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L’épopée pour les rôlistes
Pour un jeu de rôle épique


Ce document a pour objectif de déterminer quelques unes des caractéristiques essentielles d’une campagne de jeu de rôle épique. C’est un retour sur expérience après avoir mené à plusieurs reprises la saga dragonlance, qui reste pour moi à ce jour la meilleure campagne du genre. J’y reprends pour l’essentiel le contenu d’un fil de discussion du forum Casus Non-Officiel (Lien). Attention les yeux, ça va spoiler à mort et, dans la mesure où cette campagne a des chances de connaître sous peu une incarnation d20, je conseille à ceux qui ne la connaissent pas de détourner les yeux pour se ménager la possibilité de la jouer (j'ai une trentaine de joueurs à qui je l'ai faite jouer et ce ne sont que bons souvenirs et anectodes marrantes smiley). Cela dit, pour permettre à tout un chacun de s'intéresser quand même au débat, je vais adopter les conventions suivantes : pour chaque partie de la réflexion, je commencerai par des généralités sans verser dans les détails de l'histoire. Donc, grosso modo, vous pouvez lire le premier paragraphe de chaque chapitre de manière sûre sans risquer de vous pourrir complètement. Je mettrai en italique tout ce qui est spoiler.

Je vais explorer les nombreuses forces, mais aussi les quelques faiblesses de la campagne - il y en a, même si l'adaptation du Dragonlance Silver Anniversary en a fait disparaître certaines. Je me baserai principalement sur ce dernier ouvrage, dont vous pouvez trouver la description ici : http://www.roliste.com/detail.jsp?id=6227


Les modules DL ont un peu vieilli et, même s'ils amenaient ce que je juge être une révolution dans le monde du jdr, ils ont maintenant un parfum donjonnesque qui n'est plus tout à fait dans l'air du temps (quoique smiley ).

I. Les Personnages

Il arrive que les adeptes de l'épique ou des scénarios héroiques laissent un peu de côté cet aspect pourtant essentiel de la conception d'une épopée. On assiste souvent à la création d'un groupe avec une recherche d'optimisation ; de chaque personnage mais aussi des capacités globales du groupe. C'est valable à D&D bien entendu - le célèbre quatrain guerrier / prêtre / voleur / mage - mais je l'ai vu faire à bien d'autres jeux tous genres et tous systèmes confondus. Dans des jeux d'ambiance ou à dimension psychologique, on tombe d'ailleurs parfois dans l'excès inverse, en privilégiant les histoires individuelles de chaque personnage au détriment de la constitution du groupe. Comme bien souvent, je pense que la vérité est à mi-chemin et de nombreux jeux plus récents l'ont bien compris, puisqu'ils confèrent une vie 'technique' au groupe et pas seulement aux personnages : Prophecy ou Unknown Armies, par exemple.
Dans une épopée, cela reste valide : il doit y avoir une implication personnelle et morale dans l'histoire pour chaque personnage. Car mythes et légendes ne sont que des reflets de vérités générales à l'humain ; des personnages destinés à entrer dans la légende doivent donc être aptes à se conformer à ces vérités et à y adhérer. On ne doit pas avoir simplement des personnages venus une fois de plus sauver le monde, des James Bond en cottes et hauberts de mailles qui repartent ensuite dans le soleil couchant, jusqu'au prochain monde à sauver. Si la légende touche au fait que l'amour véritable triomphe toujours de l'adversité, alors amour véritable il doit y avoir, et cet amour véritable doit être le centre même d'un des personnages au moins, une source de motivation, d'exaspérations et de déception.
Un personnage n'est pas impliqué seulement parce qu'il se trouve pris dans une histoire épique, il est impliqué lorsque les fondations même de son être sont prises dans l'étau légendaire. L'honneur, l'amour, la passion, la fierté, le désir de puissance, la recherche de la vérité sont autant de motivations violentes et peu partageuses qui mènent un personnage sur les sentiers de l'héroïsme. Et l'héroïsme ne veut pas dire être gentil (cf. plus bas)


Si vous avez bien compris le principe, vous savez que je vais commencer à spoiler. Vous ne pourrez pas dire que vous n'avez pas été prévenus smiley

Dans Dragonlance, cette implication passe par des personnages prétirés. Je ne vais pas m'étendre sur ce choix, je ne tiens pas à discuter ici des mérites comparés entre persos prétirés et personnalisés, je l'ai déjà fait par le passé. De toute manière, ça n'a aucune importance : primo, il reste possible d'intégrer d'autres personnages, secundo, de la trentaine de joueurs que j'ai menés via dragonlance, aucun ne s'est jamais plaint de son personnage, et la plupart ont trouvé particulièrement gratifiant de pouvoir s'intéresser via les romans à la vision qu'avaient d'autres personnes du personnage.

