Poe & Machen, Les Maîtres de l’Etrange
Publié dans Utopies n°1
Par Thibaut Brix [www.hplovecraft-fr.com]
« toute une journée d'automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourds et bas dans le ciel, j'avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment se fit, - mais, au premier coup d'oeil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d'insupportable tristesse pénétra mon âme. »
Edgar Allan Poe, La chute de la maison Usher.
« Je suis très content de vous voir, Clarke, très content ; je craignais qu'il ne vous fût impossible de venir.
- J'ai pu m'arranger pour quelques jours. Les affaires ne vont pas beaucoup, par le temps qu'il fait. Mais vous, Raymond, êtes-vous sans inquiétante pour ce que vous allez essayer, et cela ne présente-t-il aucun danger ? »
Arthur Machen, Le grand dieu Pan.
Soixante ans et un océan ont séparés Edgar Allan Poe et Arthur Machen. Et pourtant, il semble que le continuum espace-temps se soit contracté tellement leurs destins semblent similaires : deux vies difficiles parsemés de plaisirs défendus (alcool/occultisme), deux auteurs ambitieux et anti-conformistes oubliés par leurs semblables, devenus journalistes pour leur survie, deux créateurs d'univers sombres, désespérés, gothiques, inquiétants et fabuleusement fascinants.
C'est en 1809 que naît à Boston, Etats-Unis, Edgar Poe, fils d'une comédienne et d'un bourgeois. Devenu orphelin très jeune, le petit Edgar est adopté par un riche négociant, John Allan. Avec ses parents adoptifs, Edgar voyage en Europe et commence en Angleterre de brillantes études qu'il achèvera aux Etats-Unis à l'université de Charlottesville. Doué en sciences, il tente une carrière rapidement avortée à l'école militaire de West Point. En 1829, il s'installe à Baltimore chez sa tante.
Il devient rédacteur en chef du Southern Literary Messenger, une revue dans laquelle il publie régulièrement ses contes. En 1836, il épouse sa cousine Virginia Clemm âgée de treize ans ! Alcoolique, sujet à des accès d'hypocondrie, Edgar est congédié par le propriétaire du Southern.
Virginia et Edgar Allan Poe mènent dès lors une vie misérable faite de petits boulots. Edgar rédige Les aventures d'Arthur Gordon Pym et publie La chute de la maison Usher. En 1840 est édité Tales of the Grotesque and Arabesque un recueil de contes fantastiques (les fameuses Histoires extraordinaires). En 1845 paraît Le corbeau. Deux ans plus tard, Virginia, âgée de 25 ans, décède.
Malgré sa renommée, Edgar s'enfonce dans l'alcoolisme. Durant les dernières années de sa vie, il écrit néanmoins ses plus beaux poèmes : Ulalume, Les cloches, Annabel Lee, Pour Annie et un essai, Eureka, dans lequel il développe l'idée d'un univers en expansion, qui sera plus tard confirmée par l'astrophysique contemporaine. Edgar Allan Poe meurt le 7 octobre 1849 d'une crise de delirium tremens...
Poe fut l'archétype même de l'artiste maudit, au talent littéraire incontesté mais à la vie dissolue hantée de rêves étranges provoqués par les drogues et l'alcool. Vie misérable, mort solitaire, mais une oeuvre magistrale, poétique et terrifiante, aux lyrisme tragique et aux intrigues tortueuses. Redécouvert après sa mort, Poe est devenu avec le temps une icône littéraire, un prophète de l'imaginaire fantasque, aujourd'hui considéré comme l'instigateur du merveilleux romantique et du fantastique gothique, et comme le premier vrai auteur de récits policiers avec des histoires tels que Double assassinat de la rue Morgue (1841) ou Le mystère de Marie Roget.
Ses visions cauchemardesques et sa poésie de l'étrange ont inspirés de nombreux artistes. En France, il a bénéficié d'une grande notoriété grâce aux traductions de sa prose dès 1848 par le non moins torturé et vénéré Charles Baudelaire - certains spécialistes estiment d'ailleurs que les textes français sont meilleurs que les textes anglais ; à chacun son point de vue mais il est indéniable que la rencontre littéraire de ces génies n'a pas été sans conséquence littéraire...
