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La science dans l'Occident du Moyen-Age
Article de Enro paru dans Utopies


Le Moyen-Age est une période extrêmement intéressante à étudier en histoire des sciences. En effet, héritant de la pensée de l'Antiquité et précédant la science moderne, elle est à l'articulation entre ces deux grandes phases de la science et s'en démarque par un grand nombre de traits originaux. Cette période est également stimulante intellectuellement puisqu'en ce temps-là, la pensée suivait d'autres schémas que les nôtres issus de la physique de Newton et Galilée. Cet obstacle épistémologique (pour reprendre l'expression de Bachelard) est une invitation, et une excitation supplémentaire pour parcourir ensemble cette facette du Moyen-Age occidental.


Le Savant dans la societe medievale

Le premier décalage avec notre schéma de pensée vient de la manière dont le savant est perçu dans la société, et la place qu'il occupe. Dans la droite ligne de l'Antiquité grecque et de ses philosophes savants — citons l'exemple d'Aristote et de son cosmos fait de sphères et de trajectoires circulaires, de cinq éléments (avec l'éther) et d'une Terre immobile —, le savant du Moyen-Age devait s'adonner à la sagesse et la contemplation, sans autre souci matériel. Par là, il devait viser l'exactitude absolue, réalisant ainsi l'essence de l'homme. Dès lors, il n'était pas technicien ou constructeur de machines comme pouvaient l'être les esclaves, mais pratiquait les arts libéraux (c'est-à-dire des hommes libres) composant le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie), comme c'était déjà le cas dans l'Antiquité. En effet, la physique et les mathématiques sont un terrain où la pensée seule peut suffire, et où la spéculation peut se passer de l'expérimentation. Au passage, ceci nous fait saisir combien l'attitude de Galilée, se fiant à ce qu'il observe à travers une lunette astronomique venue tout droit de la mécanique et des techniques, put paraître choquante au XVIIème siècle.
D'autre part, on pensait que la connaissance scientifique devait rester secrète : la masse des incultes s'opposait au petit nombre de sages possédant le savoir. Cette vision rejoint également celle de l'alchimie, que l'on nomme d'ailleurs justement hermétisme (d'après le légendaire Hermès Trismégiste, contemporain de Moïse). C'est dire s'il faudra du temps avant qu'apparaissent les universités (qui ne se répandirent en Europe qu'à partir du XIVème siècle), les livres scientifiques imprimés (la diffusion à grande échelle de l'imprimerie en Europe commença en 1480) et les musées (le Muséum national d'histoire naturelle fut créé en 1793) !
Enfin, la chrétienté naissante du Moyen-Age était divisée à propos de la science. Considérant que la nature était la création de Dieu, certains fidèles et théologiens estimaient qu'il était bon de l'étudier et ainsi de s'émerveiller devant l'œuvre du Créateur. Il devait même naître de cette étude un sentiment de crainte devant la toute-puissance et la sagesse de Dieu. Ceci explique que de nombreux membres du clergé furent de brillants savants, comme Saint Augustin ou Saint Thomas d'Aquin. D'autres, au contraire, préféraient concentrer leur attention sur la question du salut des âmes, et éviter la contamination par des idées scientifiques d'origine essentiellement grecque et païenne.


Survol historique

Il apparaît donc que les savants du Moyen-Age étaient des hommes rares et secrets, se livrant à une science dépourvue de technique. Ils ne disposaient pas d'institutions ou de langage propres. Pourtant, ces généralités ne s'appliquent pas à toute la longue période du Moyen-Age. Si la science fut le monopole de l'Eglise jusqu'au XIIème siècle, elle visait alors surtout à établir un calendrier à la fois lunaire et solaire, afin de permettre la détermination de la date de Pâques, et à résoudre les problèmes agricoles (épidémies, pertes de récolte). Il s'agissait donc d'une science appliquée, ignorante des œuvres des savants grecs. Surtout, elle était quasi ignorée par les érudits, reléguée loin derrière les priorités spirituelles.
Mais à partir du XIIème siècle, et notamment de la création des universités de Paris et Oxford (en 1170 et 1220), la science changea de visage, en partie grâce à la traduction et la redécouverte des textes antiques, grecs ou arabes (Eléments d'Euclide, Algèbre d'Al-Khwarizmi, Optique d'Ibn Al-Haytham etc.). Elle put alors se concentrer à nouveau sur les disciplines du quadrivium. Elle devint plus ouverte et fondamentale, même si elle restait amalgamée au dogme religieux, à la philosophie et très souvent à l'astrologie.


