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Entretien avec Sébastien Latour
Entetien accordé aux SdI en février 2007


Tout d’abord, un grand merci de te prêter au petit jeu de l’interview !
C'est moi qui te remercie: une interview ça veut dire que tu as aimé mes BDs!

Pour commencer, peux-tu nous en dire un peu plus sur vous (parcours, études, âges et qualités, passions, numéro de carte bleue ou de compte numéroté en suisse.)?
Je m'appelle Sébastien Latour, j'ai 31 ans, et j'ai la double casquette de scénariste et de futur ex-prof d'anglais.
J'ai fait des études d'anglais en France et en Angleterre, pendant lesquelles j'ai dévoré films, comics, jeux vidéo et pop culture dans les deux langues, me transformant en pur "geek". J'ai commencé à écrire des scénarios il y a 5 ans environ. Quand je les ai jugés prêts, je les ai envoyés aux éditeurs; Le Lombard m'a appelé la semaine suivante…

Enfant, quelle lecteur étais-tu? Quels étaient alors tes auteurs favoris?
Je n'ai lu mon premier livre qu'à 14-15 ans. Même à l'école c'était difficile de ne pas chercher l'adaptation filmée du roman en question. Je crois que j'ai été enfant à la bonne période, à l'âge d'or des émissions jeunesses, avec les premiers dessins animés japonais. Ce sont eux qui ont fait mon éducation à la Science fiction, à l'aventure et au récit. J'ai grandit avec les Cités d'Or, Cobra, ou Ulysse 31, des histoires très bien faites scénaristiquement parlant!
Petit, j'avais les Tintins et les Asterix, mais c'est tout. J'ai redécouvert la BD à l'université, avec Preacher et Watchmen. Depuis je mélange Franco-Belge et Comics. Je ne lis pas de mangas, je regarde les adaptations en Anime, peut-être pour retrouver un plaisir de gosse.

Et à présent quels sont tes auteurs de chevet ?
J'ai eu une très courte période de lecture "littéraire", entre polar (Ellroy, Connelly, Conan Doyle…) et fantastique (Gaiman, DeLint, Simmons…). Mes auteurs de chevet sont les scénaristes de Battlestar Galactica, Heroes, Prison Break, House, MI-5, Nip Tuck, Les Experts, Lost…, ainsi que des auteurs de bande dessinée comme Moore, Gaiman, Ellis, Bendis, K.Vaughn, Loeb, et Whedon; ou bien Desberg, Morvan, Brunschwig, Dorrisson et Duval. Mention spéciale à Miyazaki et Shirow…

Mais je suis frappé par la malédiction du scénariste: c'est cette capacité d'anticiper sur une histoire, qui fait qu'on n'accepte plus le moyen, l'artificiel, le prévisible. On devient très exigeant, surtout qu'entre lire ou écrire, souvent il faut choisir! Je dois lire un roman par an, puisqu'entre séries télé, films, recherches documentaires pour mes propres histoires, leur rédaction, et vingt heures de cours hebdomadaires, les journées ne sont pas assez longues!

Devenir auteur de BD, était-ce un rêve de gosse?
Non. Ecrire des histoires, c'est un rêve d'étudiant. Le choix du médium s'est imposé plus tard, après avoir lu et relu des centaines de BDs. Elles restent un des derniers endroits où votre 'vision' d'un personnage ou d'une histoire reste fidèle à celle de départ. Et puis, on dit souvent qu'on peut se permettre des histoires avec un budget illimité puisqu'on n'est limité que par la capacité du dessinateur à mettre le récit en images. Et pour l'instant, j'ai été gâté avec Griffo et DeVita!
Justement, quel effet ça fait pour un jeune auteur d’inaugurer une collection d’un éditeur prestigieux et qui plus est avec des pointures comme DeVita et Griffo?
C'est le début idéal! En plus le lancement de 'Portail' coïncidait avec les 60 ans du Lombard. Wisher a eu droit à une très bonne exposition médiatique. Ca aurait pu être beaucoup de pression de débuter une nouvelle collection, mais je ne l'ai pas sentie puisque les réactions des lecteurs sur Wisher ont été merveilleuses.
Travailler avec Giulio et Griffo veut dire que je ne me limite pas. Si je veux une scène de bataille, un angle de folie, ou un plan d'ensemble d'une partie de la ville, je ne me dis à aucun moment 'non, attends, là t'exagères, c'est trop balaise à faire…". C'est un luxe énorme. Et en même temps ces deux dessinateurs ont tellement l'œil pour la narration que le scénario est sans cesse amélioré par des trouvailles communes lors de la mise en page!

