Haut de page.

Entretien avec Olivier Jouvray
accordé au SdI en décembre 2003


Bonjour ! Tout d’abord un grand merci de vous prêter au petit jeu de l’interview…
Commençons par le commencement : Qui-êtes vous donc ?

Donc, je m'appelle Olivier Jouvray, je suis de sexe masculin, je pèse 93 kilos, je mesure 1m77 et je suis scénariste de bande dessinée. Je suis aussi webdesigner pour compléter mes revenus. Mon cursus scolaire et professionnel est assez disparate, j'ai un bac d'économie, un Deug de sciences du langage, un Deug de communication et une licence d'études cinématographiques et audiovisuelles. J'ai ensuite été chargé de communication à la fac de sociologie à Lyon 2, puis organisateur de raid touristique en Scandinavie, graphiste dans une boite qui fait les annonces de cul dans les journaux gratuits et enfin infographiste indépendant. J'ai créé le collectif d'indépendants KCS production en 99 et je me suis lancé dans l'écriture de scénarios en 2001. Voilà tout. C'est effectivement devenu une passion que je partage avec un amour immodéré pour la photographie que je pratique peu malheureusement pour des questions bassement budgétaires.

Devenir auteur de BD était-il pour vous un rêve d’enfant?
J'ai pris des cours de dessin étant gosse en même temps que mon frère Jérôme. Mais en voyant son niveau et le mien, j'ai vite abandonné. Donc ça n'a pas été véritablement un rêve d'enfant. Ce qui est drôle, c'est qu'à six ans, mon rêve était de devenir cow-boy !!


Et comme Flaubert, peux tu dire, « Lincoln, c’est moi » (au moins un peu)?
Bien sûr, j'ai abondamment puisé dans ma personnalité et dans mes expériences pour imaginer Lincoln. Je l'ai fait aussi pour faire parler Dieu et le Diable, donc je suis tous ces personnages à la fois. Un peu caricaturé évidemment !

En 2004, Lincoln reçoit le prix de la bande dessinée chrétienne francophone . Avez-vous été surpris de recevoir ce prix ?
Vous savez, quand un prêtre d'un certain âge avec un fort accent italien vous appelle à 21H00 chez vous pour vous annoncer que votre album a obtenu le prix de la bd chrétienne internationale, vous croyez un instant que c'est votre beau frère qui vous fait une blague !
Quand j'ai su que c'était sérieux, j'ai eu une première réaction négative. J'avais l'impression qu'une communauté avait estampillé mon travail 'conforme à notre idéologie'. Mais avec mon frère, nous avons décidé d'aller à la rencontre de ceux qui nous avaient choisi et ce fut plutôt une bonne surprise. Les membres du jury voulaient casser l'image trop 'catho' de leur prix et ils ont aimé dans notre album cette représentation d'un Dieu qui prend le temps de donner un coup de main à un jeune crétin désabusé. Je ne suis pas forcément d'accord avec tous leurs arguments, mais comme c'est une vision positive et pas prosélyte des choses, ça nous convient.

Dieu, le Diable… votre vision de ces deux figures éminentes est très loin d’être manichéenne. On découvre un Dieu quelque peu humain et un Diable plutôt filou que diabolique… Désir de sortir des sentiers battus?
J'ai choisi de représenter ces deux symboles comme je les imagine. Je ne suis pas croyant, je ne suis pas athé, je me pose des questions et je m'en sert pour écrire les histoires de Lincoln. Par mon expérience de vie, j'ai été confronté au bien et au mal à de nombreuses reprises comme tout le monde et certains diront que ce sont à chaque fois des manifestations du malin ou du seigneur. C'est une vison du monde qui ne me convient pas. La méchanceté, la mesquinerie, la jalousie, la cupidité, la violence, la faiblesse, la lâcheté de même que la bonté, la gentillesse, la générosité, le sacrifice, le don, le pardon... sont des comportements humains et uniquement humains pour moi. Pourquoi chercher à chaque fois l'intervention d'une puissance extérieure ? Alors j'ai représenté un Dieu homme et un Diable homme, parce qu'ils sont frères. Ils représentent ce que nous portons en nous de bon et de mauvais.

