Puis-je vous tutoyer (je n’ai jamais été très fort avec les «vous » mais en cas d’objection, je ferais un gros effort sur moi-même !)
A l’origine, seul le roi des Belges avait le privilège de me tutoyer. J’ai depuis étendu ce droit à l’humanité tout entière. Je suis plutôt contre les privilèges, même si j’estime que le savoir-vivre a sa place au sein d’une société qui essaye de cohabiter sereinement. Donc, pas de gros effort en vue pour toi….
D’où vous vient ta passion de la BD ? Quels sont tes auteurs favoris ?
J’ai commencé à lire Bob Morane à l’âge de 7 ans. Ensuite, grâce à mon grand-père qui était prof de français, de latin et de grec, j’ai été submergé de bouquins dont la plupart tournait autour de l’histoire de France (ma famille paternelle est extrêmement francophile !) : j’ai donc « étudié » Napoléon en images, De Gaulle en images, Vercingétorix en images, le baptême de Clovis en images, la Révolution en image, etc. J’ai aussi reçu en cadeau l’histoire de France en bande dessinée Larousse (8 volumes, je crois). Il y avait du Manara là-dedans et j’ai adoré. J’ai commencé à recopier pour finir par le dépasser (non, pas jusque là …).
Par ailleurs, il faut savoir que je dessinais tout le temps. Mes cahiers étaient remplis de dessins, c’était compulsif, surtout dans les matières que je détestais. C’est ce qui explique que mes cahiers de maths et de chimie étaient plutôt des fresques sans fin que des supports au développement de l’esprit logique. Je l’ai payé à maintes reprises.
Anecdote : à force de me faire saquer pour cause de crobards dans les marges de mes cahiers, j’avais pris l’habitude de dessiner en ayant l’air de faire quelque chose de sérieux (comme réfléchir à un problème de robinets, par ex.). Mes stratégies étaient au point. Le corps professoral qui tentait désespérément de refréner ma passion picturale n’a pas réussi dans sa mission. A la fin de mes études secondaires (que j’ai bien terminées), j’ai eu un prof d’espagnol au maintien plutôt rigoriste, l’air docte et sévère. Je me suis dit qu’avec celui-là, le combat serait rude. Il n’allait rien me passer. J’ai donc occulté mes dessins pendant toute l’année. Il ne les a jamais vus. Quatre ans plus tard, j’ai appris que ce prof - il s’appelait Maurice Maréchal - était en réalité l’auteur de Prudence Petitpas, publié dans les années 50. Aujourd’hui, nous sommes amis et c’est quelqu’un que je respecte beaucoup, ne serait-ce que par sa gentillesse et l’absence chez lui de toute fatuité.
J’ai aussi dévoré Spirou et Tintin, puis Pilote et à Suivre quand j’ai été en âge de comprendre ce qu’on y racontait. J’y ai découvert tous les auteurs que j’aime encore aujourd’hui : Hermann, Manara, Pratt, Marc Hardy, Greg, Giraud, Charlier, F’murr, Bourgeon, Auclair, Tardi, Brétécher, Gotlib, etc. Il y en tellement que je ne saurais pas les citer tous.
Aujourd’hui, j’aime beaucoup les scénarios de Sfar, le dessin d’Emmanuel Guibert, celui d’Emmanuel Lepage, de Gibrat, … J’adore aussi Hyppolite. Je ratisse large parce que c’est le seul moyen d’être heureux dans ses choix.
En termes de richesse de propos, mon préféré est sans conteste François Bourgeon dont les histoires reposaient sur des scénarios très solides, sur une doc et des dialogues imparables, inégalés à ce jour selon moi. Du roman intelligent en BD.
Pour la vigueur du dessin, Hermann est celui que je préfère. J’aime beaucoup Giraud mais c’est trop parfait. Affectivement, je suis beaucoup plus touché par l’aspect « brut de décoffrage » qu’on trouve dans le dessin d’Hermann. Ce type n’a peur de rien devant une case, même si comme tous les types intelligents, il doute. Ca m’a toujours aidé de voir son travail.
Ceci dit, j’ai aussi une vénération pour le dessin de Boucq dont je pense qu’il sait TOUT dessiner. J’arrête là parce que je n’en finirais jamais de remercier tous ces auteurs qui m’ont fait aimer ce boulot.