Avant ces premiers albums, mon petit doigt m’a dit que tu as pratiqué le jeu de rôle… là aussi en tant que média pour raconter des histoires? Quels étaient alors tes univers favoris?
C'est sûr que j'ai écrit mes premiers scénarios pour le JDR, et que j'ai beaucoup joué. C'est une excellente école, car si le scénario est mauvais, les joueurs le font savoir. Ca apprend aussi l'improvisation, la répartie, et le sens du dialogue. Ca apprend aussi de manière instinctive l'équilibre entre action et réflexion dans une histoire. J'ai eu la chance de faire du JDR dans les années 90, j'ai donc eu accès à tout ce qui se faisait de mieux. Parmi mes préférés, je vais citer Warhammer et Shadowrun, mais j'ai joué à à peu près tout ce qui est sorti pendant dix ans.

Si tu devais en quelques mots résumer ce qu’est le jeu de rôle à ta grand-mère, que lui dirais-tu?
"Un livre dont vous êtes le héro", selon la formule écrite sur ces petits livres merveilleux qui m'ont poussé dedans, et qu'on trouvait en grande surface. Pour ma mémé je dirais qu'on va jouer à Harry Potter, que mes potes vont faire Ron et Hermione, et que le type derrière le paravent en carton décoré avec les affiches des films c'est Dumbledore qui va nous raconter ce qui se passe à Poudelard aujourd'hui, et qu'on va décider quoi faire.

Est-ce différent d’élaborer un scénario pour le JdR ou pour une BD?
Oui, quand même. Comme je viens du JdR, je ne fais jamais un scénario sans avoir fait au préalable un univers cohérent, et recherché des choses qu'on ne verra sans doute jamais dans la BD, mais dont moi j'ai besoin pour comprendre ce qui se passe. Par exemple Wisher montre la fin de la lutte entre le M.I.10 et les féériques, mais je sais les grandes périodes de la guerre secrète depuis l'empire romain!
Par contre, le scénario de BD doit être beaucoup plus structuré, puisque le chemin vers la fin est moins improvisé par les personnages, et que l'exposition (= donner les infos dont le lecteur a besoin pour comprendre ce qui se passe) doit être beaucoup moins artificielle et amenée plus subtilement. Ah, et puis on peut tuer ses personnages en BD, sans se prendre des dés dans la face!

Développeras-tu des intrigues dans le passé vu que le background semble déjà exister? En combien de tome est prévue la série?
Faire 3 cycles de 4 albums serait parfait, une trilogie à la Star Wars : ‘Un dernier espoir’, ‘le MI.10 contre-attaque’ et ‘le Retour du Djinn’ si on veut parodier ;)
Le background sera injecté dans les albums sous forme de courtes séquences. Il faut comprendre le passé pour apprécier le destin tragique des féériques, et le passé de Djinn de Nigel sera au cœur du cycle 2. Je souhaite que les lecteurs me suivent jusqu’au bout : 12 tomes, ça fait bien 10 ans de création, c’est une sacré aventure pour tout le monde !


