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Entretien avec Regis Hautière
accordé aux SdI en octobre 2006


Peux-tu en quelques mots te présenter? (nom, prénom, age, profession, passions, haines viscérales, numéro de carte bleue et de compte en Suisse...)
Je m’appelle Régis Hautière. Au début, je me disais que j’aurais préféré m’appelé Brad Pitt mais en fait non : c’est un nom ridicule. J’ai 36 ans, je suis scénariste, j’aime les vins qui ont bien vieilli, ma femme, mes enfants, mes amis, le crumble, la photographie, Gogol Bordello, Kant, Lilian Thuram et les plantes grasses, je déteste tout le reste et je suis incapable de retenir un numéro composé de plus de trois chiffres.

Devenir auteur de BD, était-ce un rêve de gosse ? Quels étaient alors tes auteurs fétiches ?
Non, quand j’étais gosse je rêvais de ne pas travailler et de passer mon temps à lire des bandes dessinées. J’adorais Franquin et Goscinny.


© Paquet / Davis François


Ton premier album, Mercenaires, paraît en novembre 2004. Sa publication a-t-elle été digne du parcours du combattant? Le fait d’avoir administré le festival BD d’Amiens a-t-il beaucoup aidé ?
Ce n’est jamais très simple de se faire éditer et je crois qu’entre le moment où je me suis dit : « Tiens ! Si je faisais de la bande dessinée... » et la sortie de mon premier album, il a dû se passer 4 ou 5 ans. En fait, ce n’est pas tellement la publication de cet album-ci qui a été difficile. C’est plutôt le fait qu’avant Mercenaires (le premier tome de la série Le Loup, l’Agneau et les chiens de guerre), j’ai monté plusieurs autres projets dont aucun n’a abouti. Certains parce qu’ils n’étaient tout simplement pas assez professionnels et d’autres parce qu’ils étaient trop décalés par rapport à ce que recherchaient les éditeurs contactés. Pour le dernier projet avant Mercenaires, j’ai reçu des appels de directeurs de collection de deux grosses maisons d’édition.

Et les deux fois ça s’est passé de la même façon. Premier appel : « Votre projet m’intéresse, je le passe en comité éditorial en fin de semaine. ». Puis, quelques jours plus tard : « Ecoutez… je suis désolé, j’ai montré votre projet, tout le monde ici le trouve super mais… on ne sait pas où le mettre ». Fort de ce nouvel échec, je me suis décidé à regarder de près la production des principaux éditeurs de bande dessinée francophone et à monter un projet plus dans l’air du temps, un truc qu’on pourrait placer facilement (et donc… de l’héroïc fantasy). Et ça a marché, puisque plusieurs éditeurs se sont montrés intéressés.

Le fait de participer à l’organisation du festival d’Amiens ne m’a pas aidé, à proprement parler, pour élaborer et faire éditer cet album mais ça m’a permis de rencontrer des auteurs professionnels et de mettre un pied dans l’univers étrange des collectionneurs.

Depuis, en l’espace d’un an et demi, tu a signé le scénario de près de dix albums, sans compter ceux qui doivent être en cours… As-tu encore le temps de dormir ? A quoi carbures-tu ?
Oui oui, je dors. Je mange aussi. Et je travaille, pour manger. Et comme je mange beaucoup, je travaille beaucoup. Je suis donc dopé à la bouffe.


© Paquet / Davis François


Ce qui surprend au prime abord c’est la grande variété des univers abordés : de l’historique au contemporain joyeusement loufoque, en passant par l’héroïc-fantasy et le roman feuilleton, sans oublier l’humour… Où cherches-tu l’inspiration?
En fait, je ne la cherche pas vraiment. Elle vient d’elle-même quand je me mets devant mon ordinateur. J’ai toujours beaucoup lu et regardé la télé. Tout ce que mon cerveau a ingurgité, tout ce qu’il continue à ingurgiter, sert de terreau à ce que j’écris. Et comme je n’ai jamais restreint mes lectures à un genre ou à un style en particulier, je m’exprime tout naturellement dans des genres et des styles différents.
En règle générale, je laisse au dessinateur le soin de choisir le genre d’histoire, le type d’univers avec lequel nous allons jouer. Je lui demande de me citer deux ou trois films ou livres qu’il a particulièrement aimés et de faire quelques études de personnages, n’importe quels personnages, ce qui lui vient sous le crayon. Et je laisse mon imagination travailler à partir de ces quelques éléments.


