







Bonjour et merci de vous prêter au petit jeu de l’entretien…
Question liminaire : êtes-vous farouchement opposé au tutoiement ? Si oui, je me ferais violence mais je sais qu’un « tu » risque tôt ou tard de partir tout seul pendant que je nettoierai mon clavier…
Aucun souci. Je tutoie mon banquier, il n’y a pas de raison.
Merci à toi…
Peux-tu nous parler de toi en quelques mots ? (parcours, études, âge et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de comptes numérotés en Suisse ou aux Îles Caïmans ?)
On va faire dans le résumé (passée la cinquantaine, c’est une obligation sous peine de somnolence de l’assistance). Je suis né à Charleville-Mézières, j’ai sui vi des études histoire en faculté, jusqu’à la licence et une entame de maitrise en spécialité Histoire contemporaine (Nazisme et communisme), j’ai fait de nombreux petits boulots ayant décidé de sauver toute une génération de tête blonde en abandonnant la carrière professorale qui m’était promise, puis les hasards ont fait que je suis entré dans un studio d’animation, au Luxembourg où j’ai rencontré un zozo (Sylvain Cordurié) qui m’a corrompu, pour avilir un profil digne d’une carrière brillante dans le commerce international ou la finance, pour aboutir dans la BD. Ma Carte Bleue? Faut que je demande à madame, c’est elle qui en a le monopole depuis 20 ans. Les Iles caïmans ? C’est où sur le plateau du Risk?
Enfant, quel lecteur étais-tu et quels étaient tes livres de chevet ? La BD a-t-elle toujours occupé une place de choix ?
D’une banalité absolue (c’est un peu la thématique de ma vie): la Bd a toujours été dans mon environnement. Enfant, j’ai lu énormément de comics. Mes parents ne roulant pas sur l’or, on n’avait que peu de livres, encore moins de bd à la maison. Mais on avait la bibliothèque municipale (celle de la Ronde Couture pour ceux qui connaissent) que j’ai labouré alphabétiquement, non seulement les bds, mais aussi les romans. Ainsi, j’ai lu dès mes 10 ans du Manara….et aussi tous les Rougon-Macquart, la grande épopée de Zola. Je dévorais tout ce qui me passait sous la main. Les comics, je les achetais avec mes étrennes ou après mes anniversaires : j’allais chez le bouquiniste, et je prenais, dans une logique quasi matérialiste, les reliés Strange, ou Nova, parce que pour 5 francs, j’avais quasi 200 pages (alors que pour 5 francs, tu n’avais que 46 pages dans un album Francobelge).