©Latour / De Vita / Le Lombard




Fin août paraissait le premier de tes album, Wisher, mis en image par Giulio De Vita et entraînant le lecteur dans un univers contemporain dans lequel s’invite des créatures féeriques, s’inscrivant dans un genre sous exploité en BD, celui de la fantasy urbaine chère à Neil Gaiman. On y retrouve les ambiances si particulières propres à Changeling, un superbe jeu de rôle hélas disparu… Comment est né ce projet? Comment s’est il retrouvé chez Le Lombard ?
Je ne connais pas Changeling. Toute la gamme Vampire / Wraith / Changeling ne me disait trop rien, j'ai sans doute eu tort! Par contre Neil Gaiman je maîtrise bien , et je revendique. Wisher fait des clins d'œil à Neverwhere.
Au début de Wisher, j'avais un personnage claustrophobe. Je voulais que cette condition psychologique soit le signe d'une force prisonnière en lui. Et un jour j'ai pensé à un génie: moi aussi je serais claustrophobe si j'avais passé 1000 ans dans une lampe…
Et après il suffit de pousser le raisonnement jusqu'au bout: si un génie existe, alors les autres créatures aussi. Et si elles existent, pourquoi n'y en a-t-il pas dans la rue? En imaginant une guerre secrète visant leur extermination, j'ai pu appliquer le schéma narratif du "héro aux milles visages", exposé par Joseph Campbell, et qu'on retrouve dans les principaux récits mythologiques (dont Star Wars).
Comment trouver un dessinateur inexpérimenté pour donner corps à une histoire aussi exigeante graphiquement? J'ai donc décidé d'envoyer les scénarios directement aux principaux éditeurs. Le Lombard a su détecter un potentiel dans mon travail, et Giulio était un des seuls dessinateurs à pouvoir lui donner vie. Il fallait arriver au bon moment, avec le bon type d'histoire: du fantastique de qualité pour le lancement d'une collection sur ce thème.

Qu’est ce qui te fascine tant chez Neil Gaiman et lequel de ses bouquins conseilles-tu de lire à ceux qui ne le connaissent pas?
C'est sa faculté d'imaginer un monde différent, et pourtant si proche de nous. Gaiman décloisonne: légendes, mythes, superstitions, folklore… entrent dans la réalité, et après tout on vit très bien avec! Les seuls concernés dans la plupart de ses récits sont soit des êtres mythologiques eux-mêmes, soit des héros 'ordinaires'. Il n'y a pas de menace de destruction planétaire, ou de destruction d'une ville. C'est pas 24h chrono! Les enjeux sont aussi importants: le désir de croire au merveilleux, notre relation spirituelle face aux mythes, qui sont essentiels! Tout créateur, toute personne qui travaille avec son imagination touche à ça.

Ce qui me plait aussi c'est que Gaiman introduit des références à de nombreux domaines artistiques (peinture, littérature, cinéma, chanson, mythologie) sans avoir peur que le lecteur passe à côté. Il y a d'emblée plusieurs niveaux de lecture, mais pas au détriment les uns des autres. Les initiés voient plus de choses, mais le nouveau lecteur peut quand même prendre beaucoup de plaisir. C'est très fort.

"Smoke and Mirrors" est un recueil de nouvelles. Elles sont courtes, et ça permet de découvrir rapidement son style et ce décalage réalité / mythes.
Ensuite on lit "American Gods", et on comprend tout. Pitch: la lutte entre les dieux de l'ancien monde (Nordiques, Egyptiens, Indiens) et ceux du nouveau monde, l'Amerique (le dieu des Autoroutes, le dieu de la Carte Bleue, le dieu d'Internet…).
Si on aime les comics, il y a la grande saga du maître des rêves, Sandman (trad ed. Delcourt). Et puis Morpheus y rencontre Shakespeare, c'est parfait pour moi!
Si vous avez aimé mon Wisher, vous pouvez aussi lire Neverwhere, qui dépeint un monde caché sous Londres…

Comment se définie cette nouvelle et ambitieuse collection Portail?
Comme son nom l'indique, c'est le fantastique qui pousse le portail vers notre réalité. Il y a un monde magique à portée de nous; nous ne le voyons pas parce qu'on n'en a pas la clé. Portail balaye une large gamme du fantastique (uchronie, oriental fantasy, urban fantasy, mondes virtuels…), en essayant de proposer des histoires originales. C'est ambitieux vu les catalogues déjà bien fournis de Soleil, Delcourt et des Humanoides Associés dans le même genre. Portail veut juste faire du fantastique accessible et de qualité: il y a toujours de la place pour de telles histoires!