Prix Découverte Sierre, Angoulême, prix Bdgest, prix de la Bd chrétienne. Ca vous fait quoi de crouler sous les récompenses? Laquelle vous a fait le plus chaud au coeur ?
Ce fut le prix de Sierre. C'était le premier gros prix que nous obtenions, remis par de grandes personnalités (Jean-Luc Bideau, José Giovanni), sur une scène au milieu de tout le festival avec tous les copains qui beuglaient comme des veaux. Ce fut une espèce de choc émotionnel qui nous laissera à tous les deux un grand souvenir. Bon, après ça, ils n'ont pas arrêté de nous casser du sucre sur le dos pour éviter de voir enfler notre caboche évidemment.

Lincoln est une série atypique par sa tonalité : elle oscille entre humour et philo, car notre anti-héros soulève des question d’une certaine profondeur en s’interrogeant sur le sens de la vie. Comment est né ce personnage décalé de Lincoln, qui va à contre courant des poncifs du western, tant dans sa personnalité que dans son itinéraire, puisqu’il part de l’ouest sauvage pour gagner la côte est et la civilisation?
Lincoln est né de plusieurs envies, de plusieurs influences... Du désir de faire un western, de faire une histoire marrante avec des casse-gueules et de la castagne, de parler de mes propres interrogations existentielles, de la tendance au 'je m'en foutisme' de certains de mes contemporains etc. Je voulais surtout faire quelque chose de différent bien que ce soit une bd de genre. Après, c'est difficile de savoir d'où vient une idée, elle vient c'est tout.

Quels westerns t’ont particulièrement marqué? Es-tu plutôt ketchup ou spaghetti ?
Spaghetti définitivement. J'ai d'ailleurs pris le temps de remercier Sergio Leone dans le tome 3. Sa série des 'Il était une fois...' a été un véritable électrochoc pour moi. Ces films sont intelligents, drôles, denses, rythmés etc. Rien à rajouter, je suis totalement fan. C'est une grande source d'inspiration pour moi avec les films de Miyazaki.

Et impitoyable de Clint Eastwood ?
Ah oui aussi ! J'en ai oublié plein c'est sûr !! Jeremiah Johnson, Mon nom est personne, les films de Buster Keaton (qui ressemble à Lincoln parce qu'il se prend plein de beignes en tirant toujours la gueule). La liste serait longue si je veux citer toutes mes influences.


Pour ceux qui ne connaissent pas encore cette excellente série qu’est Lincoln, comment la présenterais-tu en quelques mots?
C'est rarement une réussite quand c'est l'auteur qui fait le pitch mais je vais essayer quand même !
Lincoln est une série qui compte trois tomes pour l'instant (On espère que ça durera longtemps). Elle relate les aventures approximatives d'un cow-boy tout aussi approximatif, un raté de la société, une tête de mule qui ne croit en rien, qui ne désire rien et que tout ennuie. Et c'est cet imbécile que Dieu le père en personne décide de venir voir (en prenant une forme humaine tout à fait approximative elle aussi) pour l'aider à trouver le bonheur. Comme Dieu pense que ça va demander du temps et de l'huile de coude, il rend son protégé immortel ce qui simplifie bien les choses. Il lui propose même de devenir un justicier des temps modernes pour lui offrir un chemin de vie. Lincoln n'est ni impressionné, ni emballé par la proposition divine mais il accepte quand même, un peu par curiosité. C'est de cette manière que commence les aventures de cet aventurier qui va alors parcourir les Etats-Unis des plaines de l'ouest aux mégapoles de l'est en sauvant souvent malgré lui quelques veuves, quelques orphelins et un ou deux représentants de peuples en voie de disparition. Jusqu'à ce que le Diable décide de venir épicer cette belle histoire...


© Paquet/Jouvray


Vous vous en sortez très bien pour le pitch smiley
J'ai fait une fac de communication quand même, il faut bien que ça me serve !