Bref, voici les personnages prévus pour lancedragon. Je vais essayer aussi d'illustrer les motivations profondes de chacun par rapport à ce que j'en ai dit auparavant :
Tanis le Semi-Elfe. La problématique des sangs-mêlés est poussée avec Tanis à son paroxysme : il aime en effet (et est aimé) de deux femmes : l'elfe Laurana et l'humaine Kitiara. Comme son sang, son cœur est partagé. Il est en outre lié par une indéfectible amitié à Flint et Tass et dans une moindre mesure aux autres, surtout Sturm.
Flint Forgefeu. Le nain est le plus âgé de tous, même si les elfes le dépassent au nombre d'années il est l'ancien du groupe. Il entretient une relation quasi paternelle pour tous les autres, surtout pour Tanis. Sa motivation est principalement protectrice à l'encontre de ses amis.
Tass Raclepieds. Le kender kleptomane est l'électron libre. Les kenders n'ont pas particulièrement de motivation, mais celui-là commence à comprendre l'importance que revêt l'amitié (importance qui lui sera d'autant plus apparente lorsqu'il sera confronté à la perte de certains de ses amis)
Raistlin Majere. Le sorcier du groupe est aussi le plus faible physiquement. Malade, maudit, terriblement marqué par l'épreuve qui a fait de lui un mage, il détient pourtant le pouvoir, et une soif avide de connaissance et de puissance. Soif qui le maintient en vie et le fait avancer. Moqué pendant toute sa jeunesse, toujours sous l'aile protectrice de son frère, il a une compassion particulière pour les faibles et les opprimés, et une haine des forts et des oppresseurs.
Caramon Majere. Là où son frère n'est qu'esprit et mental, Caramon n'est que muscles et physique. Jumeaux, ils sont les deux parties d'un même tout. Caramon, lié indéfectiblement par l'amour à son frère, sait néanmoins qu'il porte en lui les germes du mal. Pendant l'épreuve, Raistlin a en effet tué son propre frère (une illusion). Caramon aime Raistlin, mais il en a aussi peur.
Sturm de Lumlane. Héritier d'une dynastie de chevaliers solamniques, chevaliers nobles tombés en disgrâce suite à un Cataclysme, Sturm n'accorde à rien plus d'importance que l'honneur. Est Solarus oth Mithas ('L'honneur est ma vie') est leur devise et la sienne. Alors qu'il a vécu loin de la chevalerie et des intrigues qui ont remplacé la gloire de jadis, Sturm est plus que tout autre un chevalier. Il est aussi le meilleur ami de Caramon, même s'il n'apprécie pas du tout son frère.
Lauralanthalasa Kanan / Laurana. La jeune elfe est mue par un amour d'adolescente qu'elle portait à Tanis. Peu à peu, l'amour de jeunesse laissera la place à quelque chose de plus beau et de plus sombre.
Gilthanas Kanan. Le frère de Laurana. Amené par hasard sur le chemin des personnages, il sera motivé d'abord par une mission confiée par son père, puis par un respect nouveau, voire une amitié pour Tanis et les autres, même si par rapport au premier, tout sera toujours plus difficile à cause de Laurana. (c'est Gilthanas qui a convaincu Tanis de quitter le pays des elfes lorsque son histoire avec Laurana est devenue trop 'sérieuse')
Lunedor et Rivebise. Les deux barbares sont inconnus des autres au début de la campagne. Pourtant, c'est par eux que tout va arriver. Lunedor est guidé par son souhait de rétablir la vérité et d'apporter la guérison aux plaies qui touchent son peuple. Rivebise n'est qu'amour pour sa compagne, pas un amour adolescent comme celui entre Tanis et Laurana, pas un désir omniprésent comme celui qui lie Tanis et Kitiara, mais un amour véritable, de ceux capable de faire déplacer des montagnes, ou de retrouver une preuve de l'existence des dieux...
Kitiara Uth Matar. Même si elle ne fait pas partie des personnages, elle est l'un des moteurs de la campagne. Demi soeur de Caramon et Raistlin, amante de Tanis, elle était lié par un serment avec les autres personnages. Mais elle a disparu.

II. Une implication immédiate et violente

Une campagne psychologique ou de conspiration dispose généralement d'une introduction douce. Les personnages apprennent à se connaître, commencent à nouer les fils de leurs problèmes personnels, s'aperçoivent d'une situation ou d'un problème plus vaste, s'y intéressent et se retrouvent alors impliqués dans quelque chose qu'ils découvrent progressivement. La pelote n'est visible dans son intégralité qu'à la toute fin de la campagne, et même là, il est tout à fait possible qu'ils soient passé à côté de nombreux aspects, de nombreux autres fils, sans pourtant échouer.
A contrario, je pense qu'une épopée doit immédiatement immerger les personnages dans l'histoire. Dans l'Illiade ou l'Odyssée, l'intérêt n'est pas de savoir par qui a été enlevée Hélène, ou si Ulysse rentrera chez lui. Au contraire : on sait immédiatement qu'Hélène est à Troie, et l'intérêt est alors pour les athéniens de réunir leurs guerriers et d'assiéger la ville. L'intérêt est dans les hauts-faits qui se succèdent avant la victoire et le dénouement des destins personnels, comme la malédiction des Atrides. De même, l'intérêt de l'Odyssée n'est pas tant dans le dénouement que dans le cheminement, dans la multitude d'obstacles qu'Ulysse et ses hommes franchissent avant de revenir. Et pour immédiatement impliquer des personnages de jdr dans une histoire, il n'y a pas trente-six solutions : soit les personnages sont impliqués par leurs historiques respectifs et en fait l'introduction est déjà close à peine la création terminée, soit la campagne débute violemment, par une situation de crise qui pousse le groupe à se souder face à l'adversité et à entrer dans le tourbillon de l'histoire.

L'implication dans dragonlance passe par une situation passée depuis dans les habitudes des vieux rôlistes. Les personnages, dans une auberge, sont confrontés à une agression des autorités locales. Par leur nature même, ils vont venir à la rescousse de Lunedor et Rivebise, à qui on tente de dérober un objet mystérieux, le bâton bleu. Sans le savoir, ils viennent d'être les jouets des dieux. Ils vont devoir alors fuir pour sauver leur peau et leur destin sera irrémédiablement lié à ceux des deux barbares.
Cela peut paraître stéréotypé, archiconnu et cent fois remâché. Oui, peut-être, sauf qu'à chaque nouvelle partie, ce cliché comme début marche tout à fait : la tension est immédiate, la pression fait que les joueurs réagissent sans partir dans de longues réflexions et, à la fin, ont raconté une histoire qui, même si elle est classique (fuite pour échapper aux autorités locales), est parfaitement efficace. Et en bonus, ils ne réfléchiront pas avant longtemps à ce qui les a vraiment mis sur la voie, à l'identité d'un certain vieillard dans l'auberge...

Autre implication violente : même s'ils ne connaissent que peu de choses sur leur monde, même si les Anciens Dieux et leurs prêtres ont disparu, les personnages vont constater dès la première nuit que les deux principales constellations ont disparu. Et, selon les anciens textes, cela ne peut vouloir dire qu'une seule chose : les dieux sont descendus sur Krynn pour s'affronter.
Ils savent donc qu'un conflit divin est en cours, mais ils ne savent pas vraiment en quoi ça les concerne, pas encore tout du moins. Et de toute manière, peu leur importe : sauver leurs propres vies est déjà une mission assez compliquée. On a donc là les avantages des deux types de campagnes que je citais plus haut : l'implication immédiate de l'épique, mais avec une découverte progressive de ce qui se trame.

III. Un dénouement progressif et par étapes

Ce n'est pas tout d'impliquer les personnages de manière immédiate, il faut ensuite maintenir l'implication et, par paliers, leur faire prendre conscience de leur rôle dans l'histoire. En fait, si on compare les rythmes d'une campagne de conspirations et d'une campagne héroïque, je pense que les premières vont crescendo pour un dénouement final qui est aussi le point d'orgue de la campagne, alors qu'une campagne épique saute de point d'orgue en point d'orgue, à chaque étape franchie par les personnages.