Comment as-tu organisé ton travail avec Giulio De Vita? Du synopsis à la planche finalisée, quelles furent les différentes étapes de l’élaboration de la BD?
Pour l'instant, je donne le synopsis de l'album, sur lequel on discute. Ensuite je donne le script découpé et dialogué des 46 pages, sur lequel on discute à nouveau. Ensuite Giulio travaille sur tout l'album, et réfléchi à la manière d'améliorer encore l'ensemble. Ensuite je vois les planches, et je bave tellement c'est beau!
Ca demande un énorme travail de ma part, c'est très long, et je passe par plusieurs réécritures de scènes, un peu comme sur un scénario de film. Mais c'est le prix à payer pour la qualité.
Je pourrais donner l'histoire par petits groupes de pages, et me servir de ce qui a été dessiné pour continuer… j'y viendrais peut-être, mais je trouve que le dessinateur a plus de liberté s'il a connaissance de toute l'histoire avant de commencer son travail. Il peut ainsi être plus 'malin' au niveau narratif, en faisant des renvois graphiques entre les scènes, en réfléchissant aux couleurs pour les scènes qui ont le même thème… En tout cas Griffo et Giulio aiment cette façon de travailler.
Sur Wisher, mon plus gros problème est d'équilibrer le désir de Giulio de faire de l'éclatant à court terme, et mon soucis de placer des éléments que je n'utiliserai que plus tard, de penser en terme de cycle et pas d'album. Dans dix ans on relira l'ensemble, et ce travail minutieux sur le long terme sera payant et fera qu'on cherchera dans les albums pour y trouver les pièces du puzzle!

Trois semaines après ton premier album, Ellis débarque chez les libraires… On peut dire que ton actualité est chargée! Question liminaire : pourquoi diable le nom des auteurs ne figure-t-il pas sur la couverture?
Une absence remarquée, non ? Il y a eu plusieurs ‘erreurs’ de production sur Wisher et Ellis, qui viennent de l’effervescence autour du lancement de la nouvelle collection. La deuxième impression corrigera les deux séries. Il y aura donc un effet collector de la « couv’ sans nom » dans quelques années, mais c’est involontaire smiley


Comment est né le concept de la série et le personnage de Deep en particulier?
J’ai fait beaucoup d’études sur New York et l’histoire américaine, et la notion de Rêve Américain, changeante selon les époques, m’a toujours passionnée. Et si les rêves devenaient vraiment réalité, concrètement. Et les cauchemars alors ? Très vite on sent le potentiel conspirationiste d’une telle idée, avec une agence secrète, un FBI des rêves. Ellis me permettait enfin de faire du comics: avoir une galerie de méchants, une structure policière avec des phénomènes paranormaux, des types avec des ‘pouvoirs’…
Pour le personnage principal, au début Deep était un ange rêvé par un autre type. Et puis la relation père-fils m’a sauté aux yeux. Il y a Deep tel qu’il était de son vivant, et cette vision rêvée idéalisée par son père, sans tâche ni défaut qui la remplace. J’aimais aussi l’idée d’un personnage qui ait un aspect temporaire : Deep est dépendant du coma de son père, et je ne vais pas attendre longtemps pour le réveiller smiley Ce qui m’intéressait c’était la réaction d’un type qui découvre qu’il est le rêve d’un autre, et les choix qui s’offrent à lui.