Travailler en famille sur Lincoln, était-ce une volonté initiale où est-ce venu après la naissance du projet ?
Je travaillais déjà avec mon frère pour la création de sites Internet quand j'ai eu envie de me lancer dans l'écriture de scénario. C'est à son contact que l'envie m'est venue d'ailleurs. Et quand on a la chance d'avoir un bon dessinateur avec qui on s'entend bien sous la main, on va pas chercher ailleurs. C'est toujours un plaisir de bosser ensemble et je crois que ça enrichit beaucoup notre relation.

Comment organisez-vous votre travail, de l’élaboration du synopsis à la planche finalisée? Faites-vous le découpage collégialement?
J'écris le scénario, je le donne à Jérôme, il apporte des corrections, il me propose des idées et ensuite on bosse effectivement ensemble sur le découpage et la mise en scène. Après il se débrouille avec Anne-Claire pour dessiner et mettre les planches en couleur. C'est tout simple.


© Paquet/Jouvray


Une figurine vient de sortir, sculptée par… votre papa… on reste une fois de plus en famille !
Pourquoi chercher ailleurs quand on a tout ce qu'il faut sous la main ? En plus c'est notre père qui nous a initié, mon frère et moi, au monde merveilleux de la bande dessinée et il est plutôt fier de nous voir éditer des albums aujourd'hui. Alors le faire participer à l'aventure était important pour nous.

Au vu du résultat, on sait que vous avez hérité d’une part de son talent!
Je crois que c'est Jérome qui a hérité du talent de mon père pour tout ce qui est dessin. Pour ma part, je crois que je tiens mes capacités d'écriture de ma mère.

Serait-il possible de nous faire lire le scénario d’un des tomes de Lincoln, pour mieux comprendre votre façon de travailler?
Pas de problème...

Scénario du tome 2
Ce document au format pdf vous propose de découvrir le scénario complet du tome 2 de Lincoln.


Le scénario de Lincoln et les dessins se complètent admirablement, renforçant le comique de situation. Votre frère parvient-il à vous surprendre par sa façon de mettre en scène votre histoire?
Oui et non, ça dépend. Ce qui fait l'efficacité de la bd à mon avis, c'est aussi le talent de metteur en scène de Jérôme et comme je le connais depuis longtemps, j'imagine assez bien comment il va représenter la scène que je suis en train d'écrire. Je dirais même que sa manière de dessiner influence ma façon d'écrire. Mais parfois, ce qu'il imagine est totalement différent de l'idée que j'avais en tête et généralement, c'est mieux. Il faut bien savoir que pour un scénariste, voir son histoire prendre vie sous le crayon d'un dessinateur est une expérience unique.


© Paquet/Jouvray



Que réservez-vous à ce pauvre Lincoln dans ses prochaines aventures? Après avoir fait à l’envers la conquête de l’ouest, va-t-il bientôt débarquer sur le vieux continent?
Le principe de cette série, c'est qu'au moment ou je pose le mot 'fin du tome' à la fin du scénario, je n'ai pas un seul instant réfléchi à ce qui se passera par la suite. Donc pour le moment, Lincoln se retrouve flic à la fin du troisième tome mais après ça, je n'en sais absolument rien.


© Paquet/Jouvray


Lincoln a su rapidement trouver son public. Vous attendiez-vous à un tel succès?
On espère le succès et quand il arrive, c'est toujours une surprise mais on ne peut pas s'y attendre. Il y a trop de paramètres en jeu pour pouvoir jouer les madame Irma ! C'est aussi ce qui fait le charme de ce métier, cette part de hasard qu'on ne contrôle pas.

Pour vous, les séances de dédicaces sont un mal nécessaire, un véritable calvaire ou une occasion unique d’avoir un retour des lecteurs sur votre travail ?
C'est sympa je trouve, à la fois parce que jusqu'à aujourd'hui, on a toujours eu des rencontres très agréables avec nos lecteurs et aussi parce que c'est souvent l'occasion de retrouver des amis en festival, de se faire des copains chez les libraires, de visiter des coins de France où je n'avais jamais mis les pieds. Non, franchement c'est cool.