Portraits de quelques savants du Moyen-Age

La plupart des travaux remarquables du Moyen-Age furent réalisés par des savants de la seconde partie de cette période. Saint Augustin est une exception notable, mais il marqua plus le modèle de pensée occidental qu'il ne fit de réelles découvertes. On lui doit notamment la conception du temps comme un processus linéaire. Voici donc quelques-uns de ces savants dont les travaux se sont perpétués jusqu'à nous.


Robert Grosseteste (env. 1168 - 1253)

Etudiant de l'université de Paris, il fut d'abord un ecclésiastique et professeur de théologie à Oxford. Très intéressé par la physique, il mit à profit sa connaissance des écrits d'Aristote pour s'intéresser également à la nature de la recherche scientifique. C'est ainsi qu'il posa les bases des sciences expérimentales, avec le cheminement observations / déductions de la cause et des principes composant ces causes / hypothèse / observation réfutant ou vérifiant l'hypothèse. Il considérait l'optique comme la science physique fondamentale, et l'optique et l'astronomie comme subordonnées à la géométrie. En optique, il s'intéressa au comportement des rayons lumineux (inspiré par l'ouvrage d'Al-Haytham) : rayons directs, réfléchis ou réfractés, formation de l'arc-en-ciel… Il donna même la première description de principe du télescope. Il s'intéressa également au son. Son influence fut très grande, notamment grâce à son enseignement (qui débordait donc du strict cadre de la théologie).


Roger Bacon (1214-1294)

Il fut élève de Robert Grosseteste, qui l'amena à se passionner littéralement pour les mathématiques et l'optique. Ses conceptions scientifiques étonnent encore aujourd'hui par leur clairvoyance ; il considérait notamment qu'il existe quatre obstacles à l'appréhension de la vérité des choses : 1) 'une autorité débile et compétente', 2) de vieilles habitudes, 3) une opinion publique ignorante, 4) la dissimulation de l'ignorance individuelle sous une apparence de sagesse. Ses conceptions avaient trois siècles d'avance, même s'il faut bien voir que la science expérimentale telle qu'il la considérait relevait plutôt de la magie naturelle (magia naturalis), qui est un savoir immédiatement acquis et sans intervention d'expériences. Il se fit franciscain à l'âge de 40 ans, ce qui ne lui valut que des ennuis, comme ce conflit avec Saint Bonaventure (général de l'ordre des franciscains). C'était sa croyance en la primauté de la raison et de la philosophie sur la foi ainsi que son intérêt pour l'astrologie et l'alchimie qui le firent mal voir et l'amenèrent tout droit en prison.


Albert le Grand (1193-1280)

Jeune homme de bonne famille, il fit ses études à l'université de Padoue puis entra chez les dominicains, ce qui l'amena à devenir évêque mais avec une vocation pour l'enseignement. Il découvrit l'œuvre d'Aristote en 1240 et voulut à tout prix la commenter malgré le risque (les ouvrages scientifiques d'Aristote n'avaient été de nouveau autorisés qu'en 1234 et l'Eglise freinait toujours la diffusion de la science grecque). C'est ce travail de commentaire et de diffusion monumental qui le rendit célèbre, bien qu'il garda son esprit critique vis-à-vis de certaines idées d'Aristote et qu'il s'intéressa également à la théorie atomiste de Démocrite. Il donna aussi une grande part à l'observation de la nature et même des animaux comme Aristote. Il entreprit notamment l'étude du développement du poulet en observant le contenu d'œufs pondus depuis des laps de temps différents, observa le développement de poissons et de mammifères et se fit quelques idées précises sur la nutrition du fœtus. Il établit également une classification systématique des végétaux. Pourtant, si son orthodoxie fiable le mettait à l'abri des poursuites de l'Eglise, il existait toujours un désaccord profond entre la doctrine chrétienne et la pensée grecque païenne. Et c'est Thomas d'Aquin qui permit la synthèse de ces deux courants de pensée.


