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Le Hasard et l’Impondérable
ou comment éviter une confusion terminologique

J’aimerais, dans les lignes suivantes, aborder une confusion terminologique qui se présente continuellement dans la critique et dans l’analyse des jeux, et cela sans que nous cherchions vraiment à la préciser.

Dans la grande famille du hasard, je crois pouvoir identifier deux cas généraux :


Introduction


Premier cas

Le premier cas comprendrait ce « hasard pur » que serait le résultat, par exemple, d'un roulement de dés. Ses frontières sont floues. Ainsi, l'indétermination est plus grande si le dé comporte plus de facettes. Une logique comparable gouverne le pioche de cartes dans un paquet qui en comprend plusieurs; sauf qu'alors, si elles sont ensuite défaussées, l'indétermination devient de moins en moins grande (ex: de la variante proposée pour les Colons de Cathane).

Ce type de hasard, celui qui gouverne la résolution des conflits du jeu Risk, par exemple, est souvent le moins apprécié des joueurs aguerris.


Deuxième cas

Vient ensuite cette autre indétermination qui résulte, quant à elle, de l'impossibilité relative de prévoir, avec exactitude et certitude, les événements qui vont marquer la progression d’un jeu. Par exemple, même si on croit pouvoir anticiper le jeu de nos adversaires, nous ne pouvons jamais être certains de la manière dont ils vont jouer. Leurs actions, parfois très imprévisibles, peuvent nous donner l’impression de subir les bons ou les mauvais coups du sort, même pour un jeu dont les mécanismes ne reposent pas sur un pur hasard tel que présenté dans le premier cas. Cette imprévisibilité augmente en fonction du nombre de possibilités dont dispose nos adversaires dans un tour donné (mécanismes internes au jeu), ainsi que du nombre de nos adversaires.

Prenons comme exemple le jeu Tikal de Wolfgang Kramer :
Les joueurs disposent de 10 points par tour pour réaliser diverses actions. Si on leur accordait 15 points d'action au lieu de 10, l'impondérable augmenterait. Si, par contre, pour rendre le jeu plus prévisible, on les limitait à 7 points d'action, l'impondérable diminuerait. Un joueur verrait évidemment plus aisément les possibilités offertes aux autres joueurs si ces derniers disposaient de moins de points, c’est-à-dire, s’ils pouvaient réaliser moins d’actions.

Un deuxième exemple : (Reiner Knizia). Dans ce jeu d’enchères, si on augmentait le nombre de types de tuiles différentes, inventant ce faisant de nouvelles manières de gagner ou de perdre des points, cela ferait en sorte que chaque joueur aurait à tenir compte de plus de paramètres différents. L'imprévisibilité augmenterait.

Enfin, augmenter le nombre de participants dans un jeu augmente naturellement l’imprévisibilité, dans la mesure où il est plus facile, dans un tour de jeu donné, de prévoir les actions d’un ou 2 adversaires, que de prévoir l’évolution d’un jeu auquel participent 5 ou 6 joueurs.


Une particularité…

Ferait également partie de cette catégorie un hasard assez restreint pour qu'on puisse jouer en considérant l'ensemble ou la majorité des possibilités:

Reprenons le cas énoncé précédemment dans le premier cas. Si, au lieu d’avoir un paquet de 52 cartes, par exemple, on se retrouve avec un paquet comprenant 15 cartes et qu’elles sont défaussées une à une. Vers la fin, disons quand il ne reste plus que 3 cartes, un joueur ayant bien suivi la défausse peut jouer en prenant compte de toutes les possibilités. Il en vient, non pas à pouvoir prévoir la carte qui va sortir, mais à circonscrire suffisamment le nombre de possibilités pour jouer d’une manière intuitive et arriver à toutes les prendre en considération.

Ce deuxième type de hasard est accepté par tous et constitutif de tous les jeux.


Terminologie

Or, je propose de nommer Hasard (ou Hasard pur) les cas de la première catégorie, et Impondérable, les cas de la seconde.