Dans dragonlance, il y a plusieurs paliers tout à fait délimités :
les personnages apprennent la vérité sur le bâton bleu et sont confrontés à un dragon des anciennes légendes, qu'ils doivent détruire pour ramener la magie divine sur Krynn. Ce premier combat et la 'rencontre' avec la déesse Mishakal est le premier point d'orgue (fin du DL1)
ils constatent que des armées accompagnées de dragons déferlent sur Krynn et sont pris dans le tourbillon de la guerre. Ils affrontent leur premier ennemi, l'un des généraux de l'Aile Rouge Draconique. (DL2, DL3 et DL4)
ils apprennent l'existence d'une arme qui pourrait contrarier l'avancée des armées draconiques. Ils partent alors chacun de leur côté à la recherche de ces légendaires orbes draconiques et des non moins légendaires lancedragons. (DL6 et DL10)
ils sont confrontés aux dissensions parmi les ennemis des dragons, théoriquement les 'gentils' et doivent faire face à leurs propres 'familles' pour obtenir l'unité et la victoire (DL7 et DL8)
ils apprennent l'existence des bons dragons et découvrent le secret qui se cache derrière leur absence dans cette guerre, les libérant par là même d'un pacte impie et les ramenant à leurs côtés (DL7 et DL9)
dans un élan de sacrifice final, ils empêchent la déesse des ténèbres de prendre pied dans Krynn, ce qui porterait un coup fatal à leur cause (DL 13 et DL14)

IV. Des ambiances multiples

Comme une épopée est une alternance de récits, de dialogues et de discours, une campagne épique doit s'intéresser à plusieurs ambiances distinctes qui la rendent attrayante. Même les joueurs les plus bourrins qui soient finiront par se lasser d'une suite de batailles épiques toutes plus sanglantes les unes que les autres. Plusieurs ambiances sont compatibles avec l'épique. En fait, toutes les ambiances, mais plus particulièrement :
les batailles héroiques (à petite dose, contrairement aux apparences),
les mystères,
la romance,
la politique,
mais aussi l'horreur, l'onirique, le sordide, bref, tout.
C'est le mélange de ces ambiances dans un même récit qui fait la valeur de l'ensemble. Je pense qu'un premier succès est atteint lorsque les combats, même s'ils sont nombreux, passent au second plan dans l'esprit des joueurs par rapport aux dénouements de l'histoire. On se souvient que tel personnage est mort héroïquement dans telle bataille, et le résultat de ladite bataille passe presque inaperçu : les héros deviennent alors des icônes. On se souvient qu'Hector et Achille se sont entretués, qu'Ulysse a eu l'idée du cheval de Troie, mais on en oublie presque la victoire finale des athéniens et le sac de la ville.

Je pense qu'on approche là la plus grande force de dragonlance, en tout cas dans sa réédition Silver Anniversary. Là où la version AD&D originelle plaçait souvent des donjons qui étouffaient les ambiances, la version la plus récente (toujours AD&D, pourtant smiley) laisse une plus grande marge pour la multiplicité des genres :
le fracas des batailles, lorsque les héros défendent pied à pied une forteresse contre des hordes draconiennes, ou lorsqu'ils se battent au coeur même des armées ennemies, dans le temple du mal ;
les aventures urbaines, lorsqu'ils sont à Tarsis, essayant de jongler entre des autorités plus ou moins à la solde des draconiens, un port dont l'océan s'est retiré, et une armée sur le point de déferler sur les lieux ; ou à Balifor et Flotsam, quand ils font profil bas en espérant trouver un bateau pour les emmener loin de la zone occupée ;
le sordide, lorsqu'ils découvrent que les oeufs des dragons bons sont utilisés dans un rituel maléfique engendrant les draconiens ;
un mélange d'horreur et d'onirique, quand ils sont plongés dans les cauchemars devenus réalité de Lorac, ensorcelé par l'Orbe et par Cyan de Pestemort ;
le mystère, lorsque prisonniers des elfes en Ergoth, ils seront libérés par une étrange elfe sauvage qui les amènera dans un sanctuaire des dieux ;
la politique lorsqu'ils devront jongler avec les ambitions des chevaliers solamniques adversaires (voire ennemis) de Sturm ou lorsqu'ils devront ménager les susceptibilités des communautés au sein d'un groupe de huit cents réfugiés qu'ils escortent à travers des régions désolées en plein hiver ;
la romance, lorsque les personnages croiseront la route de certains PNJ comme une princesse elfe ou une jeune elfe sauvage ;
la dérision, aussi, dans ces rencontres avec un mage complètement loufoque nommé Fizban le Fabuleux et qui ne trouve rien d'autre de mieux à faire pour ouvrir une cage que de lancer une boule de feu.

IV.1 Romance

C'est un des trucs difficiles voire impossibles à rendre efficients sans l'accord et la participation tacites des joueurs. S'ils ne font pas l'effort nécessaire, ça peut devenir nunuche ou gras, ou bien disparaître purement et simplement de l'histoire. C'est tout à fait normal d'ailleurs, puisqu'il n'y a pas d'implication personnelle du joueur (heureusement !) : le jeu de la relation paraîtra donc selon moi toujours faux ou sur joué. Les joueurs sont des rôlistes, pas des acteurs et de toute manière il n'y a qu'à voir comment les acteurs tombent parfois dans le piège à force de titiller la limite entre interprétation et sentiments personnels...

Il reste quelques trucs qu'il est possible de faire passer en jdr : l'amour adolescent, d'abord. Parce que l'amour d'ado est par essence même sur joué voire nunuche à de rares exceptions près. Cela dit, il n'a pas ou peu d'intérêt scénaristique - le cœur d'un(e) ado, ça encaisse bien et ça repart facilement.
Le désir, ensuite. Selon moi, le sentiment amoureux est en partie conscient, alors que le désir est pure pulsion, sans aucune prise de l'esprit sur le corps, même si l'esprit peut juguler la pulsion selon les circonstances. Du coup, un meneur peut parfaitement imposer à un joueur une pulsion de ce type pour son personnage. Le joueur peut essayer de trouver une échappatoire en faisant en sorte que le personnage contrôle sa pulsion, mais il ne peut en aucun cas décider qu'en lieu et place de la brune, il désire la blonde. Dans ce domaine c'est je pense une règle que le meneur et les joueurs doivent adopter : tout ce qui est conscient est l'affaire du joueur, mais le meneur a toute prise sur l'inconscient des persos et sur ses pulsions.
Ensuite, si le joueur considère qu'il est amoureux dès qu'il désire, libre à lui... smiley

Mais personnellement, ce n'est pas jouer le sentiment amoureux ou même le désir (ou l'acte) qui m'intéressent, bien au contraire. Je pense que ce n'est pas la séduction ou la répulsion elle-même qui sont intéressantes, mais les conséquences possibles sur la vie de groupe (sans jeu de mots aucunsmiley)

Par exemple, le gars qui oublie sa dulcinée sur le champ de bataille, tu peux lui faire payer : elle a été mariée de force au général ennemi. Sa famille en veut à mort au fiancé, qui est plus ou moins déshonoré. Le fait même de vivre avec cet 'échec' est plus intéressant selon moi que s'il avait réussi à la sauver et l'avait emmené sur son beau cheval blanc. L'héroïsme naît aussi de la souffrance des personnages, de leurs faiblesses. Tout ce dont on se souvient parfois chez Achille, c'est son talon...