Et plus récemment, quels sont tes trois derniers coups de cœur BD ?
Question douloureuse. Je n’ai pas lu grand’chose depuis des mois, tellement j’ai travaillé sur le tome 2 de Sam Bracken.
Comment es-tu devenu auteur de BD ?
En mangeant de la vache enragée pendant plusieurs années. En sortant de mes études, je n’étais pas au point. J’ai dû travailler encore et encore. Je suis aussi devenu prof de dessin et de croquis de nu. Ca m’a aidé énormément. Je le suis encore, depuis quinze ans, et j’aime ça. C’est très utile pour dessiner juste. Ma femme m’a aidé à tenir le coup quand c’était vraiment dur financièrement. Maintenant, ça va bien.
Je préfère nettement mon dessin de croquis que mon dessin à l’encre, que j’ai du mal à délier comme je le voudrais. Je me prépare à réaliser un album en couleurs directes sur base de mon dessin spontané. On verra ce que cela donnera. J’ai bon espoir quant au résultat. De toute façon, si on n’évolue pas, on meurt d’ennui.
©Glénat/ Philippe Jarbinet
On attend le résultat avec impatience ! Pour quand est prévue la sortie ?
Aucune idée. Je suis en train de dessiner le tome 3 de Sam Bracken. Je ferai peut-être le Mémoire de Cendres juste après. Le problème est aussi technique. Le papier que la plupart des auteurs belges utilisent a disparu. Il faut se rabattre sur d’autres marques, faire des essais, mais ce n’est pas la joie, surtout pour un dessin à l’encre. Pour la mise en couleurs directes, je dois encore essayer des papiers qu’on ne trouve qu’en Allemagne. Comme tu le vois, la mise en couleurs numériques ne comporte pas tous ces inconvénients. Par contre, elle est ennuyeuse à faire, sauf quand on se met au défi de réaliser un truc vraiment difficile. Malheureusement, ça prend beaucoup de temps et c’est nerveusement épuisant.
Peux-tu nous en dire un peu plus sur Sandy Eastern, ta première BD, parue en 1992 chez Blanco ?
La collaboration avec Franz s’est assez mal passée sur le long terme. J’avais été reçu chez lui en Espagne et c’est un très bon souvenir. On dessinait la journée, il m’apprenait des tas de choses. Le soir, c’était resto et plaisirs. Par la suite, j’ai éprouvé des difficultés à me plier à ses scénarii. Quand je lui en ai parlé, il s’est fâché tout rouge. J’étais qui, moi, pour venir contester ceci ou cela ? J’ai serré les dents. Franz s’est retiré du projet Sandy Eastern et Guy Leblanc m’a demandé si je voulais continuer seul, ce que j’ai accepté. J’ai un peu battu la campagne pour continuer l’embryon de synopsis que Franz avait réalisé. J’ai contacté un ami scénariste qui m’a filé un coup de main pour certaines parties du tome 3. En définitive, les éditions Blanco sont tombées en faillite trois semaines avant d’imprimer l’album, qui est terminé dans mes cartons depuis treize ans.
C’est là que j’ai compris que pour se « marier » à un scénariste, il faut vraiment être complémentaire. Je me suis donc attelé à bosser sur l’art du scénario, très sérieusement. J’ai étudié tout ce qui s’est dit sur le sujet, j’ai fait des essais de structures, j’ai beaucoup appris en deux ou trois ans. La première mouture de « Mémoire de Cendres », les dix tomes pré-écrits, souffrent un peu au niveau de la structure mais sont riches d’une liberté que je me suis octroyée. Je ne me suis pas trahi en réalisant cette série.
Tout ce parcours vient de mes emmerdes avec Sandy Eastern.
En 1995, tu te lances en solo dans l’élaboration d’une grande fresque historique, Mémoire de Cendres… Comment est né ce projet ?
J’avais envie de réaliser une histoire médiévale avec une héroïne. Ca me bottait vraiment, comme on dit. Moi qui ne suis pas croyant, je me suis intéressé à cette religion qu’on a détruite pour cause d’hétérodoxie. Etant viscéralement libre, j’ai été choqué par l’attitude de l’Eglise du 13ème siècle. J’avais envie de rendre justice à tous ces gens innocents qui ont été brûlés pour leurs opinions religieuses. En plus, j’adore le Languedoc.
