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Entretien avec Florence Magnin
accordé aux SdI en avril 2006


Florence Magnin, dessinatrice aux couleurs envoûtantes et aux univers oniriques, nous a accordé ce sympathique entretien qui nous fera patienter en attendant la sortie du tome 4 de l’Héritage d’Emilie qui sera accompagné d’une douzaine de cartes de tarot représentant les principaux personnagesde cette superbe série…

Tout d’abord un immense merci pour nous accorder cet entretien… Je suis tout ému à l’idée de poser des questions à la dessinatrice de BD dont les dessins m’ont tellement envoûtés…
Devenir illustratrice était-il un rêve d’enfant?

C'était un moyen d'expression que je ne projetais pas dans l'avenir. Si j'avais l'habitude de répondre 'illustratrice' lorsqu' on me demandait ce que je ferais plus tard, c'était surtout pour échapper à la curiosité des adultes que ce projet paraissait satisfaire. A l'époque, mes rêves allaient plutôt vers la danse et la scène ( paillettes et tutu!) que vers une activité que je devinais plus austère…( la suite a largement conforté ce pressentiment!)


© Florence Magnin


Dans les années 80 vous signez plusieurs couvertures chez Denoël pour la collection présence du futur. Comment est né cette collaboration ?
De ma rencontre avec Yvonne Maillard, qui s'occupait alors de 'recruter' des illustrateurs pour Présence du futur. Durant quatre ans, j'ai sonné systématiquement à toutes les portes, ce qui m'a valu de travailler aussi pour le fleuve noir anticipation, les éditions Opta, Casus Belli, etc.

On vous doit les superbes visuels de la saga des Princes d’Ambre de Roger Zelazny. Difficile d’imaginer ces mondes étranges sans se référer à vos travaux, notamment grâce aux illustrations contenues dans « L’Univers d’Ambre » signé François Nedelec et au si rare et si prisé Tarot D’ambre. Comment êtes-vous entré dans l’imaginaire de Zelazny?
En lisant ses livres! ( comme tous ceux dont j'ai eu à réaliser la couverture ) Mais la saga d'Ambre comporte tant de personnages et de décors différents qu'il fallait faire des choix! L'univers médiéval- fantastique que j'ai mis en évidence était à la fois en accord avec le descriptif de Zélazny et proche de mon propre imaginaire . Toutefois on aurait pu préférer des illustrations SF ou réalistes et je n'étais pas du tout sûre d'avoir fait le bon choix en livrant mon travail…Encore aujourd'hui je m'étonne que notre 'mariage' ait si bien fonctionné…Il y a là, comme dans toute réussite, une part de mystère…

Avez-vous eu un retour de Zelazny sur vos travaux ?
Je ne l'ai rencontré qu'une fois à l'occasion d' une convention de SF . Je venais alors de terminer les 7 premières couvertures de la série. Mon anglais approximatif et son français inexistant ont rendu ce bref instant quasiment muet mais j'ai cru comprendre qu'il appréciait le travail réalisé sur Ambre. Je ne l'ai jamais revu depuis…

J’ai découvert vos illustrations dans les pages de Casus Belli, magazine consacré aux jeux de rôles puis dans plusieurs jeux (Ambre, Rêve de Dragon). Le jeu de rôle fait-il partie de vos loisirs?
Sans vouloir paraître trop terre à terre, une occupation qui prend plus de 70 heures par semaine laisse peu de place aux loisirs…( surtout aux jeux de rôles dont les parties peuvent durer plusieurs jours! ) et puis ces heures se passent toutes dans des univers décalés…le peu de temps qu'il reste me sert à ne pas oublier qu'il y a des courses à faire, de la lessive et quelques amis à voir!

On a avec plaisir retrouvé votre pinceau dans de nombreux jeux de cartes, d’Il était une fois en passant par Citadelle, Pirate des Caraïbes, Guilde, Kabal et l’incontournable Tarot d’Ambre. Quels souvenirs gardez-vous de ces incursions dans le monde ludique?
J'aime beaucoup les cartes. Celles du tarot bien sûr, mais aussi d'autres jeux moins ésotériques. Toutes ont leur magie. Leur format aussi me convient puisque je suis miniaturiste et qu'il me permet de travailler en taille réelle. Dans Citadelle et Pirate des Caraïbes je n'ai réalisé que la couverture, les dos et l'habillage des cartes, à mon grand regret…Mais j'avais déjà commencé la bande dessinée et le temps manquait pour assumer la totalité des jeux. Quant au tarot, il m'a permis d'apprendre à tirer les cartes, me projeter dans le passé ( puisque les arcanes majeures sont identiques à celles du dix-huitième siècle) et connaître Dworkin que je remercie d'avoir bien voulu passer de nombreuses heures sur mon inconfortable canapé, pour me soutenir de ses conseils et de son humour si particulier…

Une rencontre sans nul doute inoubliable… Que devient-il au fait?
Nous nous sommes un peu perdus de vue depuis que je vis au domaine Hatcliff mais je crois savoir qu'il vient encore souvent sur terre et assez régulièrement à Paris.