Vous avez développé un site web pour tenir informé les lecteurs sur la naissances et les pérégrinations de votre héros désabusé. Pourquoi ce média est il si important pour vous?
Je me mets à la place du lecteur que j'étais et que je suis encore. Je trouve qu'il est toujours agréable d'en savoir un peu plus sur l'univers d'un personnage qu'on aime bien, sur un auteur dont on apprécie le travail. Et puis c'est aussi une forme de publicité nécessaire pour se faire un peu remarquer. La quantité d'album éditée chaque année est tellement importante qu'il faut aller à la rencontre des lecteurs pour qu'ils sachent que nous existons. C'est un partie importante du travail d'auteur aujourd'hui car les éditeurs n'ont pas toujours le temps de faire un site internet par série publiée.

Quels sont vos deniers coups de coeur? (BD, films, romans)
Pour le cinéma, j'ai déjà parlé de Sergio Leone et de Miyazaki qui sont des auteurs cultes pour moi. J'aime également beaucoup le travail de Bacri et Jaoui, les dessins animés de Pixar, les films de Satoshi Kon (Millenium actress et Tokyo Godfathers) et certaines séries américaines ou japonaises comme Carnivale (la caravane de l'étrange) de Daniel Knauf ou Paranoïa Agent de Minakami Seishi.

Pour ce qui est des romans, je n'ai plus le temps d'en lire depuis des années et c'est une douleur. J'espère pouvoir m'y remettre très vite parce que j'ai une pile d'ouvrages qui m'attendent dans ma bibliothèque.

Et pour les bandes dessinées, je suis très client de l'humour des Larcenet, Blain, Blutch, Ferri, et concernant le dessin d'auteurs comme Guibert, Guarnido, Bonhomme, Marini, Cailleaux, Moebius, Efa, Canepa et plein d'autres que j'oublie. Mes coups de coeur sont divers et variés : Miyazaki encore avec sa série Nausiica, Guibert avec 'La guerre d'Alan', 'Maus' de Spiegelman la liste est longue. Sinon, il y la série des nouveaux talents venus d'Asie qui m'impressionnent beaucoup également comme Taniguchi pour 'quartier lointain' ou Naoki Urasawa 'pour '20th century boys'...

Que vous apporte l’écriture ?
Ca fait de l'exercice, pour ne pas grossir des mains. Plus sérieusement, je dirais que j'y trouve beaucoup de satisfaction intellectuelle. Comme tout le monde, j'ai des idées sur pas mal de sujets et le fait de m'en servir pour écrire mes histoires me permet d'y voir plus clair dans ma vie. Je me sert aussi de l'écriture pour apprendre, pour me cultiver sur des sujets que je ne connais pas parce que je n'ai pas eu le temps de m'y intéresser auparavant ou parce que j'écoutais pas toujours le prof à l'école ! Et puis il y a le plaisir de créer, de voir naître une histoire et de la faire lire, c'est unique.

Y-a-t-il une question que je n’ai pas posé et à laquelle vous aimeriez néanmoins répondre ?
Est-ce que vous voterez Sarkozy en 2007 : Sincèrement non. (maintenant, ce n'est peut-être pas une interview politique qu'on est en train de faire)

Pour finir et afin de mieux vous connaître (et comme le veut la tradition) un petit portrait chinois :

Si vous étiez…

une créature mythologique : Il faudrait que je fasse un scenar sur ce sujet un jour parce que j'y connais que dalle en créature mythologique et celles que je connais ne me tentent pas vraiment, je vais plutôt me démerder pour devenir moi-même une créature mythologique, ça ferait pas mal dans ma bio.
un personnage biblique : Saint Thomas, je crois que ce que je vois.
un personnage de roman : J'aime bien Athos, un des trois mousquetaires.
un personnage historique: Paul Emile Victor
un personnage de BD : Lincoln, c'est un peu moi alors ça suffit.
un personnage de théâtre : Le souffleur, planqué sous la scène.
un héros de western: Personne (dans le film 'Mon nom est personne')
une œuvre humaine : Le premier voyage de l'homme sur la Lune.

[+6+]
Le Korrigan