la fiction française que j'appelle « Occupation + enfant » qui a donné des romans tels « Un sac de billes », des films , des bds … Mais c'est un peu comme si vous vouliez faire un western ! On peut vous répondre : « Oh il y en a déjà eu quelques-uns » ou on peut vous répondre « bon okay , l’arène est connue : qu'est-ce que vous proposez de nouveau ? » Les Américains ont une formule là-dessus, ils disent « donnez-nous la même chose mais différent » c'est voilà c'est ce qu'on a dans « L’institutrice » : les codes sont les codes de l'occupation et du juif caché bon archi classique et on essaye en fait de oui de proposer quelque chose de différent….
Et donc pour revenir sur l’histoire des milices, au début quand j’ai imaginé ce récit, les méchants étaient des Nazis et puis comme je voulais situer ça en Bretagne car je suis breton (et à moitié normand) , je commence à me documenter sur l'Occupation en Bretagne puisque ça se situe en Bretagne. Je cherche à savoir ce qui s'est passé , si par exemple les nazis occupaient tous les petits villages et là je découvre l'existence des milices bretonnes de la Bezen Perrot, du commando Landerneau et c'est authentique ça !
Le dessin que vous montrez p.31 …
Yves Lavandier : Il est terrible n’est-ce pas ? Et c'est authentique ! Moi je suis du pays bigouden je peux vous dire que voir une bigoudène qui balaye deux Juifs ça ne me plaît pas trop ! Et donc je découvre et je me dis : c'est des méchants ! En fait, j’ai aussi découvert c'était un sujet méconnu mais aussi tabou en Bretagne. Car la Bretagne c'est beau, c'est le kouign amann [gâteau breton], c'est Alan Stivell, c'est Éric Tabarly mais c'est pas Bezen Perrot quoi enfin … Sauf que ça existe toujours, ultra minoritaire mais il y a toujours des extrêmes droites voilà… Et ça m'offrait des méchants idéaux qui font le même boulot que les Nazis alors je suis très fier d'avoir pondu la première fiction au monde - puisque vous parlez d’arènes connues- qui se déroule sous l'occupation allemande de la France et dans laquelle il n’y a pas un seul allemand !
Ce qui est aussi très intéressant dans votre scénario et dans votre traitement Carole, c'est que j'ai pu lire dans plein de critiques pour » l'institutrice » que c’était une histoire de femme forte. Or, déjà dans le tome 1 , l’on se rend compte que ce n’est pas une super-héroïne et encore davantage dans le tome 2. Et ça c’est génial parce que ça crée l'empathie chez le lecteur qui ne peut s’empêcher de se demander comment il aurait réagi lui et ça créer des interrogations qui finalement dépassent le contexte de L’Occupation pour devenir intemporelles.
Yves Lavandier : D'ailleurs j'en ai parlé à Steven Spielberg ça pourrait se dérouler en 60, le Ku klux Klan débarque dans un petit village et embarque le seul noir de la classe !
Carole Maurel : les personnages gagnent en profondeur c'est vrai dans le tome 2. C'est aussi ce qui m'a plu du côté de Marie-Noëlle c'est que on a un personnage qui est ultra complexe !
Et pas seulement il y a le petit Guénolé et même des miliciens à la limite de la rédemption !
Carole Maurel: Oui absolument
Yves Lavandier : Mais tu t’es moins identifiée à Guénolé, Carole !
Quelles techniques avez-vous utilisées Carole ? Du numérique ? Car Il y a tout de même presque un rendu aquarelle mais c’est de la palette graphique, non ?
Carole Maurel : Oui c’est de la palette graphique à 90%. Il y a certaines pages – et c'est beaucoup plus visible sur le tome 2 que sur le1- qui sont un peu plus texturées, un peu plus organiques où là c'est un mélange de cuisine entre mes petites textures que je fais de mon côté et que je je viens mélanger après sur le numérique. J’ai des brushes un peu particulières, il y en a que je créé moi-même et puis parfois, c'est carrément une page où je vais griffonner, je vais balancer des jus d'aquarelle et je vais la scanner. Voilà je vais faire ma petite mixture sur Photoshop !
« L’institutrice », c’est presque une tragédie puisqu’on a une unité de temps, une unité de lieu et une unité d'action et cependant on a tout de même des respirations avec les pleines pages. Est-ce que c'était prévu d'emblée ou c’est venu au cours de votre collaboration ?
Carole Maurel : C'est venu dans la collaboration. Il n’y en avait pas forcément au début parce que c'est vrai qu'on n’avait pas de découpage, mais moi je tenais à ce qu'il en ait. Je crois même qu'on en a rajouté après mon découpage à moi parce qu’on s'est dit mais tiens ça vaut le coup justement de d'apporter une petite parenthèse, une respiration au niveau du rythme de la narration. Ma première hantise à chaque fois que je commence un nouvel album en tant que dessinatrice - ou même en tant que scénariste et dessinatrice mais ça m'arrive plus rarement -c'est que les lecteurs s'ennuient à la lecture. J’en ai la phobie et ça pourrait être le cas s’il n’y avait pas de variation au niveau de la narration et du rythme. En tant que lectrice, je suis un peu exigeante et je sais qu'il y a des albums que je peux refermer assez vite au bout de 20 pages parce que ça manque de rythme.
Est-ce que vous avez d'autres projets ?
Yves Lavandier : moi j'ai un autre projet BD. C’est écrit, j'ai même un éditeur – ce n'est pas Albin Michel d'ailleurs- on cherche un dessinateur ou une dessinatrice. Carole n’était pas disponible elle aurait été parfaite ! Mais voyez, les planètes ne sont pas toujours alignées ! Madame est très demandée !
Et votre projet Carole qui vous a rendu « indisponible » ?
Carole Maurel : Moi en ce moment je travaille sur le procès Bobigny de 72 même scénarisé par Marie Bardiaux Vaïente. Ça sortira chez Glénat quand ça sera fini on n'a pas encore de date précise. J’ai déjà attaqué. Je fais un petit bond dans les années 70 et puis c'est de l'historique - pas tout à fait contemporaine par rapport à moi parce que je n’étais pas née en 71 - mais bah j'ai été une contemporaine de Gisèle Halimi quand même !
Un grand merci à vous deux pour ce superbe diptyque qui recevra, nous l’espérons, l’accueil qu’il mérite !