Vos illustrations sont une invitation au rêve et au voyage. Au début des année 90 vous vous lancez dans la BD avec L’Autre monde scénarisé par Rodolphe. Comment vous êtes-vous rencontré et comment est né ce projet poétique et onirique?
J'ai rencontré Rodolphe grâce à Julio Ribera et Christian Godard qui possédaient alors leur propre maison d'édition:' Le Vaisseau d'Argent'. C'est au cours d'une exposition dont il était l'invité d'honneur que j'ai été présentée à Julio et ce sont ses encouragements qui m'ont aidée à commencer ce premier album. Le synopsis de L'autre Monde avait été écrit pour un autre dessinateur mais le hasard a voulu qu'il finisse dans les tiroirs du vaisseau d'argent avant d'arriver dans ma boite à lettres…J'ai été tout de suite conquise par cette histoire au charme intemporel, décalé par rapport à l’heroic fantasy dans laquelle je ne voulais plus être cataloguée. Au cours de la réalisation, Rodolphe a modifié le projet initial pour y inclure des lutins, des sirènes, et le Père Noël…( que de bons souvenirs!) Peut-être un jour trouverons-nous l'un comme l'autre, le temps de reprendre cette histoire…Mais en attendant, « L'héritage d'Emilie» me retient en Irlande pour deux ou trois années encore!


© Florence Magnin / Dargaud


L’envie de retourner au Pays Roux se fait-elle si forte?
Du tout…Ce n'est qu'une possibilité parmi d'autres! qui se présentera… ou non . J'ai tant de projets et si peu de temps que la majorité d'entre eux n'existera que sous la forme de quelques lignes en marge d'un cahier. Le reste est affaire de circonstance.

Peut-on en savoir un peu plus sur ces projets?
Il serait prématuré d'en parler ! Je note, sur les conseils d'autres scénaristes, toutes les idées qui me viennent…mais ce qui paraît intéressant résumé en trois lignes, s'avère souvent décevant à la réflexion! J'aurais envie de privilégier un ou deux recueils d'histoires courtes…Un style narratif dont les éditeurs ne raffolent pas.(ça commence mal !)


En 1995 paraît le premier tome de Mary la Noire, à nouveau scénarisée par Rodolphe. Ce qui marque ici encore c’est l’osmose entre l’histoire et le dessin. Vos planches nous entraînent dans des univers fantastiques baignés de rêve et de poésie, faisant de vos albums quelque chose d’unique, les ancrant dans une réalité et les faisant dériver dans le conte fantastique… A bien y réfléchir, n’avez-vous pas l’âme d’une conteuse?
C'est ce que m'avait affirmé Christian Godard lors de notre première rencontre! Je pense qu'il avait vu juste, mais l'âme a parfois du mal à s'incarner! Changer une vague rêverie en livre, film, ou quoi que ce soit d'autre est une entreprise périlleuse dont il ne reste parfois pas grand chose à l'arrivée.


© Florence Magnin / Dargaud


En 2002 sort Le domaine Hatcliff, premier tome de l’Héritage d’Emilie, où, en plus des dessins, vous signez le scénario. Pourquoi avoir attendu 5 ans pour sortir un nouvel album? Comment est né ce projet?
« Passe de l'au-delà » est sorti en novembre 97 et le premier tome d'Emilie en janvier 2002. Mais en fait, le domaine Hatcliff a démarré au début de l'an 2000 ( envoi du synopsis chez Dargaud, planches d'essai, etc.) Le feu vert et la signature du contrat ont eu lieu à la rentrée , et la réalisation de l'album a duré un an. Pour des raisons éditoriales la parution a été reportée en janvier 2002. Je n'ai donc 'perdu' que deux années, occupées à couvrir des cahiers entiers sans trouver le ton juste…(et à réaliser pas mal d'illustrations)
Après tant de cogitations, c'est en une après-midi que le résumé d'Emilie a été écrit…Et accepté quelques semaines plus tard.

Comment avez-vous crée le personnage d’Emilie?
Je voulais un début réaliste pour cette histoire. Emilie aurait pu vivre en l'an 2000 mais j'ai beaucoup de mal à rendre graphiquement le monde actuel et les années 20 m'ont paru être un bon compromis entre ce que j'avais imaginé et mes propres limites. A partir de là, le personnage de la garçonne s'imposait. Le décalage entre sa modernité et la vie passéiste des habitants du domaine me paraissait amusant à exploiter.

Parmi les personnages auquel vous avez donné vie, lequel prenez-vous le plus de plaisir à mettre en scène?
Je les aime tous…Ce sont mes enfants! Certains sont parfois plus faciles à dessiner que d'autres, ( Abler dans l'Autre Monde, Richards dans Mary, Emilie, Hatcliff ) Encore que cela dépende de la scène dans laquelle ils jouent!


Avec L'exilé, troisième tome de l’héritage d’Emilie, l’histoire prend un tournant à la fois surprenant et passionnant, mêlant habilement fantastique et science fiction dans un cocktail des plus savoureux… Quels furent les retours des lecteurs sur ce glissement d’univers?
Plutôt positives si j'en juge par les critiques et l'avis du public rencontré en dédicaces. Plus que le changement d'univers, je craignais que la complexité de l'histoire déroute les lecteurs, mais la plupart ont parfaitement 'suivi' et apprécient cette visite du fantastique au sens large. D'autant que mon style reste le même qu'il s'agisse de fantasy, de SF, ou du paris des années 20.

