Brouillé avec sa fille depuis plusieurs années, Karl Kling vit seul, entouré de ses amis et de son ancienne compagne. Suivant les conseils de l’un d’eux, il commence à lui écrire une lettre pour lui raconter une part de sa vie dont elle ignore tout…

Pour se faire, il regarde ses vieilles photos et replonge dans ses souvenirs, nous livrant des bribes de son passé. De cette fiancée qu’il a dû laisser pour partir à la guerre durant laquelle il a servi comme cuistot. De sa rencontre avec Willi dont il s’est imperceptiblement rapproché sans qu’il en comprenne encore la raison.

A son retour à la vie civile, Karl a tout fait pour se conformer aux normes bourgeoises : il s’est marié et a eu un enfant. Mais il n’était pas heureux et sent en lui un vide immense que ni sa femme ni son fils ne peuvent combler… Peu à peu, il comprend que s’il ne trouve pas le bonheur avec sa famille, c’est qu’il est attiré par les hommes… Mais la morale et la loi en vigueur dans l’Allemagne d’après-guerre condamnent ces inclinations…

Karl n’a alors d’autre choix que de vivre une autre vie, en parallèle de sa vie officielle, cachant son homosexualité à ses amis, à sa famille, et à sa fille, partie depuis huit ans, de l’autre côté du mur…

Une vie en parallèle fait partie de ces chef d’œuvre incontournables qui montre combien une bande-dessinée est un medium précieux pour aborder des sujets délicats avec pudeur et retenue.

Avec ce récit ancré dans l’histoire, le talentueux Matthias Lehmann nous raconte les tourments d’un jeune homme qui se sent différent des autres et qui a été, toute sa vie durant, tiraillé entre ses penchants, jugés alors contre-nature, et la morale bourgeoise qui l’oblige à se conformer à un schéma préétabli. L’auteur allemand fait montre de ses talents de conteur en nous donnant à voir et surtout à ressentir les tourments qui sont siens, le conflit intérieur qui le ronge et le poids écrasant de la société qui le contraint à nier ce qu’il se sent être, au fond de lui. Plein de sous-entendus, les dialogues de l’albums s’avèrent d’une rare subtilité et d’une indéniable justesse, jusque dans les silences et les non-dits entre lesquels s’insinuent l’émotion. Ils mettent en lumière avec délicatesse et subtilité le ressenti de Karl et les contradictions de cet homme qui trouve le courage de vivre ses amours interdits, malgré les risques encourus, à commencer par celui de perdre tout ce qu’il a cherché à construire… Comment pouvait-il être heureux dans une société où fonder un foyer avec quelqu’un du même sexe était impensable et où les relations ne pouvaient qu’être éphémères et sans lendemains… Comment être heureux quand il n’a d’autres choix que de mener deux vies parallèles et cloisonnées : l’une fidèle à ce qu’il ressent et à ce qu’il est. L’autre conforme à ce que la société et la morale bourgeoise attendent de lui…

Le récit s’avère particulièrement bien construit, avec ces allers-retours entre le présent, où l’on voit un homme vieillissant désireux de renouer les liens avec sa fille qui le connaît si peu, et le jeune homme qu’il fut. Ce découpage en chapitres alternés imprime un rythme soutenu à l’album, introduisant à la fin de chaque séquence ce délicieux sentiment de frustration qui donne envie de poursuivre la lecture des quelques 450 pages constituant cette histoire.

A travers la vie de cet homme tourmenté, qui trouve un écho dans de nombreuses vies, Matthias Lehmann nous brosse certes le portrait d’une époque où l’homosexualité était encore un délit passible de prison dans l’Allemagne d’après-guerre. Mais si les lois, fort heureusement, évoluent, les mentalités peinent parfois à leur emboîter le pas, témoin les manifestations visant à interdire aux homosexuels d’avoir les mêmes droits que les hétéros. Le chemin est encore long et, en cela, cet album intimiste s’avère précieux et salutaire… Si de par leur qualité d’écriture et de mise en scène, de nombreuses séquences du récit ne laisseront aucun lecteur indifférent, les dernières pages de l’album sont de celles qui vous bouleverseront, viscéralement alors que la dernière case fera poindre quelques larmes trop longtemps contenues…

Si une vie en parallèle est si profondément émouvant, le dessin subtil et délicat de l’auteur n’y est bien évidemment pas étranger. Son trait est d’une grande douceur et son découpage virtuose fait la part belle aux sentiments alors que la souplesse de son encrage et la finesse de ses lavis insuffle la vie à chacun de ses personnages, retranscrivant avec art les liens complexes, qu’ils fussent amoureux ou amicaux, qui les unissent. Son travail sur la lumière s’avère en tous points remarquable et confère à l’ensemble une esthétique cinématographique dans sa façon de retranscrire les sentiments qui trouve un écho très Nouvelle Vague dans les aspirations de ce héros très ordinaire rêvant de s’affranchir des conventions, en quête d’un idéal amoureux inatteignable.

Une vie en parallèle est un album bouleversant d’une rare justesse…

Remarquablement bien écrit, porté par des dialogues ciselés riches en sous-entendu et par un dessin plein de douceur et de retenue, ce récit de Matthias Lehmann nous entraîne dans l’intimité d’un homme qui, arrivé au soir de sa vie, désire renouer avec sa fille qu’il n’a plus vu depuis de trop longues années… et trouver les mots pour lui dire qui il est… Car sa vie durant, il s’est efforcé de faire taire les désirs qui le poussaient vers d’autres hommes pour se conformer à ce que la société attendait de lui : se marier et fonder une famille…

Avec pudeur, ce récit aborde un thème universel. Et, si la loi a fort heureusement évolué dans de nombreux pays, les relations homosexuelles restent de nos jours interdites dans 69 pays alors que les actes homophobes sont en augmentation… Il reste encore tant à faire pour que plus personne n’ait plus à se cacher et à nier son identité pour vivre sa sexualité et mener sa vie comme il l’entend.

Une vie en parallèle est l’un de ces chefs-d’œuvre du neuvième art dont la lecture s’avère aussi édifiante qu’indispensable et salutaire…

- Il y a des émotions et des idées qui ne sont pas faciles à exprimer. Parfois on a même peur de simplement y penser.
- mais refouler n’aide pas non plus, sinon on n’est même plus soit-même. Certains jours, je me sens tout simplement mal. Alors je voudrais juste m’enfuir. Jusqu’à être complètement seul. Je voudrais avoir la paix et ne plus voir personne. Mais je pense que je ne tiendrais pas une journée. Parce que la solitude ne me réussit pas non plus.
- Alors on n’a pas d’autres choix que d’être le mouton noir.
- Oui, sûrement.dialogue entre Karl et son amie