© Paquet / Davis François


La façon de procéder pour élaborer un album est des plus originale… Tous tes projets sont donc nés d’une rencontre entre un dessinateur et ton imagination débridée… Serait-il possible de voir les crayonnés de recherche élaborés par David François pour donner naissance à l’étrange affaire des corps sans vie?
Dans l’absolu oui mais le cas de L’Etrange affaire des corps sans vie est très particulier puisque l’histoire avait d’abord été écrite pour un autre dessinateur. De plus, David fait très peu de crayonnés et pas ou peu de recherche. Tout ce qu’il doit avoir ce sont quelques études des personnages principaux.

Quelles sont les grandes joies et les grandes difficultés du métier d’auteur?
Les femmes à moitié nues qui hurlent votre prénom dans la rue, les grosses bagnoles, les soirées mondaines, les plateaux télés… voilà pour les difficultés (si on peut considérer l’absence comme une difficulté). Concernant les joies : le fait de n’avoir ni patron, ni collègues et de gérer son emploi du temps comme on l’entend. Ca c’est vraiment le pied.
Ah ! Et aussi le fait que tes gamins soient fiers d’avoir un père qui fait de la bande dessinée. Je ne sais pas si ça durera (peut-être qu’en grandissant ils en auront honte et qu’ils se diront qu’ils auraient préféré un papa banquier ou footballeur...) mais en attendant rien que pour ça, ça vaut le coup de faire ce métier.


© Paquet / Davis François



Comment est né l’Etrange Affaire des corps sans vie? Quelle en a été l’idée de départ?
C’est assez particulier. J’ai au départ écrit cette histoire pour Fraco. Il voulait une histoire qui se passe sur Amiens à la fin du XIXème avec pour personnage principal un héros du folklore local (Lafleur). Après de nombreux déboires dont je vous passe les détails, le projet a été mis en sommeil.
Quelques mois plus tard, Pierre Paquet s’est montré intéressé par le projet mais Fraco avait envie de passer à autre chose (et nous avons donc commencé à travailler sur Dog Fights). C’est à cette époque que j’ai rencontré David François. Nous avons d’abord monté ensemble un projet de western un peu loufdingue (un croisement entre l’œuvre de Samuel Becket et celle de Sergio Leone). Ce projet étant, lui aussi tombé à l’eau, David m’a dit qu’il aimerait dessiner l’histoire du projet Lafleur (que je lui avais racontée). Après avoir vérifié auprès de Fraco qu’il n’y voyait pas d’inconvénient, David et moi avons donc commencé à travailler sur ce qui allait devenir L’Etrange affaire des corps sans vie (en supprimant le personnage de Lafleur que nous avons remplacé par le Corbeau).



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Pourquoi avoir remplacé ce cabotin de Lafleur par le Corbeau?
Parce que nous n’avions pas envie d’être « prisonniers » du personnage de Lafleur, dans le sens où nous n’avions pas envie que les inconditionnels de Lafleur nous reprochent de l’avoir fait trop comme ceci, ou pas assez comme cela. Nous avons préféré en créer un, proche dans l’esprit de Lafleur, mais avec ses propres traits caractères.


© Paquet / Davis François


La ville où se déroule l’intrigante intrigue n’est pas nommée. Pourquoi avoir choisi de laisser cet aspect géographique dans l’ombre et ne pas avoir tout simplement situé l’histoire dans la ville des lumières?
Pour plusieurs raisons. D’abord parce que la ville n’est qu’un décor, elle ne participe pas à l’intrigue. Ensuite parce que nous ne voulions pas nous embarrasser des contraintes induites par une reconstitution historique fidèle et pointilleuse. Enfin parce qu’en laissant planer un doute sur le lieu exact où se déroule l’action on laisse au lecteur le soin de l’imaginer en partie. Les habitants d’Amiens reconnaîtront des lieux et monuments de leur ville mais ceux de Rouen, Orléans ou Quimper peuvent aussi penser que ça se passe chez eux.


© Paquet / Davis François / Régis Hautière


L’intrigue de l’album est très ramassée et malgré les quelques 160 pages, vous ne vous êtes accordé que peu de digressions, si l’on omet l’épisode pittoresque de la machine volante… Pourquoi donc?
A vrai dire, je crois qu’il m’aurait fallu au moins une cinquantaine de pages de plus pour raconter vraiment ce que j’avais envie de raconter. Mais, le livre étant en couleur, on se heurtait à des problèmes de coup de fabrication qui auraient considérablement augmenter le prix de vente. Il a donc fallu faire des coupes.


© Paquet / Davis François / Régis Hautière


Du synopsis au découpage en passant par les rough, les encrages et la mise en couleur, comment as-tu organisé ton travail avec David François?
J’ai d’abord séquencé plus ou moins grossièrement l’histoire. Je me suis ensuite attaqué au découpage, en commençant par les dialogues. Je livrais à David des lots de 10 ou 15 pages découpées. De son côté, il attaquait directement le dessin. Il ne fait pas de story-board (ou très peu) et son crayonné est très léger. Je découvrais donc les planches une fois encrées. Ca donne l’impression de travailler sans filet, parce qu’habituellement on règle les problèmes de mise en scène sur le story-board. Mais comme David dessine très vite, ça ne lui posait pas de problème de refaire des cases si besoin était. Nous avons donc sauté l’étape du story-board. Et, de fait, il y a eu très peu de choses à corriger.

