Avec cet album au format atypique, Marc Malès nous invite à remonter dans le temps, au XIXème siècle, alors que l’industrie triomphante n’hésitait pas au nom du progrès à exploiter des enfants…
Etats-Unis, à l’aube du XIXème siècle. Owen Brady a sillonné le pays pendant quatre longues années pour prendre en photo des enfants issus de milieu défavorisé contraint, malgré leur jeune âge, de travailler dur pour gagner leur vie. Soutenu dans sa démarche par le NCLC (National Child Labour Committee), il espère que ces photos serviront à dénoncer le scandale de l’exploitation des jeunes travailleurs par des barons de l’industrie peu scrupuleux. Mais si Owen a consacré quatre année de sa vie à cette œuvre humaniste, c’est parce que le sort de ces enfants trouvent des échos dans son propre passé… Les blessures de son enfance volées ne sont pas encore cicatrisées et son travail n’a pas suffi à faire sortir la rage et la colère qui gronde en lui depuis des années…
A travers le destin fictif d’un photographe, librement inspiré de Lewis Hine, c’est aussi le portrait d’une époque que nous brosse Marc Malès. Une époque pas si lointaine où les pays occidentaux ont bâti leur puissance économique et industrielle sur l’exploitation de la misère, au mépris de toute humanité.
Owen Brady, le narrateur de l’album, est un être complexe et tourmenté. On est tenté un temps de relativiser son action en faveur des enfants exploités au regard de sa violence, son addiction à l’alcool ou au sexe… Son âme s’est-elle corrompue en côtoyant de trop près la misère? Au fil des pages, le problème se renverse de façon saisissante… Son attitude malsaine n’est pas la conséquence mais la cause de son intérêt pour ces enfances volées… Hanté par les fantômes de sa propre enfance, il s’est lancé corps et âme dans son travail de photographe pour témoigner de la condition de vie de ces jeunes travailleurs que les patrons forcent à mentir sur leur âge…
Très littéraire, son compte rendu des évènements qui ont émaillé son reportage, est tout à la fois saisissant et bouleversant. Il se livre avec sincérité, sans fards, ne passant pas sous silence ces moments où il s’est laissé aller à la violence, au sexe ou à la boisson, comme exutoire à ses propres phobies… Une façon de mettre sa colère en mot, peut-être pour l’exorciser…
Le travail graphique est lui aussi remarquable. Il tranche avec les précédents travaux de Marc Malès (
De silence et de sang,
Mille Visages,
Hollywood…) par la technique utilisée. Mais ses lavis évoquent ces vieilles photographies jaunies par le temps, ancrant le récit dans ce début de siècle…
Mettez des mots sur votre colère est un album fort et atypique, tant dans son format que dans sa pagination. Au fil des pages, Marc Malès peint le portrait d’un homme complexe et tourmenté plongé dans une époque annonciatrice des crises à venir mais aussi des formidables avancées sociales qui vont être accomplies. Un récit magistralement mis en image par un auteur qui signe un remarquable album solo, près de cinq ans après le saisissant Sous son regard, un polar rural bien troussé…