Héléna fait vraiment partie de moi. C’est mon double féminin. C’est rare, je crois, que les auteurs s’identifient vraiment à leurs personnages. J’ai quatre filles : trois de chair, Romane, Estelle et Lou ainsi qu’une de papier : Héléna. Ceci dit, ma sœur vient d’appeler sa fille Héléna. Ca devient une histoire de famille.
Je suis en train d’écrire le tome 10 de cette série qui devrait, je l’ai évoqué, être réalisé en couleurs directes.
©Glénat/ Philippe Jarbinet
Combien de cycle sont-ils prévu pour cette série historique?
Normalement, la série devait compter 10 tomes. Héléna étant née en 1208, elle a 36 ans en 1244, date de la chute de Montségur. Le tome 10 devant à l’origine traiter de cet événement, dernier opus de l’histoire cathare occitane, « Mémoire de Cendres » devait aussi se terminer. Or, je n’avais pas pensé au départ développer le personnage de son fils Sanche. C’est pour lui que j’ai fait naître Leila. Me voici donc au pied du mur : vais-je ou non la continuer ? Il y a deux ans, j’aurais probablement mis fin à la série, non parce que j’avais tout dit, mais par lassitude de travailler sur l’époque médiévale. C’est pour cette raison que j’ai fait « Sam Bracken », pour changer totalement d’univers. Maintenant, l’envie de me replonger dans le Moyen-Age me revient. Comme ce serait en couleurs directes, le challenge serait présent, ce qui est important pour moi. A chaque album, j’ai tenté d’améliorer quelque chose dans mon travail. A me relire, je vois bien des défauts mais aussi des progrès. C’est ce qui me fait avancer.
En ce qui concerne l’arrêt de la série, ce dernier était subordonné à la fin du catharisme en Occitanie. Or, depuis dix ans, je me suis énormément documenté sur l’occident médiéval. J’ai envie de poursuivre l’aventure, que ce soit avec Héléna ou Sanche, dans le cadre du catharisme ou pas. Et puis, il y aussi Leila qui est devenue pour moi un personnage attachant et fort.
Le lecteur ne comprend parfois pas pourquoi l’auteur ne « tue » pas son personnage au bout d’un certain nombre d’albums. Cela lui permettrait de clôturer sa collection et de la ranger proprement dans sa bibliothèque. Le problème pour un auteur, c’est que s’il a été honnête avec lui-même et qu’il a eu les mains libres – ce qui est mon cas – son personnage principal lui est très proche. Héléna, même si elle est une femme, est proche de moi, même si elle est différente.
Comment dire ? Je me suis attaché à elle. Dans mon esprit, elle est devenue une amie, quelqu’un que j’aime et que j’admire. Sans rire, elle fait partie de mon cercle rapproché d’amis. Dit comme ça, on se demande si je ne suis pas légèrement schizophrène, je sais.
Je devrais peut-être faire une thérapie mais c’est la vérité. Je tiens à elle. Je suis son père car sans moi, elle n’aurait pas existé, même en tant qu’héroïne de papier. Et ce que je sais d’elle est bien plus vaste que ce que mon misérable talent me permet de mettre sur le papier. La faire disparaître de mes livres ne serait qu’un épisode éditorial pour le lecteur. Pour moi, ce serait l’assassinat d’un alter ego intérieur. Comment accepter que des personnages que JE dessine puisse la faire disparaître AVEC MON assentiment, sans que je fasse rien pour l’aider. Quel père serais-je dans ce cas ?
Je préfère vraiment la laisser vivre sa vie sans moi que d’en arriver là.
Le tome 10 devra, pour me satisfaire, tenir compte de cette affection que j’ai pour elle.
©Glénat/ Philippe Jarbinet
Parmi les différentes religions réduites au silence par l’Eglise de Rome, pourquoi avoir choisi les Cathares ?