Thomas d'Aquin (env. 1225-1274)

Après ses études, il entra chez les dominicains à l'âge de 20 ans et fut envoyé à Paris pour y parfaire son instruction. Son enseignement à Paris et à Naples concerna la théologie, avant qu'il ne s'intéresse aux nouveaux savoirs grecs qui mettaient Paris en effervescence. Il en vint donc à écrire des traités d'abord prudents puis polémiques, qui le firent condamner deux fois, dont une fois trois ans après sa mort. Pourtant, ses textes affirmaient que les chrétiens orthodoxes n'avaient rien à craindre de la philosophie païenne, qui donnait seulement une interprétation de la création visible de Dieu, complémentaire et non antagoniste de ses aspects invisibles. Cette réconciliation qu'il proposait fut reconnut comme une avancée quelques années après sa mort, et il fut canonisé en 1323.


Guillaume d'Ockham (né vers 1285)

Né près de Londres, il fut l'un de ceux qui diffusèrent l'enseignement de Thomas d'Aquin. Mais il est surtout resté célèbre pour son principe philosophique d'économie, le 'rasoir d'Ockham', qui pose qu'il ne faut pas multiplier les causes au-delà du nécessaire.


Aux racines de la science moderne

Cette science du Moyen-Age est donc loin d'être un obscurantisme comme on a tendance à le penser. Elle nous a légué quelques savoirs et ouvrages. C'est aussi grâce à son travail — certes tardif — de passeur que les humanistes de la Renaissance purent à nouveau s'approprier les textes de l'Antiquité. Pourtant, cette science ne préfigure en rien les bouleversements qui s'accomplirent à la Renaissance et posèrent les bases de la science moderne. Ce furent d'abord la diffusion du savoir grâce à l'imprimerie et aux universités, puis l'arrivée des ingénieurs qui allièrent science et technique, dont le plus célèbre d'entre eux fut Léonard de Vinci au début du XVIème siècle. Cette révolution (tous les auteurs ne s'accordent pas à reconnaître que c'en est une, mais passons…) se caractérise entre autres par une conception différente de la nature, la pratique de l'expérimentation, une mathématisation de la physique lui apportant des outils quantitatifs. Elle permit de faire progresser considérablement des sciences anciennes — Copernic détruisant l'astronomie de Ptolémée, Paracelse la médecine de Galien —, et contribua à l'apparition de nouvelles sciences comme la géologie.



Le cas de l'alchimie


L’alchimie au Moyen-Âge

L'alchimie, ou 'philosophie chymique', ou 'hermétisme', était une part importante de la science du Moyen-Age. Elle se mêlait véritablement aux autres disciplines plus académiques comme la physique ou la géométrie. Elle fut notamment pratiquée par des savants reconnus du Moyen-Age, à commencer par Avicenne, Roger Bacon, Albert le Grand, Arnaud de Villeneuve ou plus tard Isaac Newton. Et si l'alchimie — née dans le IIIème siècle de notre ère en Egypte — n'est pas propre au Moyen-Age occidental, elle y a connu un certain développement grâce à la traduction des textes arabes à partir du XIIème siècle. C'est pourquoi nous allons essayer d'en dresser le portrait et de faire le point sur l'interprétation scientifique des préceptes alchimiques, afin de rendre compte de ce que ce mysticisme a pu apporter à la science du Moyen-Age. Ce type d'interprétations est toujours sujet à caution vu les mystères qui planent autour de l'alchimie et de ceux qui la pratiquent. Il est aussi difficile de décrypter les textes alchimiques, dont la rédaction, le vocabulaire et les illustrations sont presque incompréhensibles pour un non-initié. Pourtant, un certain nombres de sources de référence nous aident dans ce travail.


