Amorcée en 1992 par deux jeunes auteurs prometteurs, Le Pouvoir des Innocents n’a laissé aucun lecteur indemne… Le récit orchestré avec maestria, les personnages profondément humains, des dialogues ciselés, un dessin époustouflant et un final coup de poing ont fait de ce thriller politique un monument incontournable du neuvième art… En 2007 paraissait simultanément deux nouveaux cycles : Car l’Enfer est ici dont l’intrigue débutait six mois après la tragédie de la série originelle et Les enfants de Jessica dont l’histoire se déroulait dix ans après… Pour des raisons éditoriales, la suite du troisième cycle a été repoussée jusqu’à la conclusion du second… Celui-ci achevé, les auteurs ont enfin pu s’atteler à cette suite tant attendue…

Après les tragiques évènements du 11 septembre, Jessica Ruppert est devenue chef de file du parti démocrate, esquissant les contours d’un avenir plein d’espoir pour les citoyens les plus fragiles…

Ses deux cent mesures sociale et écologique qui feraient permettraient aux Etats Unis d’entrer dans le XXIe siècle et mettraient un frein au capitalisme exacerbé lui valent l’inimitée de nombreux politiques, y compris au sein de son propre parti… Lâché par le président Mac Arthur, Jessica, rongée par le doute, s’apprête à être auditionnée par la commission du Sénat…

Mais le peuple qui l’a portée au pouvoir a lancé une grande marche collective de New-York à Washington pour soutenir sa politique humaniste…

Luc Brunschwig fait partie de ces scénaristes dont nous attendons chaque nouvel album avec une impatience jubilatoire… Sa capacité à donner vie à des personnages denses et crédibles est tout juste bluffante et c’est peu dire que cette suite au Pouvoir des Innocents étaient très attendues de par chez nous…

Dès les premières pages, on est littéralement happé dans cet univers uchronique qui trouve dans notre quotidien d’étranges et dérangeants échos, posant en filigrane la grave question : peut-on encore changer radicalement la société sans en précipiter la fin et plonger le monde dans le chaos?

Dans son récit choral formidablement orchestré, on retrouve cette formidable galerie de personnage qui est l’ossature même de la série : Joshua Logan enfermé depuis dix ans pour un crime qu’il n’a pas commis… Jessica Ruppert qui, malgré son humanité chevillée au corps, doute de sa légitimité et de sa capacité à imposer ses idées sociales et progressistes dans cette société gangrénée par l’individualisme et la recherche du profit… Lucy Bulher qui couvre la Marche sur Washignton où elle retrouve Domenico Corracci et la touchante Amy, fille adoptive de Jessica, épaulée par l’inspecteur Coltrane…
Comme de coutume, Luc Brunschwig prend le temps de développer chacun de ses personnages à travers différents arc narratif, complétés par d’édifiants flashbacks, alors que la vérité concernant l’attentat sanglant du le 4 novembre 1997 menace de refaire surface, synonyme d’espoir et de liberté pour Logan… mais jetant le trouble sur le parcours et l’action politique de Jessica…

Assurant le dessin et sa mise en couleur, Laurent Hirn signe comme de coutume un travail magnifique… Composée avec soin chacune de ses planches s’avère être d’une redoutable efficacité, faisant ressortir avec finesse la richesse et la complexité de chacun des personnages, retranscrivant leurs émotions avec une rare justesse… Son approche résolument cinématographique du découpage et des cadrages immerge plus encore le lecteur au cœur de cette intrigue poignante qui nous tient en haleine depuis plusieurs années déjà…

Luc Brunschwig et Laurent Hirn poursuivent leur thriller politique et sociétal vertigineux amorcé il y a quelques vingt-sept ans et qui appuie sans vergogne là où notre société a mal…

Porté par des personnages remarquablement bien écrits et une mise en scène époustouflante faisant la part belle au ressenti et aux émotions, ce récit choral solidement charpenté bouscule le lecteur et le pousse à s’interroger sur nos sociétés contemporaines où les politiques ont depuis longtemps jeté l’éponge et abandonné l’idée de changer le monde en profondeur pour édifier une société plus juste…

Remontant à la surface au grand soulagement de Jessica, la vérité risque de souffler la fragile flamme de l’espoir que son action courageuse a fait naître dans le cœur des déshérités… L’avenir s’annonce d’autant plus sombre que ce que l’Amérique compte de réactionnaires est prêt à tout, et surtout au pire, pour empêcher Jessica de mener ses réformes à terme… Le peuple qui s’est mis en marche parviendra-t-il à faire entendre sa voix ? Rien n’est moins sûr…

Il y a dans le Pouvoir des Innocents matière à une excellente série TV, dépassant en dramaturgie et en intensité le House of Card de Beau Willimon, pourtant présenté comme l’un des meilleurs thriller politique…

Mais en attendant un producteur inspiré, à deux tomes de la conclusion de cette série époustouflante, Luc Brunschwig et Laurent Hirn font une nouvelle fois montre de leur talent de conteur et de metteur en scène… mais aussi d’observateurs lucides et désabusés de notre société…

- Peut-être que ça vaut mieux ainsi…
- Madame ?!
- Peut-être que quelqu’un devait m’arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Peut-être qu’il est impossible de changer le monde sans le rendre complètement fou et le conduire à l’apocalypse.
dialogue entre Jessica et Rashad