Devenir auteur de BD, était-ce un rêve de gosse ? Un auteur en particulier a-t-il fait naître ta vocation ?
Môme, j’ignorais qu’il y avait des humains derrière les ouvrages que je lisais. Les noms qui trônaient en dessous du titre m’étaient anecdotiques. Et dans les Ardennes, dans les années 80, on était plutôt promis à une glorieuse carrière dans la sidérurgie ou dans le chômage. Donc non, à aucun moment je n’ai rêvé de faire cette profession. C’était tout simplement aussi accessible que d’aller sur la Lune en sandalette. La vocation, si il y a, elle est venue petit à petit. Après des études en fac où j’ai totalement arrêté de dessiner pendant 4 ans (pour la première fois de ma jeune vie), trop occupé par les filles, le rock, et les copains. Plus par défaut suite à l’abandon de mon orientation vers le professorat, j’ai repris le dessin, et plus précisément la bd. Entre deux boulots merdiques (comme égoutier…le bonheur de dessiner quand on revient éreinté d’un travail qui vous fait ramper dans des conduits étroits et poisseux… surtout quand on est claustrophobe et allergique aux moindres germes…), je créais des bds qui n’avaient comme destinée que de finir dans une pochette à l’abri du regard de tous. Puis les hasards ont fait que je suis rentré dans un studio d’animation, et ainsi de suite. Et s’il devait y avoir qu’un seul auteur à retenir comme figure tutélaire, ce serait John Byrne. D’ailleurs, il est toujours là, près de moi. Ses bouquins m’entourent alors que je réponds à vos questions.
Quelles sont selon toi les grandes joies et les grandes difficultés du métier de dessinateur de BD ?
La grande joie, c’est d’être payé pour dessiner. Un truc de dingue. Comme sus dit, je suis arrivé sur la Lune en sandalettes… Maintenant, étant syndicaliste, je cerne très bien les problèmes et les dramatiques situations des auteurs BD. Nonobstant une précarité absolue mais qui est intrinsèque, le déséquilibre des rapports entre éditeur et auteur fait que ces derniers sont un peu les dindons systématiques pour ne pas dire systémiques de la farce. Nous auteurs, en toute modestie, créons toute une industrie, avec les emplois subséquents, que ce soit dans l’édition, l’impression, la distribution, la diffusion, etc…. et nous voyons passés les trains des flux économiques comme des vaches ruminantes. La situation des auteurs est faite de précarité, de peur du lendemain, de course contre l’Urssaf et les couvertures sociales, etc…c’est un merveilleux métier, je le dis d’autant plus qu’il n’est pas évident que je le fasse jusqu’à ma mort, mais ce merveilleux métier, il est à défendre avec force et ténacité. Sans le soutien non seulement des lecteurs, des médias, mais aussi de l’état législateur, nous serons de moins en moins à le faire, ou de plus en plus précaires.
Ce métier a-t-il évolué depuis que tu as fait tes premières armes il y a près de vingt ans ?
Je suis né en 1969. L’état de crise, je le connais depuis 1974. A mon aulne, il a peu évolué, mais je ne suis pas le meilleur observateur de ses évolutions; les grandes mutations ont précédé mon arrivée dans ce milieu.
Au vu de ta bibliographie, mon petit doigt me dit que vous avez dû passer pas mal d’heure autour d’une table à jeter compulsivement des dés cunéiformes et explorant des donjons ou en traquant les séides des grands anciens… En un mot comme en cent, avez-vous pratiqué le jeu de rôle ?
Pas tant que ça. Ado, j’étais donc lecture. À la Fac, j’ai fait quelques parties, mais c’était plutôt le prétexte à d’ignobles beuveries que la morale chrétienne (et hindouiste…j’en suis certain, les Hindous m’ont pas l’air cool pour ce genre de loisir…) réprouve.
C’est tardivement, via Sylvain Cordurié qui était alors directeur artistique de la maison d’Edition Oriflam que j’ai testé quelques jeux. Et à vrai dire, c’est à présent que je suis plus dans le jeu de rôle.

On est une bande de potes qui ont des gosses suffisamment grands pour ne pas se noyer dans leur soupe, et donc qui ont récupéré quelques loisirs, et cette bande de pote s’est replongée à nouveau dans le Jeu de rôle. Le souci, c’est que la nuit blanche, on la gère moins bien à 50 ans ……
Comment ta route a-t-elle croisé celle de Pierre Pevel qui signe le scénario le scénario de Gueule de cuir ? Etais-tu un lecteur assidu de ses envoûtants romans ?
J’étais lecteur de ses ouvrages. Mais la connexion s’est faite via Christophe Arleston, notre éditeur chez Drakoo., Pierre avait un Pitch, Christophe cherchait un dessinateur adéquat, c’est moi qui ai tiré le gros lot. Et franchement, tous les jours, je m’en félicite. Pierre est une des plus belles rencontres artistiques.
C’est un Homme-Univers, dans le sens où non seulement il te raconte une histoire, mais aussi il te raconte un monde, une époque, un univers, un Lore comme on dit à présent. Les portes de cet univers vous sont ouvertes, et vous prenez une tempête force 10 dans la poire. ET vous ne pouvez vous défaire d’un rire démoniaque !
Qu’est-ce qui t’a séduit dans ce récit de cape et d’épée historico-fantastique ?
Historien de formation, j’ai toujours été fasciné par l’uchronie. Quand on étudie l’histoire dans ses détails, on s’aperçoit que beaucoup de choses découlent de hasard, d’imprévu, d’impondérable et que si la destinée en avait décidé autrement, le cours de l’histoire aurait pris un tout autre atour. L’uchronie permet de faire son Fernand Braudel d’une histoire alternative.
Pierre et moi, nous avons le même âge à peu de choses, les mêmes influences, les mêmes tares diraient des langues fourchues : on aime le comics, on aime les films d’Errol Flynn, d’André Hunebelle, Et on aime conter des histoires ludiques mais aussi profondes dans leur propos. Nous sommes totalement mainstream, nous le revendiquons, et le genre, non seulement, on ne le fuit pas, mais on lui saute dans les bras et on le couvre de baiser. Donc là, des épées, des capes, un super héros, un Paris fantasmatique, un méchant magicien, etc... N’en jetez plus, je prends, donnez-le moi ! C’est à moi ! Le premier qui s’en approche, je le mords !