Illustrations dans dragonlance de l'utilisation de la romance, dans l'intrigue mais aussi et surtout dans les relations entre PJ :
Gilthanas, prince elfe de bonne famille, a clairement fait comprendre par le passé à Tanis qu'il valait mieux qu'il oublie toute relation autre qu'amitié avec sa sœur Laurana. Les deux tourtereaux avaient quand même échangé des anneaux de fiançailles... Bref, il s'est posé en parangon de la 'pureté de la race'. Or pendant la campagne il tombe à son tour fou amoureux, d'une elfe sauvage - les elfes 'inférieurs' pour ceux de sa race, dont Laurana - et autre problème : Laurana en vient à soupçonner l'elfe sauvage d'être une espionne. Elle est alors prise dans deux problématiques qui affectent directement le groupe : si elle fait part à Gilthanas de ses doutes, celui-ci va forcément ramener ça à la différence raciale et pourra lui rétorquer qu'elle fait la même erreur que lui par le passé (à ce moment de la campagne, Gilthanas en est normalement venu à respecter Tanis). Ou elle peut se taire pour justement ne pas apparaître aussi hautaine et intolérante que son frère autrefois, mais elle doit alors aviser seule de ce que veut vraiment l'elfe sauvage. Les deux joueurs ont clairement un choix à faire, et presque toutes les composantes du choix les renvoient à leur historique commun. Bien entendu, il y a une chance que les deux joueurs se mettent d'accord pour surveiller l'espionne potentielle, parce qu'après tout Thom' est un MJ méchant et c'est tout à fait son genre de mettre une espionne sous les traits d'une bombasse aux cheveux argentés... Mais un joueur un minimum conscient des réalités n'acceptera jamais ne serait-ce que le moindre soupçon, même s'il en nourrit aussi de son côté, sur sa dulcinée.
Tanis, divisé entre l'amourette de Laurana et le désir profond pour Kitiara, tergiverse. Au début de la campagne, il a plus ou moins pris la résolution d'opter pour l'humaine, malgré la différence d'espérance de vie. Mais la rencontre avec Laurana et sa conduite pendant le début de la campagne font que Tanis doute à nouveau... Et là, il rencontre par 'hasard' Kitiara, devenue Seigneur Draconien Bleu, qui le sauve dans les rues d'une ville occupée par les armées draconiennes. En fait, depuis le début de la campagne, Kitiara cherche à récupérer ses anciens compagnons, et notamment ses frères et Tanis, pour leur proposer de la rejoindre, mais ça les joueurs ne sont pas au courant. La pulsion de désir et la tentatrice qu'est Kitiara font que Tanis tombe à nouveau sous son charme et se retrouve dans son lit, en partie pour ne pas révéler la présence des autres PJ. Là, il doit la jouer finement pour lui échapper sans qu'elle se doute qu'il est en fait avec ses frères, apprendre le maximum d'infos, lui en révéler le minimum et, si possible, faire en sorte que les autres PJ n'apprennent jamais son incartade (après tout, c'est l'ennemi). Les autres attendent Tanis pour s'échapper de la ville, vont peut-être le rechercher et se mettre en danger, découvrir où il se trouve, pensé qu'il les a trahi... Lorsque Tanis parvient à réintégrer le groupe, son incartade, pour aussi brève qu'elle fut, brise la confiance au sein du groupe. Et un personnage comme Raistlin, qui jusque là était le chat noir, peut parfaitement en profiter, jubiler parce qu'il n'est plus le seul à être montré du doigt.

Dans ces deux exemples, il y a un changement de rapport de forces au sein du groupe de joueurs. Et c'est là que la romance a pour moi la première utilité : elle induit forcément un changement. L'état final ne peut jamais être le même que l'état initial.


Autre possibilité de romance, la tragédie

Sturm, le chevalier, rencontre et tombe amoureux d'une princesse elfe venant du peuple elfique le plus hautain et le plus raciste, plus raciste même que celui de Laurana et Gilthanas. Le noble cœur du chevalier séduit la belle qui ressent un mélange de répulsion et d'attirance pour les humains, qu'elle n'avait en fait jamais côtoyé auparavant. Mais le chevalier est fait d'un autre bois et n'est que noblesse. En quelques instants et à peine quelques heures de jeu, les deux personnages acquièrent la certitude qu'ils sont fait l'un pour l'autre. Oui mais voilà, la princesse est promise à un autre et les deux êtres sont séparés dans des circonstances tragiques (la destruction de Tarsis par des dragons rouges). Avant leur séparation, la princesse remet un bijou à Sturm. Ce bijou est un diamant-étoile, un objet magique que les amants échangent pour ressentir les émotions de l'autre malgré les distances. Tous ceux qui ont du sang elfique dans le groupe savent parfaitement à quoi s'en tenir sur la signification de l'objet. Pour Sturm, c'est un bijou offert par une noble dame dans des circonstances difficiles pour le remercier.
Là encore, la situation dans le groupe change : ce n'est plus seulement l'aventure sentimentale d'un des personnages, c'est toute une implication du groupe.


Enfin, la romance n'affecte pas seulement les partis directement impliqués

Dans l'exemple que j'avais cité dans le fil d'origine, j'ai expliqué comment l'apparition de Kitiara stoppait net de stupeur les PJ à la Tour du Grand Clerc. Sur cette même tour, imagine que Kitiara dise à Laurana qu'elle a laissé Tanis dans son lit en partant le matin. Que peut bien penser l'elfe : mensonges, trahisons... Là, même sans implication personnelle (ie sans sentiments entre les joueur(se)s de Tanis et Laurana), la situation entre eux deux deviendra forcément explosive lorsqu'ils seront réunis.