Pour ma part, j’ai été évidemment surpris par ce virage inattendu mais je suis resté sous le charme…
En combien de tomes est prévu cette envoûtante histoire?

Le découpage initial prévoyait deux tomes de 54 pages. Des raisons éditoriales ont ramené le nombre des planches à 46 et l'apparition de nouveaux personnages a failli tripler le total des albums! Je commencerai le mois prochain la cinquième et dernière partie d'une histoire qui aurait pu en compter six…


© Florence Magnin / Dargaud


Qu’est ce qui vous passionne dans le métier d’auteur de BD? Quelles sont grandes joies et les grands tracs que vous apportent ce métier?
La complexité du travail qui mêle le rédactionnel au graphisme. Sa liberté aussi, dans la mesure où l'éditeur laisse généralement l'auteur face à ses responsabilités…(Une fois le contrat signé!) et le nombre impressionnant de casquettes qu'il faut savoir porter avec élégance (scénariste, dialoguiste, story-boardeuse, dessinatrice, coloriste, lettriste…) cette gageure me plaît , même si je ne peux espérer atteindre un niveau satisfaisant dans chacun de ces domaines. Heureusement quelques bonnes surprises ou d'évidents progrès donnent le courage de poursuivre… Ces victoires sont les joies de ce métier.
Quant au plus grand trac (à part les dédicaces que je n'arriverai jamais à affronter sans stress ) c'est encore et toujours la feuille blanche, ce néant auquel il faut donner vie sans se perdre.

On aime se perdre à contempler vos planches, à se laisser bercer par vos couleurs… Pour avoir un ordre d’idée, combien de temps travaillez-vous sur une planche pour arriver à un tel résultat?
Environ une semaine. Mais il est difficile de donner un chiffre exact. La durée varie en fonction de la complexité du travail qui comprend plusieurs parties : le story-board, le dessin, l'encrage, enfin la mise en couleurs et le lettrage (sans compter en amont, scénario, découpage et dialogues…)

Quel est votre environnement lorsque vous vous attelez à votre table à dessin? La musique y occupe-t-elle une place importante?
Pas assez de place (mon atelier n'est qu'une chambre de mon appartement) , une fenêtre dont la vue donne sur un clocher (devenue flou par la faute d'un double vitrage impossible à nettoyer) , deux chats blancs (dont il faut souhaiter qu'ils dorment) , un amas de livres et de souvenirs, et parfois un fond musical (généralement celtique ) qui était autrefois plus présent - l'âge fait apprécier le silence- mais qu'il m'arrive encore d'appeler à l'aide! Le niveau sonore est fonction de mon moral et du travail en cours. L'idéal est de créer une atmosphère qui m'aide à m'isoler et donne du relief à la scène que je suis en train de tourner…Quand ce but est atteint, il m'arrive d'écouter le même passage en boucle pendant des heures…

Quelle étape de l’élaboration d’un album vous procure le plus de plaisir?
Pour le scénario comme pour le dessin: l'ébauche, l'esquisse, le premier jet.. Un paradis où tout paraît facile et chaque idée nouvelle…Avant que l'avancée du travail le change en purgatoire (ou pire…) ; j'ajouterai la couleur que je reprends toujours avec plaisir, malgré ses difficultés, et enfin… la planche terminée, l'album clos, le mot 'fin', la certitude d'être arrivée au bout de la route en ayant fait de mon mieux, même si chaque page porte à jamais son lot d'erreurs qu'il va bien falloir assumer.


© Florence Magnin / Dargaud



L’accouchement d’un album se fait-il toujours dans la douleur?
L'accouchement d'un album dure (en ce qui me concerne ) un an et demi…s'il fallait souffrir en continu, ce travail serait impossible! Heureusement il y a des moments de plaisir (trop rares) , des heures calmes (assez souvent), des soirs de résignation (encore plantée! ) et puis d'horribles jours de lutte et de torture qu'il faut affronter en espérant que le résultat soit meilleur, cette fois-ci…
En tout cas, le résultat est superbe et envoûtant! Chacun de vos albums est une invitation au voyage et à la rêverie!

Pour finir et afin de mieux vous connaître, un petit portrait chinois à la sauce imaginaire :

Si vous étiez…

une créature mythologique : le sphynx
un personnage de cinéma : Edward aux mains d'argent
un personnage biblique : Dieu
un personnage de roman : madame Bovary
un personnage historique : Marie-Antoinette
un personnage de BD : Adèle Blanc-Sec
un personnage de théâtre : la folle de Chaillot
une œuvre humaine : N-D de Paris

Un grand merci pour le temps que vous nous avez accordé… et aussi et surtout pour vos albums qui nous entraînent vers d’oniriques contrées…


© Florence Magnin


Un grand merci à Philippe pour ses corrections...
Le Korrigan