Parce qu’ils sont les seuls à avoir mis le boxon dans le clergé romain. Il faut se rappeler que le catharisme occitan a été importé de Bosnie, en provenance d’Orient. La Lombardie était très cathare. Ils ont inquiété Rome au point que le pape Innocent III a saisi le prétexte de l’assassinat en 1208 de son légat, Pierre de Castelnau, pour mettre sur pied la première croisade dirigée contre des chrétiens. Pour appâter les seigneurs du Nord, il leur a promis des terres et des protections juridiques durant leur « quarantaine ». Ce faisant, il a clairement montré son impuissance à agir sans le roi de France, qui pourtant n’a pas participé à la croisade, se contentant d’observer comment les choses allaient tourner. Et elles ont fini par tourner à son avantage puisque 30 ans plus tard, la couronne de France faisait main basse sur les terres des comtes de Toulouse et de Foix, repoussant les limites du royaume aux frontières de l’Aragon, situé de l’autre côté des Pyrénées. Une bonne affaire en somme, réalisée sur le dos des cathares dont le seul crime était de contester l’interprétation faite par l’église romaine du Nouveau Testament. Rome n’a gagné la partie qu’en créant l’Inquisition, ce qui lui retombe sur le coin de la figure aujourd’hui. Elle a beau demander pardon pour ses crimes, elle ne peut cacher qu’ils ont été commis au nom de dogmes qui sont toujours en vigueur aujourd’hui. Fondamentalement, l’église catholique n’est qu’une secte qui a « réussi ». Au troisième siècle de notre ère, on n’aurait pas misé beaucoup sur ses chances de survie. Mais l’Empire Romain est tombé en 476, laissant le champ libre aux peuplades barbares du Nord. Clovis était l’un d’eux et il a eu l’idée de s’associer à l’Eglise pour asseoir sa domination. La suite est connue. Alors, imagine, une hérésie chrétienne sur les terres de l’église catholique, ça faisait désordre.
As-tu fait de longues recherches avant d’élaborer la trame de la série pour en apprendre un peu plus sur les Bons Hommes ? Quelles furent tes sources documentaires ?
Rép : J’ai beaucoup lu certains auteurs dont le sérieux était difficile à mettre en doute : Anne Brenon, Michel Roquebert, Jean Duvernoy et Emmanuel Le Roy Ladurie. J’en ai lu certains autres du bout des lèvres, tant la littérature « cathare » recèle de bouquins fantaisistes et fumeux. Les cathares ne sont pas ces gardiens du Graal qu’on a décrits. Ce ne sont pas des héritiers de Manès le Perse, bien que certains aspects de leurs pratiques religieuses aient une teinte manichéenne. Lis le livre d’Anne Brenon sur les hérésies méridionales ou sur les femmes cathares : tu en apprendras assez pour te faire une idée assez juste des cathares. Il y a plus d’humanité dans ses livres que dans la plupart des autres.
Du scénario à la planche finalisée, du synopsis à la mise en couleur, comment organises-tu ton travail sur un album ?
J’écris d’abord un synopsis assez léger sur ce que je veux dire. Ca doit être clair dans ma tête. Ensuite, j’épingle une grande feuille au mur et je retravaille le synopsis pour en faire un scénario. La structure est très importante pour moi. Jamais je ne me lancerais dans un album sans connaître le contenu de la dernière case. Je me suis toujours interdit de commencer à dessiner sans tout savoir de mon histoire. Ceux qui réussissent à faire cela doivent être des génies. Moi, je me contente d’utiliser ce que j’ai comme neurones.
Un scénario est comme un entonnoir : il y a mille entrées possibles mais il n’y a qu’une seule sortie qui réponde à votre proposition personnelle de départ. C’est pour cela que, selon moi, il est impossible d’écrire un scénario sans connaître cette sortie. Et cette sortie ne pourra être atteinte que si les chemins qu’on a parcourus pour y arriver sont logiques. Ces derniers peuvent être sinueux à loisir mais ils doivent être logiques au regard du récit. Les ruisseaux ont beau faire tous les détours possibles, l’eau finit quand même par atteindre la mer. Quand on écrit à l’aveuglette, le champ des possibles augmente sans cesse. Il s’ensuit au bout d’un moment un sentiment de vertige. Où est-ce que je vais ? A ce moment-là, bien souvent, le stylo finit couché sur la feuille. Par contre, cette méthode est parfaite si on a du style et de la place. Louis-Ferdinand Céline écrivait avec du style et rien que du style. C’est un enchantement à lire. Malheureusement, il est absolument impossible de traduire « Voyage au bout de la nuit » en bande dessinée.
Un album de 46 planches, c’est très court. En 300 à 400 cases, vous devez raconter une histoire. En ce qui me concerne, sans rigueur, je vais dans le mur.