V. Une notion de destinée

Il est intéressant dans l'épopée de lier les personnages, de les attacher à une notion plus grande qu'eux. Ils sont les héros, c'est certain, mais ils sont aussi les jouets des dieux ou de la destinée. Car dans l'épopée, le héros est toujours à mi chemin entre l'humain et le divin. Faire cela sans étouffer les joueurs est particulièrement difficile, mais gratifiant lorsque c'est réussi. Le joueur a alors la certitude d'avoir dirigé la vie de son personnage tout du long, mais se rend compte de l'ampleur du destin du personnage. Comme un changement de point de vue après la conclusion des événements.
Je ne suis parvenu à le faire pleinement que dans dragonlance, donc je serais bien en mal de proposer une recette qui marche à chaque fois smiley


Dans dragonlance, cette démarche se fait en trois temps

Au début de la campagne, les personnages rencontrent une licorne, la maîtresse de la forêt, après avoir suivi un cerf blanc comme Huma, un chevalier légendaire. Elle leur annonce qu'elle a reçu la visite d'un être de lumière et qu'ils doivent se rendre à Xak Tsaroth, une cité maudite, pour recevoir 'le plus beau cadeau que Krynn ait jamais reçu'. C'est l'impulsion initiale, pour s'assurer que les personnages partent sur les bons rails.
Au milieu de la campagne, ils sont confrontés au cauchemar de Lorac. Là, au milieu des rêves éveillés, ceux du souverain elfe devenu fou, mais aussi les leurs, ils vont être confrontés à une multitude de situations, dont leur propre mort (à plusieurs reprises pour certains)
En toute fin de campagne, lorsque tout se dénoue, certaines des situations vécues dans le rêve deviennent réalité. Certains personnages meurent de la même manière, ou sont confrontés aux même situations, aux mêmes détails.
Ca peut aller assez loin (par exemple quels personnages sont présents à quel moment critique), et c'est dur à mettre en oeuvre (il faut de la chance, avouons-le), mais quand ça marche, effet garanti. Il y a un joueur en particulier qui, après la fin d'une des trois fois où je l'ai menée, m'a répertorié en détail tous les points communs, il y en avait presque une dizaine et il hallucinait. J'ai quand même du lui avouer qu'il n'y en avait que deux ou trois de volontaires et prémédités smiley

VI. La lutte du bien contre le mal

(ou pourquoi loyal bon ne veut pas dire loyal con)

Les épopées placent souvent face à face deux camps diamétralement opposés, soit par leurs convictions, soit par leurs actes. La simplification la plus simple et la plus extrême est la classique lutte du bien contre le mal : les méchants sont en noir, les gentils en blanc, et ils se mettent sur la gueule. D'après moi, c'est une simplification qui nuit au réel sentiment épique. Je ne pense pas que ce soit un hasard si, pendant l'Iliade, l'une des scènes les plus marquantes est le combat entre Achille et Hector. Ils se battent et meurent ensemble parce qu'après tout ils sont semblables, même s'ils n'appartiennent pas au même camp. Pour faire une autre analogie, Uther et Gorlois sont aussi identiques même ennemis, et c'est une des raisons pour lesquelles ils aiment et désirent la même femme.
Pour moi, une bonne campagne épique est celle qui fait sentir aux personnages qu'ils ne sont pas si différents de 'ceux de l'autre camp' et qui fasse songer à ce vieil adage : 'l'histoire est écrite par les vainqueurs'. S'ils remportent la victoire, les personnages seront des héros dont on chantera les louanges pendant des années voire des siècles, et leurs ennemis seront à jamais perdus dans l'oubli. Mais qu'est-ce qui, au final, fera réellement la différence entre eux et leurs adversaires. Comme le dit le personnage d'Al Pacino dans Heat : 'Je suis ce que je poursuis'. Comme quoi l'épique est plus psychologique qu'il n'y paraît smiley

En jdr et dans un cadre 'lutte du bien contre le mal', il est plus simple de faire interpréter le camp du bien aux joueurs, parce qu'au final, peu de joueurs savent véritablement interpréter un personnage mauvais. Les personnages mauvais deviendront la plupart du temps des sadiques, des psychopathes ou des tueurs sans âme, des icônes du mal absolu. Alors qu'encore une fois, un personnage mauvais est intéressant selon moi à partir du moment où il y a une part de bien en lui, même lorsqu'il se trouve au-delà de toute rédemption. Un personnage mauvais n'est pas forcément et ne devrait jamais être amoral et inhumain. Voir le monologue de Faramir à propos du Suderon qu'il vient de tuer dans 'Les Deux Tours' de Peter Jackson : un 'méchant' peut aussi avoir des raisons valables de se battre, il n'est pas seulement une marionnette agitée comme un chiffon devant le nez des gentils paladins.
De la même manière, les preux chevaliers doivent avoir une part du mal en eux. Selon moi, on n’est pas un gentil héroïque lorsqu'on n'a aucune idée de ce qu'est le mal, on est un gentil héroïque lorsqu'au contraire on a vu le mal absolu qui est en chacun, qu'on l'a affronté et qu'on a dominé cet aspect de notre personne, que ce soit par la simple force de sa volonté ou par des motivations personnelles plus grandes. Le bien n'existe que par opposition au mal : c'est valable dans chaque camp du conflit, mais ça doit l'être dans chaque personnage impliqué dans le conflit.

Toute cette problématique est au cœur même du monde de lancedragon, au-delà même de la seule campagne. Sur Krynn, le bien porte les germes de l'intolérance, la neutralité porte les germes de l'inaction et le mal porte les germes de sa propre destruction.
Les elfes, parangons du bien, et au-delà du cliché raciste et hautain qui est conservé en partie, vivent dans un système de caste rigide et tyrannique, pratiquent plus ou moins l'esclavage, y compris de leurs congénères de 'races inférieures'
Les nains, parangons de la neutralité, vivent hors du monde et de ce fait dépérissent. Les clans nains qui ont exprimé de la compassion envers les humains (nains des collines) ont été chassés, et les clans nains qui ont basculé vers le mal sapent le royaume de l'intérieur.
Les ogres, autrefois la race la plus puissante et la plus noble, ont dépéri pour ne devenir qu'un reflet minable de leur force et de leur aura d'antan. Seule une infime partie d'entre eux ont conservé les anciennes traditions et leur ancienne apparence. Mais ceux-là vont apporter la désolation sur Krynn.
Les chevaliers solamniques, autres représentants du bien, sont aussi pris dans la rigidité de leur organisation, atteinte par la corruption, l'ambition et les manœuvres politiques de certains.
Le prêtre-roi d'Istar, parangon de toutes les vertus, est celui qui est à l'origine de mesures comme le contrôle mental de ses sujets, des édits comme celui affirmant qu'une pensée mauvaise est l'équivalent d'un acte mauvais, et c'est celui enfin qui, se croyant l'égal des dieux, a attiré sur Krynn les foudres du Châtiment.