L'alchimie comme mysticisme

Le mysticisme est une dimension primordiale de l'alchimie, qui se veut une adéquation entre l'état spirituel de l'expérimentateur et son travail, si bien que l'oratoire où l'alchimiste se consacre à la prière se trouve toujours à proximité de son laboratoire. Ainsi, l'alchimiste qui accomplit enfin le 'Grand Œuvre' devient un 'homme éveillé', après avoir travaillé pendant des années à sa propre transmutation autant qu'à celle de ses métaux. Cela explique aussi le poids de la tradition alchimique, avec ses rites, ses textes incontournables et cryptés qui forcent le jeune alchimiste à l'humilité et la patience. Ceci permet également de comprendre les liens que l'alchimie entretient avec des disciplines parfois insondables comme l'architecture ésotérique ou l'astrologie. Mais dans le même temps, ce sont des bases scientifiques qui permettent à l'alchimiste de travailler avec son feu, son athanor (fourneau) et son mercure.


L'alchimie comme science

Jacques Bergier, chimiste et physicien nucléaire, fut un des premiers scientifiques de notre ère à donner une image scientifique et rationnelle de l'alchimie (cf. notamment Le matin des magiciens, co-écrit avec Louis Pauwels en 1960). Il fit remarquer que les plus grands alchimistes étaient des chimistes avertis et que l'alchimie porte en elle les germes d'une méthode scientifique digne d'apporter sa contribution à notre chimie moderne. D'autres sources moins contestables confirmèrent cette idée par la suite.
On sait ainsi qu'Albert le Grand réussit à préparer la potasse caustique et reconnut la composition du cinabre (sulfure de mercure) ; Raymond Lulle (1235-1315) prépara le bicarbonate de potassium ; Théophraste Paracelse (1493-1541) fut le premier à introduire le zinc, jusqu'alors inconnu ; il introduisit également dans la médecine l'usage des composés chimiques etc. Les alchimistes furent aussi de très bons connaisseurs et manipulateurs des gaz. Ils développèrent des alambics leur permettant des distillations très élaborées et des fourneaux pour réaliser des cuissons très longues et à température constante.
D'autre part, des pratiques alchimiques très obscures se sont révélées pleines de sens à la lumière de certaines avancées récentes de la science. Ainsi, le raffinage et la purification indéfiniment répétée d'un métal pourraient s'apparenter à la 'fusion de zone' qui sert aujourd'hui à préparer le germanium et le silicium pur des transistors et processeurs. La dissolution qui intervient à une étape du 'Grand Œuvre' doit s'effectuer sous une lumière polarisée (une faible lumière solaire réfléchie par un miroir ou la lumière de la lune), dont on sait maintenant qu'elle possède la caractéristique de ne vibrer que dans une seule direction. Enfin, les élixirs ajoutés par les alchimistes dans leur creuset pour transformer les métaux vils en argent ou en or s'apparentent aux catalyseurs couramment employés dans la science moderne et industrielle pour accélérer les réactions et parfois même rendre possible des réactions thermodynamiquement défavorables…
Nous pouvons aussi nous pencher sur les fondements de la science alchimique. Celle-ci considère que la matière est une, ce qui est illustré par Ourobouros, le serpent qui se mord la queue, et sa devise : 'Un est le tout'. Or nous savons que les molécules sont toutes formées des mêmes particules, électrons, protons et neutrons, eux-mêmes formés de particules encore plus élémentaires. D'où effectivement une unité de tous les éléments chimiques.
Enfin, il est encore plus frappant de constater que le terme de transmutation cher aux alchimistes est désormais employé en physique nucléaire. Il existe même des observations qui donnent corps à l'idée de transmutation du mercure (ou vif-argent) en or : 'Sherr, Bainbridge et Anderson (1941) ont obtenu des isotopes de l'or radioactif par bombardement du mercure avec des neutrons rapides' (Le mercure, éd. Que sais-je ?).


Conclusion

Bien-sûr, de nombreux textes alchimiques sont considérés comme délirants, avec souvent une réserve supplémentaire concernant leur authenticité. Mais pour le reste, que l'on soit convaincu ou non de la vraisemblance de la pierre philosophale et du 'Grand Œuvre', il n'en reste pas moins que les alchimistes sont indéniablement des expérimentateurs doués, des observateurs infatigables et des chimistes précurseurs. Bref, des hommes qui ont aussi leur place dans la science du Moyen-Age. Et ce fait est de plus en plus accepté par la science académique contemporaine.

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