Je balise donc très fort mon récit, j’établis les rapports entre les personnages en fonction de mon propos final. Cependant, cela n’a rien de mécanique. Je reste à l’écoute de mes envies, qui peuvent être d’ordre affectif ou graphique. J’ai des images dans la tête, des scènes, des conceptions personnelles ou sociales que j’ai envie d’introduire dans mon récit. J’ai toujours une idée assez précise de la façon dont je veux « entrer » dans le récit, un peu comme un pilote qui choisit la pente qu’il impose à son avion pour le faire atterrir. Je sais exactement ce qui constitue la première charnière dramatique et quelle est la seconde. Je développe aussi mon récit selon mes désirs. Je sais quel degré d’intensité dramatique je souhaite atteindre et à quel moment… C’est vraiment vital pour que je puisse dessiner avec une certaine sérénité. Bien entendu, ce que j’ai écrit n’est pas une bible immuable. Les dialogues sont retravaillés en fonction du dessin que ma main est capable de sortir. Il me vient aussi parfois des idées en cours de route, mais ces dernières doivent entrer dans le canevas que j’ai construit. Il ne faut jamais oublier le propos dramatique qui donne sa colonne vertébrale au récit. Pour tordre, segmenter, intervertir des scènes dans tous les sens comme Tarantino ou Brian Singer le font, il faut un scénario très bien construit. C’est comme un jeu, mais un jeu « sérieux ».
Ceci dit, je ne présume pas de l’intérêt que trouvera le lecteur à me lire. Fondamentalement, si le propos que je développe l’indiffère ou l’ennuie, la structure du scénario ne me sauvera pas.
Je m’aperçois que j’ai parlé uniquement du scénario. C’est dire si je le trouve nécessaire.
Quand le scénario est verrouillé, il faut savoir prendre du plaisir à le dessiner. C’est le dessin qui va rendre le scénario vivant. Question de talent, donc. A ce petit jeu, certains sont plus forts que d’autres. C’est la vie.
Pour la mise en couleur, c’est la même chose. Si elle vous ennuie, confiez-la à quelqu’un qui aimera la faire. Sinon, faites-la vous-même. Après des années à la gouache et à l’aquarelle, j’ai essayé le numérique, non pas parce que c’est à la mode, mais parce que je me demandais si j’y arriverais. Maintenant que je sais que oui, dilemme… Continuer dans cette technique au rendu parfait ou retourner à une technique certes moins léchée mais plus spontanée ?
La réponse est un savant mélange de désirs divers de l’auteur et du type de récit sur lequel il travaille. Pour moi, la couleur manuelle convient bien à un récit médiéval. Le numérique peut s’appliquer avec bonheur sur un récit contemporain.
Une fois le découpage solidement établi, dessines-tu la bande dessinée dans son ordre de lecture ou en fonction de tes envies ?
Dans l’ordre de lecture. Si j’ai commis une erreur, c’est comme cela que j’en prendrai conscience.
Lorsque tu t’atèles à ta planche à dessin, as tu recours à la musique pour te plonger dans l’ambiance d’un album?
Oui, presque toujours. J’ai écrit « Mémoire de Cendres » en me saoûlant de Steve Roach, un musicien australien qui fait une sorte de musique qui sort du ventre de la Terre. J’ignore pourquoi elle me touche aussi fort. J’ai beaucoup écouté « Voices » de Vangelis. C’est un album qui porte l’imagination sans la brusquer.
Ceci dit, quand je dessine une scène d’empoignade, je mets plutôt ACDC.
Une nuance aussi : je crois qu’une musique appropriée est plus importante en couleurs directes, car tout est jeté sur le papier en une seule fois. On ne devra pas repasser avec les couleurs par la suite, dans un état d’esprit totalement différent du premier jet.
Tu es scénariste et dessinateur sur Mémoires de Cendres et Sam Bracken, dessinateur sur le tome 3 de Une folie très ordinaire… Aimerais-tu écrire des histoires que d’autres mettront en scènes ?
Pourquoi pas ? Ca me permettrait d’aborder des univers que je n’ai pas le temps ou l’envie de dessiner moi-même. Je pourrais également dessiner une histoire que je n’aurais pas écrite. Question de feeling et de rencontres…
En 2003 paraît ta nouvelle série, Sam Bracken, un polar contemporain dont le second tome vient tout juste de paraître. Aborde-t-on un scénario contemporain de la même façon qu’un scénario historique ?