Au niveau de la narration, Ellis apparaît comme plus complexe que Wisher, comme si vous aviez pris un malin plaisir à perdre le lecteur, à le forcer à s’impliquer d’avantage dans l’histoire… Je pense notemment à la scène de rencontre avec Lady Crown qui incite le lecteur à se replonger dans le début de l’album…
C’est vrai que Wisher c’est un peu La Mort aux Trousses sous acide. Ca commence à 200 à l’heure. Ellis est plus complexe car il y a plusieurs niveaux de réalité au personnage, et qu’au lieu de faire durer la question « est-il un rêve » sur 20 tomes, je pose cette révélation dans le premier tiers de l’album, pour voir les conséquences de cette découverte. En plus il faut expliquer le Groupe Ellis, et le phénomène complexe d’incarnation des rêves et des cauchemars. Il y a beaucoup à manger !
Ellis est à double tranchant : le lecteur qui survole passera à côté de pleins de détails sur les personnages. Le lecteur qui cherche et s’investit aura plus de plaisir qu’avec un récit linéaire. J’ai eu des retours incroyables de lecteurs qui me disent avoir cherché des explications, et qui en parlaient entre eux. Ellis ça se lit deux fois… pourquoi se plaindre de ça ? Une BD ça se relit, justement ! C’est une des forces du médium, et ce n’est presque plus exploité…

Comme pour Wisher, on sent un énorme potentiel dans l’univers que tu poses dans Ellis… Univers dense, riche, qui laisse augurer de nombreux développement… Comment se développera cette série?
C’est un vrai compliment, ça, ‘un univers riche’. C’est l’école JDR. Ca vient aussi du fait qu’on se place après l’évènement fondateur de l’univers (le début du siècle pour Ellis, le début de la guerre secrète pour Wisher), donc il faut remplir par l’imagination ce qu’il y a entre les deux.
L’univers d’Ellis est particulier parce que scénaristiquement parlant, je peux mettre ce que je veux sans vraiment expliquer. Je veux un alien, un gorille de plusieurs mètres de haut ou bien je veux faire disparaître tout un quartier de la ville ? Pas de problème! Je peux mettre ça sur le dos d’un rêve ou d’un cauchemar, sans changer les règles de base d’Ellis. C’est une liberté inouïe !
Le premier cycle d’Ellis est en 4 albums, pour présenter au lecteur le potentiel de l’univers créé. Ensuite on partira sur des affaires en 1 ou 2 tomes, pour donner du rythme. Deep va essayer de comprendre qui il était avant d’être rêvé, tout en combattant les Marchands de Sable qui en veulent à la prison à cauchemars du Groupe Ellis. Et on en apprendra beaucoup sur chacun des personnages…

Je voudrais une série dérivée, des histoires en un seul tome se passant à différents moments du 20ème siècle, ou avec d’autres agents du Groupe Ellis à notre époque, avec des dessinateurs différents à chaque fois. Voilà mon rêve !
Mais pour ça il faut que la série principale attire de nombreux lecteurs !


©Latour / De Vita / Le Lombard


Le travail d’approfondissement de l’univers de tes deux premiers albums ne te donne-t-il pas envie de les poser pour servir de cadre à un JdR?
Que les fans rôlistes s'en inspirent! C'est ce qu'on a toujours fait quand on devait faire des scénars de JDR. On matait des films, on lisait des livres, et on adaptait. Mon ami Eric Nieudan a fait l'adaptation en JDR de Lanfeust de Troy: des passerelles existent! L'univers de Wisher et d'Ellis sera posé au travers des séries, et ses longues années de production. Ta question sent l'impatience smiley

Une question qui me turlupine depuis la relecture du tome 1 : quand donc paraît la suite! Parce que c’est bien beau de créer des séries captivantes et originales, mais la frustration engendrée par l’attente du tome suivant ne risque-t-elle pas d’engendrer de terribles Cauchemars?
A l’heure où on se parle, Griffo devrait m’envoyer les 10 premières pages en couleur, et il a fini les crayonnés des 46 pages. Je pense que le T2 sortira en Avril… avec nos noms sur la couv’ !
Tu as la frustration du tome suivant ? Est-ce que tu as pensé à la frustration du scénariste dont le monde et les personnages continuent de vivre dans sa cervelle, et qui en est déjà aux tomes 5 ou 6, alors que le tome 1 vient seulement de paraître, et qui sait que l’idée qu’il vient d’avoir ne verra le jour en image que dans plusieurs années ?
Je suis en train de concocter un projet top secret sur mon blog qui devrait faire patienter le lecteur le plus impatient, mais je t’en parlerai après Angoulème smiley