Quelques décennies plus tard, en 1863, naît Arthur Machen à Caerlon-on-Usk, Pays de Galles. Le destin de ce grand rêveur de l'inconnu est complètement à l'opposé de celui d'Edgar Allan Poe ; pourtant on ne peut s'empêcher de comparer leurs vie et leur odyssées littéraires.
A 17 ans, Arthur Machen s'installe à Londres où il se lance dans une double carrière d'écrivain et de journaliste, à l'instar de Poe. Pauvre et sans ressources, il rédige son premier livre L'anatomie du tabac dans une petite chambre glaciale. Ce livre tombe rapidement dans l'oubli et Arthur accepte de gagner sa croûte en triant et rangeant les collections occultes d'une librairie. Et c'est ainsi qu'il découvre les écrits de Nicolas Flamel, le célèbre alchimiste, et se passionne pour les mystères de l'alchimie et de l'occultisme. C'est ainsi qu'en 1885 paraît fort logiquement son catalogue occultiste, initiative qui lui vaut d'être remarqué deux ans plus tard par A.E Waite, grand expert en occultisme et fondateur de la société secrète Golden Dawn.
Ce parcours peu banal conduit Arthur à publier en 1894 l'un des textes les plus terrifiants de la littérature fantastique, pierre angulaire de toute son oeuvre à venir : Le grand dieu Pan, que le Manchester Guardian va jusqu'à considérer comme un livre maudit, et que les grandes bibliothèques refusent d'ajouter dans leurs vastes rayonnages ! Ce roman relate de quelle manière un chirurgien modifie le cerveau d'une femme pour lui permettre de visualiser l'univers dans sa totalité et non avec ses sens humains limités... On retrouve dans cette histoire les idées modernes de l'époque mêlées de science sacrilège, d'alchimie et d'occultisme.
Arthur Machen publie ensuite Le roman du cachet noir, une oeuvre encore plus terrifiante racontant l'histoire d'un savant qui, durant vingt-cinq ans, rassemble des preuves sur l'existence au-delà d'une frontière interdite matérialisée par un chemin dans la campagne anglaise d'une race oubliée hostile à l'humanité et à l'origine de toutes nos croyances ancestrales...
Dès lors, Arthur est catalogué comme « auteur maudit » et ses oeuvres tombent dans un oubli aveugle et volontaire. En 1904, il publie La colline des rêves, considérée comme son oeuvre la plus magistrale. A la même époque, il finit également par adhérer à la Golden Dawn. Il épouse Dorothie Hodleston et publie La gloire où il s'attaque au système éducatif anglais. En 1914, après la début de la Grande Guerre, il publie Les archers, une nouvelle dans laquelle d'étranges personnages attaquent les soldats allemands en brisant leurs défenses. Machen se spécialisera également dans des enquêtes bizarres et les faits étranges, à l'instar du fameux Charles Fort. Arthur Machen décède le 15 décembre 1947.
La littérature fantastique anglo-saxonne a véritablement pris son essor durant la seconde moitié du XIXe siècle, sous l'impulsion de Poe. Machen en a été l'une des clés de voûte, imaginant d'innommables scénarios, mettant par écrits les peurs ancestrales à travers les sciences naissantes. Le grand Dieu, son oeuvre la plus connue, est ainsi d'un baroque moderne stupéfiant, une oeuvre intemporelle dans la veine de L'étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Robert Louis Stevenson. La mort et la folie rôdent, tout comme elles rôdent dans Le masque de la mort rouge de Poe, conte d'épouvante surréaliste et magnifiquement macabre. Et que dire de cette Chute de la maison Usher à l'ambiance lourde et menaçante ?
On ne peut que trembler devant les destins inéluctables de ces personnages confrontés à leur propres peurs et à leurs propres folies, de ces antihéros qui provoquent leurs propres pertes. Inutile d'établir une bibliographie sélective de ces deux auteurs majeurs, tout est bon à découvrir !
Ce n'est pas par hasard si le grand maître du fantastique H.P. Lovecraft considérait Edgar Allan Poe et Arthur Machen comme deux des plus grands auteurs de l'imaginaire...