Fondamentalement, oui. La structure, quelle qu’elle soit, est immuable depuis Aristote. Par contre, on peut la martyriser, inverser des chapitres, éluder certains passages, etc. L’essentiel est d’être cohérent avec son sujet et de choisir une voie personnelle pour l’exposer au lecteur. Un récit historique est tributaire de l’espace et du temps. Les personnages n’ont pas de portables pour faire circuler l’information, ce qui est un frein. Par contre, c’est un atout dans certains cas. Dans un récit contemporain, l’info circule vite, ce qui facilite les choses. Par contre, il faut trouver des astuces pour freiner l’apparition de l’info quand c’est nécessaire.
©Glénat/ Philippe Jarbinet
Tu nous confiais tout à l’heure qu’Héléna était un peu comme ta fille. Ressens-tu autant d’affinités avec Samuel qu’avec Héléna?
Il faut savoir que j’ai perdu un petit garçon lors de l’accouchement, en 1998. Il s’appelait Samuel. Dans la nouvelle série, c’est mon épouse qui a choisi le prénom : Sam. Moi, j’ai choisi son nom : c’est celui du personnage incarné par Kim Basinger dans L.A. Confidential, qui est certainement le film que j’ai le plus « écouté » en dessinant. A chaque fois que Russell Crowe disait : « Lynn Margaret Bracken », j’étais touché. Va comprendre… Cela a donné « Sam Bracken », un assemblage de deux noms qui s’imposaient. Ce n’est donc pas spécialement calculé de ma part. J’aurais pu trouver mieux mais je n’ai pas non plus choisi de m’appeler Philippe Jarbinet. Il y a mieux comme nom, non ? La vie est ansi faite.
Ceci dit, Héléna m’est plus familière que Samuel. Même si je l’ai déterminé sur papier avant de commencer, il met du temps à se construire, surtout physiquement. Dans le tome 2, il est plus comme je l’imaginais. Pour moi, le personnage principal est toujours le plus difficile à maîtriser. C’est celui qu’on dessine le plus. Il faut donc que ses traits soient « dans notre main » de façon assez naturelle. Héléna, je l’ai de façon parfaite. Sam, ça vient petit à petit.
Moralement, ce sont tous les deux des personnages qui n’acceptent pas l’ordre établi, qui ont des idéaux. C’est peut-être un défaut de ma part, mais je ne pense pas que je serais capable de donner vie et raison à des personnages vraiment immoraux. Je suis conscient que c’est une faiblesse quand on est scénariste. Pourtant, j’adore Torpedo. Simplement, je n’ai pas le talent qu’il faut pour faire un truc aussi décalé et génial. Ca viendra peut-être avec le temps.
Qu’est ce qui te pousse à raconter des histoires?
Houla ! Difficile… Quand j’écris, j’ai l’étrange sentiment que le temps s’arrête, que la vie se fige, que je ne vieillis plus. Je m’invente des choses et cela me fait du bien. Il y a plein de gens comme moi, qui écrivent pour eux-mêmes. Moi, j’ai la chance de pouvoir publier et de vivre « de ma plume », sans pour autant me prendre la tête. Je crois que j’écris pour de bonnes raisons, càd dans un but thérapeutique. J’ai besoin de ça.
En primaire, je n’attendais qu’une seule chose : que l’instit programme une rédaction. Alors là, c’était le pied. J’adorais vraiment cela. Mais j’insiste sur un point important : j’ignore si ce que j’écris est bien ou pas. Je n’ai pas la prétention de me croire écrivain. Il y en a tellement qui se prennent au sérieux et qui pourtant écrivent comme des m… C’est affligeant. Mais bon, c’est dans la nature de l’homme d’avoir parfois des problèmes d’ego. Par exemple, cela m’indiffère d’être connu, ce qui semble pourtant être devenu le désir ultime de beaucoup de monde. Je suis cependant sensible à la critique, malgré tous mes efforts. J’ai beau en lire dix bonnes, c’est la mauvaise que je vais retenir. Je suis vite blessé, même si cela s’arrange avec le temps. Ecrire pour soi-même, c’est intime. Ecrire dans le cadre d’un domaine aussi « commercial » que la BD, c’est encore plus difficile. Le roman permet de développer des caractères plus subtils que la BD. En disant cela, je sais que je vais encore me faire étriller par mes collègues mais bon, c’est mon avis.