Qu’est ce que cela fait de travailler avec un dessinateur chevronné aussi talentueux que Griffo? Comment s’est déroulé votre travail en commun?
Griffo a un talent incroyable. Il lui faut un album pour donner vie aux personnages, car ils s’incarnent au fil des pages, jusqu’à trouver le trait qui fait mouche. Ensuite c’est parti pour les montagnes russes. Il est très rapide, très réactif, et très ouvert à toutes les idées. En même temps son trait a atteint une maturité et une assurance qui font que les éléments fantastiques d’Ellis passent sans problème dans un décor réaliste. C’est important sinon le lecteur décroche.
Comme pour Giulio, Griffo a reçu le scénario avec les découpages et les dialogues. On regarde si on a les mêmes références pour la mise en scène, et je lui envoie plusieurs références photo si ce n’est pas le cas. Griffo me laisse carte blanche pour le scénario, je me dois de le laisser créer comme il l’entend. Sur le premier tome on a trouvé notre rythme de croisière en termes de place pour le dessin et les dialogues… pour le tome 2 c’est allé très vite ! Cet homme est d’une humilité et d’une gentillesse incroyables, je n’ai jamais eu l’impression d’être un débutant à ses yeux !

Serait-il possible de passer de l’autre côté du miroir et découvrir l’envers du décor? Scénario, découpage, rough, crayonnés… as-tu quelques éléments pour satisfaire notre insatiable curiosité et mieux comprendre ta façon de travailler?
J'utilise d'abord un cahier de pages blanches. Je note une idée au milieu de la page, et je note tout ce qu'elle m'inspire tout autour, avec moult flèches et autres patates. Parfois ce sont des dialogues. C'est une phase de rêverie, alors il se peut que des idées viennent, pour d'autres projets que la série sur laquelle je dois travailler!

Ensuite j'essaie de structurer le tout pour 1 album. En gros je cherche 15 scènes intéressantes. 15 scènes à 3 pages, ça fait 45 pages. Comme j'aurais d'autres idées en cours de route, et qu'il faudra varier le rythme, c'est une bonne base de départ.

Avec le temps, je commence à mieux voir la place que prend une scène. Quand je marque 2p, ça prend vraiment 2p, alors qu'avant ça pouvait aller jusqu'à 4!

Ensuite vient l'étape Word, et là c'est sans pitié. Le traitement de texte te force à recadrer les choses. Je retape toutes mes notes pour l'album, puis je fais un tableau à 3 colonnes, une par "acte". J'imprime tout et je recommence une autre phase d'imagination, pour densifier chaque scène, en essayant d'utiliser un maximum de mes notes. Là, la mécanique doit être parfaite: tout doit s'enchainer délicatement, l'arc du personnage principal doit être clair, je dois avoir un bon équilibre entre action et réflexion…
L'étape suivante est la rédaction du synopsis de l'album, scène par scène. J'y décris ce qui s'y passe, je donne des détails sur les personnages. C'est ce que je donne à lire à mon éditeur, et au dessinateur en premier, alors ça doit être écrit pour donner envie de tourner les pages! En parallèle à ce synopsis, je commence à 'découper' les pages avec des vignettes, et ce qui se passe dans chaque case. C'est assez chaotique, et visuellement amusant quand les gens regardent par-dessus mon épaule! Ca me permet de voir si une scène de 2 pages fait vraiment deux pages.


©Latour / De Vita / Le Lombard


Quand tout le monde est content de l'histoire, je fais le script, c'est-à-dire la description case par case, page par page des actions, avec les dialogues. C'est ce document qui fait des va-et-vient entre le dessinateur et moi.


©Latour / De Vita / Le Lombard


Tu participes activement aux discussions autour de tes albums sur les forums de BDgest, tu as crées un blog dans lequel tu parles de ton travail… Pourquoi es-tu si présent sur la toile?
Parce que personne ne parle de BD en France, sauf fin Janvier. Pour être remarqué il faut se montrer, communiquer avec le lecteur. Le forum de BDGest est un endroit courtois fréquenté par des amoureux de la BD, on s'y sent bien, que les gens aiment ou n'aiment pas ce que tu fais. Le Blog est petit encore, mais il va vite s'étoffer. Je veux y parler d'autres BDs, faire un podcast, et discuter scénario.