C'est une des choses qui me fait aimer Dragonlance bien plus que d'autres univers : la totale intégration de l'opposition bien / mal dans l'historique du monde, et pas seulement un vernis de surface gentils / méchants.
Au niveau de la campagne, les personnages sont aussi parfaitement dans cette problématique, et l'un d'eux plus que les autres : Raistlin. Le mage est généralement le personnage le moins bien compris par les joueurs avec Tanis. Il cumule plusieurs choses :
une avidité hors du commun pour la puissance et la connaissance, qui dans les romans le fait basculer du côté du 'mal' et adopter les robes noires, alors qu'il débute en tant que robe rouge (neutralité).
une sagesse supérieure aux gens de son âge (une vingtaine d'années au début de la campagne)
un farouche désir d'indépendance, issu de maintes années passées sous l'ombre de son frère, plus costaud et qui le protégeait des brimades de leurs camarades de jeu. Farouche désir d'indépendance qui le fera affronter la déesse du mal en personne, quand même (pour un robe noir, ça en jette )
un mépris affiché pour les décideurs / les forts / les puissants
une compassion et une amitié farouches mais non affichées pour les êtres faibles et les opprimés, ceux qui comme lui vivent dans l'ombre de quelqu'un de fort.
Bref, il porte à la fois le bien et le mal en lui, et bascule tour à tour des deux côtés. Malheureusement, des joueurs peuvent laisser tomber le côté humain juste pour se concentrer sur l'aspect 'accumulation de pouvoirs' (ie de sorts). C'est le personnage chez qui le message est le plus présent, mais même chez les autres, il y a cette dualité, même chez un Sturm qui, preux chevalier, se demande quel peut bien être le sens d'une mort pour l'honneur si l'honneur lui-même n'a plus de sens.

Et, pour bien montrer que les ennemis ne sont pas si différents des amis, il y a le personnage de Kitiara, de loin mon personnage préféré de la saga. Elle a basculé dans le camp des 'méchants', et pourtant elle n'est pas si différente d'un Sturm, d'un Raistlin ou d'un Tanis. Elle cherche simplement le bonheur, une vie épanouie et accomplie. D'ailleurs, Kitiara va croiser la route du groupe à plusieurs reprises. Dans le grand final, elle va être plus ou moins celle qui va leur permettre de détruire les plans de la déesse du mal.


Pourquoi ?

Parce qu'elle cherche la gloire et la victoire, et pas forcément à 'faire le mal'. En cela, elle n'est pas si différente de Sturm. Elle est aussi animée par un désir de pouvoir et une farouche indépendance, comme Raistlin. Par son désir pour Tanis. Toutes ces motivations l'ont faite basculer chez les 'méchants', mais elles subsistent en elle. Alors, lorsque les personnages déboulent dans sa vie, elle essaie de les épargner (après tout ce sont ses amis), et elle les utilise pour continuer sa propre ascension (même si en cela elle contrarie les plans de sa maîtresse). Elle ne les tue pas, ne les torture pas ou ne les jette pas en pâture à son dragon (au grand désespoir de celui-ci).
Par contre, à la fin, lorsqu'elle se rend compte qu'elle a perdu Tanis (le personnage revient généralement vers Laurana lorsqu'il s'aperçoit que Kitiara est 'mauvaise'), elle a l'occasion d'être à la fois méchante et gentille : Laurana est sa prisonnière, Tanis et Kitiara sont à priori sur le point de se battre. Plus loin, l'un des 'serviteurs' de Kitiara (Soth), contre qui aucun mortel n'a une chance, s'approche. Kitiara laisse alors le couple s'enfuir.
Elle fait le bien parce qu'elle permet à sa rivale de survivre et de s'enfuir avec celui qu'elle aime et désire
Elle fait le mal parce qu'elle empoisonne cet amour. A partir de là, Tanis et Laurana penseront forcément à Kitiara lorsqu'ils seront ensemble, parce qu'ils lui doivent de pouvoir vivre cet amour.
Bref, voilà ce qui est intéressant dans un personnage 'méchant' : pouvoir comprendre ses motivations et ses actions, parce qu'elles ne sont pas si différentes de ce que nous pourrions faire dans des circonstances comparables.

VII. Epilogue

Une épopée, ça a un dénouement. Claire, nette, sans bavure, la situation finale clôt l'histoire comme la situation initiale l'avait lancée. A première vue, la fin dénoue tous les destins (on verra plus bas que ce n'est pas forcément le cas). Le lecteur / joueur, même s'il est intéressé par ce qui peut se dérouler ensuite, dispose alors d'un moment privilégié pour se retourner sur le déroulement des événements, reprendre son souffle, et changer de perspective (cf. perspectives humaine / divine par rapport aux héros d'épopée). Ce changement de perspective est important, pour saisir pleinement l'implication d'événements précis, de points de détails, sur une fresque d'ensemble.
Par exemple, dans le seigneur des anneaux, ce changement de perspective provient selon moi de deux choses : le retour des hobbits dans la Comté (comparaison entre les héros et leurs anciens compatriotes - le héros est alors le divin, ses amis sont l'humain) et le départ des elfes, qui renvoie à l'histoire de la Terre du Milieu et à sa création (les héros redeviennent humains, grains de poussière dans le sable). Lorsque la clôture de l'histoire fait disparaître au moins un temps le détail des événements pour renvoyer à quelque chose de plus vaste, alors le pari est réussi : la destinée à amené les héros d'une situation initiale à une situation finale et tout ce qui compte est la position de ces situations dans le 'Grand Plan', plus du tout la chaîne d'événements qui lie ces deux points.
Cela dit ça n'a rien de définitif : situation initiale et finale sont deux points 'stables' (en physique, on pourrait même dire métastable), mais ils n'ont pas à être absolus. Lorsque l'Illiade se termine, on a la fin d'une épopée (la prise de Troie), et le début d'une autre (le retour d'Ulysse, son l'Odyssée). Même si les deux histoires peuvent être considérées comme des suites, on n’a toutefois aucune dépendance, dans le fond de l'histoire, entre l'une et l'autre : la prise guerrière de Troie par les athéniens n'a aucune influence sur le retour d'un héros parmi les siens, et inversement. En fait, ces deux histoires pourraient être totalement indépendantes ou presque, elles ne véhiculent pas les mêmes messages et n'ont pas le même fond.