On assiste actuellement à l’émergence d’une bande dessinée extrêmement sensible, très personnelle. J’aime beaucoup ce courant mais ce qui me dérange, c’est le côté « conte pour adulte » systématique. Il y a des exceptions. J’ai adoré « les Olives Noires » de Sfar et Guibert. Le côté « conte » est présent mais l’humour et le dessin de l’album sont tellement en symbiose que la sauce prend immédiatement. Je crois que ce qui plaît au lecteur de ce genre de récit, c’est la capacité de l’auteur à replonger en enfance avec un regard d’adulte.
Malgré cela, je ne pense pas que toute la production doit s’engager dans cette voie, comme elle l’a fait avec l’heroïc fantasy. Il faut de la diversité.
En tant qu’auteur, que représentent pour toi les séances de dédicaces ? Un mal nécessaire ? Une formidable occasion de rencontrer tes lecteurs ?
J’aime bien les séances de dédicaces. J’y rencontre les lecteurs, « ceux qui lisent ce que j’écris », et qui ont un avis sur la question. L’échange est toujours agréable. Pour moi qui ai du mal à voir ce qu’il y a de « magique » dans mes histoires, c’est bien de rencontrer quelqu’un qui les a lues sans connaître la façon dont elles sont nées. Moi, je ne vois que les défauts. Le lecteur, lui, te dit pourquoi il a aimé (celui qui n’a pas aimé est dans la file de l’auteur assis à côté de toi et il ne t’adresse pas un regard).
Je dédicace au bic, sans crayonné préalable. Ca m’oblige à être vigilant, à ne pas me ramasser en public. C’est un bon exercice. La semaine qui suit une séance de dédicaces, je dessine mieux.
Y-a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu aimerais néanmoins répondre ?
Question : « Tu n’as pas l’impression qu’en dessinant « Sam Bracken », tu t’engages dans la voie de « Largo Winch » et consorts ? »
On peut dire cela d’un paquet de séries contemporaines. De plus, en sortant de saint Luc en 87, mon envie première était déjà de dessiner du contemporain. J’avais travaillé sur un scénario avec un ami. Il avait trouvé un titre : « les trompettes de Jéricho », utilisé bien plus tard par Gérard de Villiers pour un SAS. On aurait dû le déposer à la SACD, ça nous aurait fait des ronds à l’époque.
Question : « Tu n’as pas l’impression de vouloir vendre ton âme au dieu du commerce ? »
Non. Je ne vendrai jamais autant d’albums que Philippe Francq et ce n’est pas mon objectif. Ceci dit, j’ai quand même envie de vivre de mon métier. Sam Bracken n’a pas non plus d’alter ego parmi ces séries. Une dernière chose : je n’ai pas, comme certains, de mépris pour le travail de Philippe Francq. Ce n’est pas facile de creuser son sillon dans ce métier. Il a mangé de la vache enragée comme les autres. Tant mieux pour lui si sa série marche bien. Je le lui souhaite. Ni la jalousie, ni l’envie n’ont jamais été mes moteurs. Il faut dire que le fun est assez mal vu en BD, ce qui est pourtant mon truc en ce moment. Le credo, c’est la BD d’auteur. C’est quoi, la BD d’auteur ? La BD de hauteur ? Depuis que j’ai perdu un enfant, je sais ce qu’est le malheur. Pire que cela, cela n’existe pas. Alors, la BD, tu penses… Le jour où je commencerai à me prendre au sérieux, il faudra me descendre.
17.0 Pour finir et afin de mieux te connaître (et comme le veut la tradition) un petit portrait chinois :
Si tu étais…
une créature mythologique : Pégase, mais sans les ailes.
un personnage biblique : Marie-Madeleine, version Monthy Python.
un personnage de roman : Gatsby le Magnifique, qui tondrait les pelouses de West Egg assis sur un petit tracteur.
un personnage historique: Marc-Aurèle, un philosophe dans un monde de brutes.
un personnage de BD : Isa, de Bourgeon.
un personnage de théâtre : Roméo, en moins idiot si possible.
un héros de western: John Dunbar, parce qu’il embrasse Mary Mc Donnell.
une œuvre humaine : Une pyramide, Chéops tant qu’à faire.
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