J’ai lu à plusieurs reprises que tu parlais de la notion d’arc de personnage. Peux-tu expliciter ce qu’est un arc et ce qu’il apporte à la richesse d’une série?
Une histoire, en gros, c'est un événement qui arrive à un personnage, qui transforme sa façon d'être et sa façon de faire. Un personnage change au fil d'une histoire, et le parcours, les étapes, c'est ce qu'on appelle son arc.
Pour Wisher, nous avons Nigel, un playboy qui aime le risque et le jeu, très attaché aux possessions et au luxe, qui pense surtout à lui, qui ne souhaite surtout pas changer le monde, et qui sentimentalement multiplie les conquêtes. En découvrant sa vraie nature de Djinn, et son rôle dans la 'guerre secrète', il va devoir changer, penser aux autres, réévaluer ses relations humaines et non-humaines, changer le monde, retrouver l'essentiel, et qui sait, trouver le véritable amour. On a donc une situation de départ, et une situation d'arrivée, pratiquement à l'opposé. Son "arc" de personnage c'est tous les changements de sa personnalité entre les deux.


©Latour / De Vita / Le Lombard


Quels sont tes derniers coups de cœur (BD, romans, ciné, télé…)?
BD: les autres titres de la collection Portail, Universal War One, pour la maîtrise de scénario, Luxley, parce que j'aurais aimé avoir l'idée, Voies Off, parce que c'est simple et efficace, Zorn et Dirna, pour la 'maman', West, parce que ça a un côté Mystères de l'Ouest, Okko, pour la beauté et le Japon sublimé, Neferites, pour l'ambiance, Hauteville House, pour l'époque détournée, et les Arcanes de Midi Minuit, parce que chaque tome est bon.

Roman: je n'ai pas lu de romans cette année. Je croulais sous les recherches à faire pour mes scénarios.

Ciné: Casino Royale, Lord of war, Renaissance, V pour Vendetta.

Télé: Dexter, parce qu'il n'y a rien à jeter, Prison Break, pour une leçon sur "les conflits", Heroes, parce que les superhéros faits intelligemment seront toujours source de bonnes histoires (yatta!), Battlestar Galactica, qui renvoie George Lucas dans les cordes, the Lost Room, pour l'idée de base, les Experts (Las Vegas), parce qu'ils arrivent encore à se renouveler après 7 ans, et pour Grissom.

Quels sont tes projets présents et à venir? Songes-tu à explorer d’autres médias pour assouvir ton envie de conter des histoires?
J'ai trois projets BD que j'aimerais finaliser en 2007, 2 de science fiction, et 1 policier période 1900. Il faut trouver les mains qui leur donneront vie smiley
Pour les autres médias, j'aimerais bien faire parti d'une équipe de scénaristes sur une série comme Lost, Battlestar ou Heroes, ou même en BD sur un grand événement comme Civil War pour Marvel. J'aime le ping pong d'idées en groupe.

Quelle est ta bonne résolution pour cette année qui commence?
Arriver à faire mon podcast sur la BD.

Y a-t-il une question que je n’ai pas posée et à laquelle tu souhaiterais néanmoins répondre?
Si on veut m'offrir à boire, j'aime les Irish Coffee ou la Guiness.

Pour finir et afin de mieux te connaître et comme le veut la tradition des SdI, voici un petit portrait chinois à la sauce imaginaire…
Une créature mythologique : le Minotaure
Un personnage de cinéma : Bill Murray dans "Un Jour Sans Fin".
Un perso de série télé: Gaius Baltar (Battlestar Galactica)
Un personnage biblique : les rois mages.
Un personnage de roman : Sherlock Holmes
Un personnage historique : Neil Armstrong
Un personnage de BD : le Joker
Un personnage de théâtre : Salieri (Amadeus)
Une œuvre humaine : un gratte ciel
Une recette culinaire : un Tiramisu

Un dernier mot pour la postérité?
Bonheur.


Le Korrigan