En JdR, faire de l'épique revient donc à éviter certaines erreurs. La plus courante est celle de 'faire durer', en confondant épique et epic-level. On reprend toujours les mêmes héros, et on les relance dans une quête après l'autre, sans fin, sans dénouement. Que ce soit dans D&D ou dans d'autres jeux, le dénouement prend alors la forme de l'accroissement de puissance (xp, niveaux, compétences, points de karma, j'en passe et des meilleurs), alors même que cet accroissement est accessoire dans une épopée : Ulysse ne devient pas plus fort ou plus sage pendant l'Illiade, il est déjà un général respecté dès le début. De même, les compétences à l'épée d'un Aragorn sont excellentes dès le début de l'histoire (alors que dans les bouquins, il ne touche aucune épée pendant plusieurs années, quand même). Sa progression dans ce domaine n'a aucune importance, c'est sa progression d'homme à roi qui en a, et ça n'est transposable par quasiment aucun mécanisme de jdr (et certainement pas les classes et les niveaux :)). On pourrait citer les hobbits comme exceptions : ils apprennent de nouvelles choses tout au long de l'histoire et passent du statut d'accessoires plus ou moins comiques (Bilbo) à de véritables héros (Frodo, Sam, Pippin, Merry). Je contournerai en disant, et c'est notamment évident chez Frodo, que l'épopée ne fait alors que mettre en lumière une force existante, elle ne la créé pas : Frodo résiste au pouvoir de l'anneau parce qu'il porte en lui la volonté du Bien, non parce qu'il apprend à y résister.
Un épilogue permet aussi de mettre en pratique certaines histoires typiques de l'épopée, comme la mort héroïque. Eliminer un personnage niveau 20 alors qu'il y a encore une centaine de scénarios à venir, et le faire recommencer niveau 1 alors que ses petits camarades espèrent bien terminer niveau 50, même si c'est réalisé de la manière la plus héroïque possible, laissera un goût amer au joueur, et plutôt justifié à mon goût. Par contre, si un héros meurt et que cette mort permet la 'victoire' lors du dénouement, même si le dénouement se situe un peu plus tard dans le temps, le joueur ressentira vraisemblablement joie et fierté à l'idée d'avoir pu, par le sacrifice de son personnage, amener l'histoire vers une fin 'favorable'.

Le hic, c'est que la fin d'une épopée est souvent écrite avant son commencement (cf. la notion de destinée, dans les parties précédentes). De fait, des joueurs expérimentés ou tatillons auront souvent une impression de linéarité de l'histoire. Impression qui peut être confirmée si le meneur a peu pratiqué ou s'il ne fait pas attention à certains détails (comme laisser en apparence une grande marge de manœuvre aux personnages). En fait, c'est selon moi le principal danger de ce style de campagne : une campagne d'intrigues a part définition une fin ouverte, c'est le dénouement de telle ou telle intrigue qui mènera les personnages vers une fin ; en épopée, il faut savoir intéresser les joueurs à la chaîne d'événements de l'histoire, pour pouvoir ensuite leur présenter, au moment du dénouement et du changement de perspective exposé plus haut, le début et la fin, qui seront vraisemblablement les deux instants les plus marquants.

L’épilogue de dragonlance amène les personnages à rencontrer à nouveau le vieil homme de l’auberge, celui qui a hâté leur rencontre avec Rivebise et Lunedor, celui qui les a précipités dans la quête. Ce vieil homme, qui n’est autre que Paladine en personne, leur est aussi apparu sous les traits de Fizban le vieux fou. Les joueurs prennent alors conscience du grand plan dont ils ont été les jouets.
Même s’ils pensent avoir vaincu le mal, il n’en est rien : en fait ils n’ont réussi qu’à ramener l’équilibre. La lutte se poursuivra sans doute entre le Bien et le Mal. Mais la lutte sera menée par d’autres…

Thom’ (24/06/2004)


Merci aux lecteurs de Casus NO pour leurs retours, et tout particulièrement à Brand, qui m’a donné la motivation nécessaire pour écrire ce machin !


Questions / Réponses



Farfadet a écrit

J'ai lu tout ça avec intérêt, et je me pose des questions:
On sait bien, nous MJ, que la liberté d'action des PJ peut être complètement illusoire dans certains scénarios, mais ils reste néanmoins toujours avec des persos normaux une possibilité non-contrôlée, soit dans l'évolution de ces dits perso, soit dans leur manière de réagir, ce qui à mon sens fait le sel du jdr et du rôle de MJ.

Citation

Les persos décrits pour la campagne LanceDragon, le sont non seulement avec un passé détaillé, mais encore avec un avenir et une évolution déjà écrite, du moins dans sa version idéale, et je gage que le MJ aura tendance à y tendre.

Effectivement, la tendance la plus aisée est de tendre vers l'histoire des romans. Le Dragonlance Classics Silver Anniversary proposait même des encarts sur les meilleurs moyens pour coller au mieux aux romans.
Cela dit, plusieurs choses :
un meneur ne peut jamais contrôler tout ce que font les personnages. Avec potentiellement onze personnages à la table, c'est encore plus vrai. Je ne crois pas au contrôle absolu d'une partie, ça amènera toujours les joueurs à s'emmerder ferme en attendant la fin du délire du bonhomme derrière son écran. Mais des personnages bien faits amènent les joueurs dans une certaine direction, tout en leur donnant du plaisir. C'est là que des persos prétirés prennent toute leur saveur : quand ils induisent un comportement des joueurs relativement prévisible tout en accroissant l'intérêt de l'histoire, sans gêner le sentiment de liberté des joueurs. Est-ce que les personnages de la saga dragonlance sont de bons prétirés ? Oui, sans hésitation.
La version 'idéale', c’est à dire la version des romans, à vrai dire, on s'en balance. L'intérêt peut même être de comparer ensuite la version romanesque avec ce qui s'est réellement déroulé pendant la campagne. J'ai personnellement mené la campagne dragonlance trois fois de suite, avec des joueurs différents, et en leur empêchant de lire les romans dans la mesure du possible. Nombre d'entre eux ont dévoré la première trilogie dès la campagne terminée, pour justement voir les différences, et confronter leur vision du personnage avec celle de Weis & Hickman. Les deux auteurs des romans détiennent la vérité tant qu'on reste dans le cadre de ceux-ci. En dehors, ce sont les joueurs qui sont les auteurs. Une fois qu'on a un meneur qui accepte cela, on se trouve avec une expérience assez similaire à un visionnage du SdA au cinéma après avoir lu le livre : le jdr permet une liberté d'imagination et de création, tandis que la lecture fixe les idées (mais moins qu'une séance de ciné).
Il y a moult morceaux de la saga qui ne figurent même pas dans les romans. Il y a même, dans les modules DL originaux, des indices sur comment changer le cours des choses pour surprendre des joueurs qui connaîtraient déjà l'histoire. Il y a résolument de la place pour une certaine liberté d'action.