La rédaction du scénario de l’étrange affaire des corps sans vie a-t-elle nécessité de nombreuses recherches historiques et iconographiques? On sent l’influence des romans feuilleton très en vogue lors de la Belle Epoque… Quelles sont vos références en la matière?
J’ai effectivement lu pas mal de romans-feuilletons de la fin du XIXème et du début du XXème siècle (la plupart des romans de Gaston Leroux notamment) mais aussi beaucoup de romans noirs plus contemporains (à commencer par L’Aliéniste de Caleb Carr et par tout ce qu’ont écrit Dennis Lehane et Thomas Kelly).
J’ai compulsé aussi des livres d’histoire mais je me suis plus attaché dans mes recherches à la vie quotidienne et culturelle de l’époque qu’aux grands évènements qui ont fait l’histoire. A ce titre, l’ouvrage qui m’a peut-être le plus servi est un livre d’ « histoire contemporaine » datant de 1916 déniché sur une braderie. Il y dedans des planches de photos sur les « petits métiers des rues » et tout un tas de moustachus.


© Paquet / Davis François / Régis Hautière


Cet album restera-t-il orphelin ou reverra-t-on ce jeune médecin mener une nouvelle enquête en épaulant la police grâce la toute récente médecine légale?
Quand nous avons commencé à travailler sur cette histoire, il n’était pas dans notre intention de lui donner une suite. Mais, une fois l’album terminé, David et moi avons ressenti comme un pincement au cœur à l’idée de devoir maintenant abandonner nos personnages. Le bon accueil reçu par le livre nous a aussi donné envie de poursuivre dans le même registre. Il est donc probable qu’on retrouvera prochainement Adam et le Corbeau dans une autre aventure (dont le décor sera cette fois le familistère de Guise).

C’est une excellente nouvelle! Pour ceux qui ne connaissent pas l’œuvre de Charles Fourier, pouvez vous nous en dire un peu plus sur le familistère?
Le Familistère est ce qu'on appelle un phalanstère, une sorte de cité communautaire idéale, une utopie sociale. Il a été dessiné et fondé en 1860 par Jean-Baptiste-André Godin, à partir des thèses de Fourier. Créateur d'entreprise autodidacte, Godin était convaincu que le progrès social pouvait et devait accompagner le progrès technique et scientifique.
Le Familistère offraient aux employés de l'usine créée par Godin, cadres et ouvriers confondus, des conditions d'hébergement révolutionnaires pour l'époque. En plus des immeubles d'habitation et de l'usine elle-même, il comprenait une piscine-lavoir, des jardins, un théâtre, une école… Les habitants (y compris Godin) étaient collectivement propriétaires des lieux (et donc de l'usine), par l'intermédiaire d'une coopérative, tout en en restant individuellement locataires. L'expérience a perdurée jusqu'en 1968.
Autrement dit, c'est le décor idéal pour une histoire de meurtre en huis clos…


© Paquet / Davis François / Régis Hautière


Quels sont vos projets BD à cours et moyen termes?
La suite des séries déjà commencées. Ce qui fait déjà pas mal de choses.
Je travaille aussi sur un nouveau projet (Au-delà des nuages) avec Romain Hugault, avec qui j’ai déjà fait le Dernier envol, sur une histoire de cirque aérien qui se passe en Amérique du sud (avec Walther Taborda), sur un projet humanitaire (un album dont les droits seront reversés à l’AMREF), sur une série sur Christophe Rocancourt (avec le Studio 2HB) et sur deux ou trois autres trucs qui ne sont pas encore assez avancés pour en parler maintenant.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu aimerais néanmoins répondre?
Non.


© Paquet / Davis François


Pour finir et afin de mieux cerner ta complexe personnalité ( smiley), un petit portrait chinois à la sauce imaginaire!
Si tu étais…
une créature mythologique: Pan.
un personnage de cinéma: Terminator.
un personnage biblique: Noé.
un personnage de roman: Bret Easton Ellis (dans Lunar Park).
un personnage historique: John Lennon.
un personnage de BD: Wolverine.
un personnage de théâtre: Ruy Blas.
une œuvre humaine: le canal de Suez.

Un grand merci pour le temps que tu nous a accordé! Un dernier mot pour la postérité?
Pintadeau.


© Paquet / Davis François

Le Korrigan