Cette distinction permet à mon sens de mieux comprendre le fonctionnement des jeux, de telle sorte qu'une fois ces termes ajoutés au vocabulaire de la description critique, il devient nettement plus facile décrire la nature d'un jeu à des joueurs qui ne le connaîtraient pas.



Mais allons un peu plus loin…

Si un jeu se fonde complètement sur le Hasard, il risque de tomber dans ce que j'appellerais le Cafouillis. Le cafouillis est à craindre quand un trop grand nombre de mécanismes d’un même jeu font appel au hasard et que l’issue de la partie finit par trop en dépendre, aux dépends de la tactique et de la stratégie.

Si, en contrepartie, la part d'Impondérable d’un jeu augmente trop, ce dernier risque de sombrer dans ce que j'appellerais le Chaos, soit l’imprévisible total. Il provient du fait qu’un joueur a une capacité limitée de considérer et d'envisager les possibles, et qu'à un certain point, un jeu qui engendre trop de possibilités devient incontrôlable son tour.

Le chaos a donc tendance à se pointer, suivant la logique exposée précédemment, quand on augmente le nombre de joueurs ou le nombre de mécanismes qui introduisent de l’impondérable dans le jeu.


Une illustration

Le jeu Torres de Wolfgang Kramer, parce qu'il présente plusieurs variantes officielles, me permettra d'exposer mon propos parfaitement.

1. Si on joue sans cartes « Action » à 2 joueurs seulement, on se retrouve dans une situation de jeu sans Hasard, avec un Impondérable minimum.

2. Si on joue sans les cartes Action, mais, disons, à 4 joueurs, le Hasard est toujours absent, mais l'Impondérable augmente. On pourrait également imaginer le jeu, s'il pouvait être joué à 15, complètement chaotique.

3. Si on joue à 4 mais avec les cartes Action, suivant la règle qui fait qu'on peut les piocher pour un 1 point (dans tout le paquet de 40 cartes), alors le nombre trop important de ces cartes rend impossible la possibilité de jouer en fonction de ce qu'un joueur adverse peut piocher. Il en résulte qu'on ajoute au jeu une certaine part de Hasard.

4. Si au contraire on choisit la règle qui fait en sorte que chaque joueur dispose de toutes ses 10 cartes Action au départ, alors on se retrouve plutôt à accroître l'Impondérable sans faire intervenir le Hasard. Il s'agit d'un impondérable important, surtout en début de partie, alors que les joueurs disposent encore de toutes leurs cartes. La différence, ici, avec le cas 3, c'est qu'un joueur aguerri peut toujours connaître précisément l’ensemble des cartes dont dispose son adversaire, même s'il ne peut pas prévoir sa réaction lors d'un tour donné.


D’autres exemples…


Puerto Rico
Un jeu sans hasard (excepté lors de la pioche des plantations) mais dont l'impondérable est assez important, surtout à 5. (Nombre de bâtiments possibles, de plantations, de manières de récolter des points de victoire,...)

Taj Mahal
Un jeu proposant une certaine part hasard, mais ce dernier est néanmoins atténué (les cartes sont piochées au hasard, mais elles sont ensuite placées face visible sur la table un tour avant qu'on les ajoute à sa main). Son impondérabilité est assez importante dû au nombre élevé d’éléments mis aux enchères et à la difficulté de suivre de garder en mémoire la main très changeante de ses adversaires. Je trouve personnellement qu'à 5, ce jeu sombre un peu dans le chaos.


Et ainsi de suite.

En somme, l’impondérable et le hasard diffèrent par nature, mais plus l'impondérable augmente dans un jeu, plus celui-ci devient, comme avec un surcroît de hasard, difficilement contrôlable. Par ailleurs, tout jeu comporte sa dose d'impondérable, mais certains jeux ne comportent pas de hasard. Enfin, tout joueur a son point de vue sur le niveau d'impondérable et de hasard que doit contenir un jeu pour qu’il soit en mesure de l’apprécier.
Solipsiste