Citation

Est-ce que ce carcan n'est pas trop pesant, à la fois pour le MJ et les joueurs?

Il peut l'être. Il y a deux personnages qui sont particulièrement 'pesants', c'est à dire qui tolèrent assez peu d'écart par rapport à la situation des romans : Raistlin et Tanis. Mais Tanis reste jouable même si le joueur se refuse à s'impliquer dans les amours contradictoires du personnage (ensuite, que le joueur ne vienne pas se plaindre d'avoir eu un rôle mineur, cela dit). Ensuite, Raistlin est un cas un peu à part. Idéalement, je conseille de le filer à un joueur qui connaît les romans ou qui les a déjà lu. Le personnage est mystérieux, ne file que très peu d'infos, et est de toute manière un peu en dehors du reste du groupe. Par contre, pour Raistlin, il faut lui laisser la possibilité de choisir son camp, Robes Noires, Blanches ou Rouges. En trois fois, chacun de 'mes' Raistlin a choisit les Robes Noires. Mais chacun a eu le choix smiley


Citation:

Y-a-t-il dans ces conditions encore un intérêt à maitriser une telle campagne?

Je l'ai menée trois fois, ce qui fait que je l'ai menée à une trentaine de personnes en tout. Sur ces trente, j'ai eu, grosso modo, trois ou quatre personnes avec qui je peux considérer ça comme un 'échec' : le joueur n'a pas accroché à son personnage, ou à l'ambiance autour de la table, au concept même de la campagne, etc. Il faut quand même savoir que j'ai à chaque fois composé le groupe de joueurs à partir d'un noyau de personnes avec qui je n'avais jamais joué, donc le risque était plus fort d'éclatement ou d'échec. 1 joueur sur 10 mécontent, mais les 9 autres m'en parlent encore régulièrement, et je pense que pour certains d'entre eux ce sont les meilleurs souvenirs de jdr qu'ils ont (même pour des joueurs expérimentés).
Tu penses encore qu'il n'y a pas d'intérêt à la mener / la jouer ?


Citation

La campagne est-elle morte si un joueur se montre réfractaire aux sentiments que lui impose la storyline de son perso?


Non, seul ce joueur en pâtira, parce qu'il s'impliquera moins que les autres et n'en retirera pas le même plaisir. Cela dit, je veux quand même quelque chose au clair : les prétirés fournis proposent une situation de départ et des caractères intéressants à jouer, mais n'imposent pas une storyline. Dans aucun des modules dragonlance, il n'est fait mention nominativement des personnages pour telle ou telle action. Mais certaines choses 'vont de soi' : quand Sturm, le plus honorable des personnages, est confronté à la possibilité d'une mort héroique au combat pour sauver ses compagnons, n'importe quel joueur un tantinet doué saura quoi faire. A ce niveau là, ce n'est plus que le joueur n'a pas le choix, c'est que Sturm ne le lui laisse plus. Et ça, tout joueur normalement constitué le comprend à la lecture de la fiche de personnage, bien avant la première séance. Si cette fin probable le dérangeait, alors autant refuser le personnage.

Après tout ça, je tiens à dire quand même que Dragonlance n'est pas qu'une campagne. C'est un monde qui a évolué, qui contrairement aux apparences est plutôt sombre, typiquement à la manière d'un Greyhawk pour AD&D1. Et qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu des centaines de romans pour prétendre au poste de meneur de jeu dans cet univers. Dragonlance a tout de suite affiché la couleur, au contraire : les histoires, ce sont les PJ qui les écrivent, pas les sacro-saints auteurs.



Rolapin a écrit

Merci de tes éclaircissements mais des questions demeurent :
- Sur les Dragonlance Classics : il y a tout les DL dedans ? Il ne manque rien ? ou est-ce qu'il faut mieux prendre tous les DL pour ne rien manquer ?

Les Dragonlance Classics contiennent bien tous les DL. Il y manque juste des 'accessoires' : plans format poster, wargames, etc. Défaut par rapport au Silver Anniversary : ça garde un aspect très donjonneux.


Citation

Dragonlance Silver Anniversary semble lié au système SAGA, est-ce que ça ne gènerait pas ? (sans parler du fait que le supplément soit très difficilement trouvable...)

Le Silver Anniversary est compatible SAGA / AD&D. Avec Univers et ses règles d20, il n'y a aucun soucis ou presque. Il faut adapter quelques PNJ et quelques créatures, mais à part ça... (et encore, tu peux trouver des adaptations en ligne, exemple sur mon site smiley)


Citation

les romans sont trouvables facilement d'après toi ? Ils est obligatoire de les avoir lu pour maitriser la campagne ? Ils sont bien écrits et intéressants d'après toi ?
Rolapin, très intéressé par tout ça...

Les romans sont un peu mal écrits, mais très intéressants (Weis & Hickman débutaient, et ça se voit par rapport à leurs productions ultérieures comme 'Les Portes de la Mort') Il n'est pas forcément obligatoire de les lire pour mener. En fait, côté histoire, c'est même plutôt gênant. Par contre, ça éclaircit la situation d'ensemble et les différents personnages, ce qui est loin d'être négligeable.
Ama, ils sont trouvables relativement facilement, soit au format poche, en français chez Fleuve Noir, soit en paperback sur Amazon avec la nouvelle édition qui est sortie cette année si tu lis l'anglais. D'ailleurs, je conseille de les lire en anglais : les défauts de langages sont moins apparents et Fleuve Noir a coupé certains trucs (pas indispensables, mais coupés quand même smiley)
Thom'



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