Dès le premier tome,
l’Assassin qu’elle mérite posait les bases d’une série magistrale qui entraînait le lecteur dans les sombres recoins de l’âme humaine.
L’ombre d’Oscar Wilde plane sur cette série mettant en scène un dandy cynique, malsain et désinvolte qui évoque Dorian Gray. Mais c’est surtout le mythe de Pygmalion qui est revisité de façon particulièrement inquiétante. Par jeu, Alec et Klément avaient ont choisi un jeune homme pur et innocent, se promettant d’en faire un assassin qui frappera cette société qu’ils méprisent. Il lui a ouvert les portes d’un univers de faste et de volupté avant de lui en interdire brutalement l’accès. A l’incompréhension a succédé la haine attisée par le désir de retrouver le paradis perdu, quels qu’en soient les moyens…
Victor et Klément ont donc décidé de retrouver Alec Rindt à Paris où se déroule l’Exposition Universelle. La vie de Victor a été ravagée par les perverses manipulations du perfide Alec mais ce dernier exerce toujours sur lui une attraction malsaine, telle la flamme sur le papillon de nuit… Victor espionne son ancien mentor et compte bien lui faire payer ses criminelles manipulations. Peu à peu, il perçoit que le jeune dandy nourrit de sombres desseins et poursuit son œuvre destructrice et suicidaire…
Les deux premiers tomes nous montraient comment ces deux noceurs désabusés avaient bien failli réussir leur terrifiant pari mais par un coup du sort, Alec s’en était sorti indemne, Klément était gravement blessé et le père de Victor était arrêté à sa place. Le lent poison distillé par Alec ronge toujours Victor de l’intérieur. Désireux de se venger de son machiavélique mentor, il s’apprête à commettre un crime alors que Klément, handicapé par le tir vengeur de Victor, tente de le raisonner. Deviendra-t-il l’assassin imaginé par Alec, se retournant contre son créateur tel le monstre du docteur Frankenstein ou son éducation retiendra-t-elle son bras au moment de frapper?
Au fil des albums, les portraits de ses personnages s’étoffent et se nuancent, laissant apparaître des blessures anciennes et conférant au monstre de l’histoire une lueur vacillante d’humanité qui pourrait bien être sa faiblesse. Avec un incroyable savoir-faire, Wilfrid Lupano tisse les fils de son intrigue, prenant le lecteur à contre-pied et le surprenant par les tours et détours que prennent ce récit solidement charpenté.
A travers l’histoire de Victor, le scénariste nous brosse un portrait sans concession de la société de l’époque, avec tous ces clivages et ses contradictions qui sont autant de travers qui trouvent un écho assourdissant à l’aube du notre XXIème siècle.
Le trait nerveux et élégant de Yannick Corboz est une fois encore l’une des forces de l’album. Son découpage est d’une redoutable efficacité de même que son encrage si particulier qui estompe ses décors et fait ressortir ses personnages de façon saisissante. Mais n’est-ce pas le propre de Lupano que de travailler avec des dessinateurs épatants capables de mettre en scène avec la même efficacité des histoires romantiques et rocambolesques telles
Célestin Gobe-la-Lune ou sombres et tragiques comme cet
Assassin qu’elle mérite?
Le talent de conteur de Wilfrid Lupano, sublimé ici par le dessin plein d’élégance et de subtilités de Yannick Corboz, n’en finit plus de captiver les lecteurs. Explorant de multiples registres avec le même talent, chacune des nouvelles séries ou albums de ce scénariste époustouflant se déguste avec un plaisir de gourmet. Ce troisième opus de l’Assassin qu’elle mérite ne dépareille pas et c’est avec une impatience fébrile que nous attendons la (tragique?) conclusion de ce récit captivant….
(*) Francis Bacon