Comment as-tu abordé l’apparence de Gueule de Cuir dont le costume évoque celui des super-héros ? Est-il passé par différent stade avant de recevoir l’apparence que l’on sait ?
Oula. Gueule de Cuir a été un rude travail de définition. Pierre avait posé le masque de cuir (éponyme). Il me fallait une allure iconique, héroïque mais imbriqué dans une période historique. Donc beaucoup, mais beaucoup, beaucoup beaucoup beaucoup de croquis. Avant d’arriver à quelques choses qui nous satisfasse. En sachant, que ce costume pourrait évoluer. Batman ne se trimballe pas avec le même costume depuis son origine. Gueule de cuir pourrait changer à la marge sa garde-robe, coquet qu’il est.
Comment as-tu donné vie à ce fascinant Paris du siècle de Louis XIII, personnage à part entière de ce récit d’aventure ésotérique ? Ta formation d’historien a-t-elle nourrit ta vision fantasmatique de la Ville Lumière ?
Ma formation non seulement a nourris cette vision, mais elle m’a donné une méthodologie de recherches documentaires (en gros, je sais où il faut chercher et qui il faut contacter) et le goût des bibliothèques…donc là encore, beaucoup de documentations.
Mais comme nous ne faisons pas œuvre d’historien, de cette matière historique et plus ou moins avérée, j’ai construit un Paris fantasmatique, une sorte d’hyperbole du vrai Paris du XVIIème siècle, un Paris violent sombre, crasseux, populeux, craquant sous les coutures par la densité de population, un Paris des mystères et des coupes gorge. La Ville-Lumière est en mode feu de brouillard dans Gueule de Cuir.
Comment avez-vous travaillé avec Pierre Pevel sur cet album ? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les grandes étapes de sa réalisation ?
Le protocole avec Pierre est atypique (en sachant qu’aucun scénariste ne travaille de la même manière ni n’aborde la collaboration de la même façon. Certains considèrent leur script comme le 11ème commandement gravé dans le marbre auquel on ne doit pas touché sous peine de damnation éternelle- j’avoue qu’après quelques expériences de ce genre, je m’en tiens à présent éloigné et j’incite ces scénaristes à apprendre à dessiner- d’autres sont plus aptes à une véritable collaboration, échange et modulation) ; Pierre me donne un séquencier avec note d’intention et le nombre de page délégué à la scène. De là, je fais ma tambouille, ma mise en scène, organisant ligne de force et page Turner. 50 albums dans sa besace fluidifie ce travail. La mise en scène, qui correspond à un certain nombre de règle basique mais essentielle, est une étape prépondérante dans le story-telling et la lisibilité. On narre une histoire, la bd, ce n’est pas une suite de jolie vignette mise en vrac. Ensuite, les étapes classiques, crayonné, encrage (sur feuille papier), Scan, mise en page, mise en place des textes, shooting, facture et une bière.
Quelle étape te procure le plus de plaisir ?
L’encrage. Sans conteste. Toute la partie laborieuse, qui exige mobilisation de tous les neurones, story et crayonné, est mise en veille, ce n’est plus que de la technique et de l’esthétique. La mise en place des lumières, des matières. Là, à cette étape, je mets soit du golf sur Canal Plus, soit un gros métal bien brutal pour inciter à rendre mon trait nerveux.

Serait-il possible, pour une planche donnée, de visualiser ces différentes étapes.
Je pourrais mais ce serait roboratif vu que ma méthodologie est similaire quelque soit la vignette ou la planche. J’ai un côté métronomique, mécanique. Voire ci-dessus (je suis une grosse feignasse, dès que je peux, j’esquive….).
Quels outils utilises-tu pour donner vie à tes planches ?
9 outils physiques: un Fountain pen qui est une machine de guerre ( le Pilot Falcon. 400 balles l’engin. A ce prix, il pourrait quand même faire le café et passer l’aspire, le coquin), un Fudenosuke pointe dure et pointe souple( ce sont des feutres développés pour les mangakas), un Pigma Micron de Sakura en 01 et 005, un feutre pinceau, un feutre blanc et de l’encre Carbon Ink. En informatique, une Cintiq 22 HD de Wacom via Photoshop pour la mise en page, le clean et les textes.
Je suis une fois de plus impressionné par le formidable travail de colorisation de Jérôme Maffre… Qui a eu l’idée de faire appel à lui pour la colorisation ?
Moi. Je le revendique. Et ce dès l’entame du projet, alors qu’aucune planche n’avait été réalisé. J’ai une totale incompréhension des auteurs qui n’impliquent pas les coloristes dès le montage du projet et se contentent de choisir au pifomètre et au dernier moment le coloriste... La couleur participe de l’identité d’un projet. A présent, dès le début, je dis que je veux Jérome ou Elvire (Decock) qui sont selon moi, les plus talentueux coloristes actuels, avec Olivier Héban. Jérôme, on a travaillé ensemble sur plusieurs projets. C’est un des rares coloristes qui me permet de regarder mes gribouillis sans pleurer toutes les larmes de mon corps. Grace lui soit rendue.
Dans quelle ambiance sonore travailles-tu habituellement ? Radio ? Podcast ? Silence monacal ? Musique de circonstance ?
Beaucoup de métal (c’est mon obédience, j’y peux rien, aucune autre musique me transcende autant. Quand je serai vieux et dans un Ehpad, je claquerai du Iron Maiden ou du Meshuggah, à fond les balloches, et je me ferai virer comme auparavant des bars). Sinon, des Requiems (c’est mon côté joyeux….), celui de Fauré, de Mozart. Beaucoup de Stravinsky, et j’ai un gros faible pour Mahler… ça te plombe le moral, mais alors c’est beau comme un camion de pompier.

La couverture de l’album est tout juste dingue… S’est-elle rapidement imposée ou en a-t-il existé plusieurs versions ?
Je fais classiquement 8 propositions, en sachant que les dernières sont souvent faites vraiment à la ramasse (et souvent, l’éditeur choisit celle qui fut fait sur un bord de table, à l’arrache…cela me plonge systématiquement dans les affres de l’incompréhension). En l’occurence, celle de
Gueule de cuir s’est vite imposée, par son aspect iconique et symbolique. Là, on tortille pas du popotin, on affiche le propos. Gueule de Cuir, ça pulse, ça parle de héros, ça parle du sacrifice et de l’implication. Là-dessus, Jérome nous rajoute une lumière quasi divine, sonnez clairons, raisonnez trompettes, ça va péter !
Qui a eu l’idée de ces pages de gardes qui te permettent de faire des dédicaces tout juste hallucinantes ?
Le fourbe qui veut amplifier ma presbytie… J’avoue ne pas avoir été attentif parce qu’il n’est pas évident que j’eusse pas réclamé une page blanche… à la fin d’une séance de dédicace, j’ai des yeux de lapin… J’avoue, je n’ai pas été attentif sur ce point quand j’ai reçu le PDF de validation. Mais l’un dans l’autre, ça m’a obligé à m’adapter, à travailler ma dédicace autrement, et apprendre, c’est un peu ce qui rend une journée intéressante. Et puis, la dédicace est périphérique, accessoire, on ne calibre pas un album par rapport à cette activité annexe. La Fab de Bamboo a fait un magnifique travail, de maquette, sur le cahier additionnel, de colorimétrie, etc…je ne leurs en veux pax. Pis mon opticien est super content….
Peux-tu en quelques mots nous parler de tes projets présents et à venir ?
Il y a pas mal de choses sur le feu. Certaines sont encore à l’étape embryonnaire, d’autres plus avancée. Mais disons, le T 3 de Gueule de Cuir et une nouvelle série, Primus, chez Dargaud.
Tous médias confondus, quels sont tes derniers coups de cœur ?
Le sang de la cité de Chamanadjian, un magnifique livre de Fantasy qui apporte un vent frais dans ce genre qui tourne parfois en rond. Un vrai plaisir de retrouver ce compagnon le soir, quand on s’octroie enfin une pause.
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Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre ?
J’ai toujours refusé de faire le boulot des autres. C’est mon côté syndicaliste.
Pour finir et afin de mieux te connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Si tu étais…

un personnage de BD : Le Alfred de Batma
un personnage de roman : Madame de Stael
un animal : un chat (trop bien la vie de chat)
un morceau de métal : Surfing with the Alien (Satriani)
un instrument de musique : le triangle
un jeu de société : Risk
une découverte scientifique : les îles flottantes (le dessert, hein)
une recette culinaire : la quiche lorraine évidemment
une pâtisserie : la bière (si, si, c’est un dessert)
une ville : Charleville-Mézières, ma ville jusqu’à l’éternité. Et on emmerde ceux qui n’aiment pas.
une qualité : Je ne suis pas un thermomètre
un défaut : Voire ci-dessus
un monument : les humains
une boisson : le café
un proverbe : passe-moi le sucre
Un dernier mot pour la postérité ?
Passe-moi le sucre
Un grand merci pour tes albums, le temps que tu nous as accordé et ton humour iconoclaste et rafraîchissant…