Il y a soixante-dix ans paraissaient 1984, chef d’œuvre dans lequel George Orwell imaginait une société dystopique inspirée pour l’essentielle du stalinisme poussé à outrance mais saupoudré d’éléments empruntés au nazisme… Est-ce pour célébrer cet anniversaire ou, plus prosaïquement, parce que le roman vient de tomber dans le domaine public qu’autant d’auteurs en proposent une adaptation ? Entre la version de Fido Nesti publiée début novembre et celles de Titeux De La Croix et Amazing Améziane, de Xavier Coste ou de Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa, toutes trois prévue pour le 6 janvier, les amateurs de ce chef d’œuvre d’anticipation politique auront matière à méditer… C’est sur cette dernière version que nous jetons, pour l’heure, notre dévolu…
Après une guerre nucléaire survenue dans les années 50, le monde se subdivise en trois grands blocs qui ne cessent de se faire la guerre au grès des changement d’alliances.
Winston Smith est employé par le Ministère de la Vérité et son travail consiste à falsifier l’histoire pour qu’elle s’inscrive toujours dans la ligne du régime… Mais un jour, crime mortel, il se met à penser et porter un regard lucide Big Brother, suprême dirigeant de l’Angsoc… Et il y a cette femme du Commissariat aux Romans membre de la Ligue anti-sexe des juniors qui semble le suivre et qu’il hait parce qu’elle incarne tout ce qu’il déteste… Sait-on déjà qu’il trahit le système par la pensée ?
Car tout est organisé pour asservir le peuple et l’empêcher de penser : de la novlangue simplifiant outrancièrement la langue pour supprimer les concepts et annihiler la réflexion, au culte de la personnalité, de la falsification de l’histoire à la télé-surveillance en passant par la Police de la Pensée ou à l’appel à la délation des déviants pour qu’ils soient écartés du système…
Winston Smith sait que ses jours sont comptés mais n’en a que faire : il entre en rébellion contre un système inique…
Soixante-dix ans après sa publication,
1984 n’a rien perdu de son mordant et de sa lucidité… Pire ! Alors que le système du télécran et de la surveillance généralisée y est imposé, nos contemporains livrent volontairement en pâture aux réseaux sociaux des pans entiers de leur vie sans se rendre compte que les éléments ainsi divulgués pourront un jour se retourner contre eux et pourraient, en de mauvaises mains, s’avérer particulièrement dévastatrices… Sans parler de la généralisation des caméras de surveillance qui fleurissent dans toutes les grandes métropoles et qui violent notre vie privée et notre intimité…
Jean-Christophe Derrien s’empare avec force de la matière du roman pour tisser un roman graphique glaçant dont la lecture ne laisse pas indifférent et réveille les sentiments d’horreurs nés lorsqu’adolescent on s’était lançait dans la lecture de ce roman visionnaire et inquiétant… Le scénariste chevronné a su conserver l’ossature de l’histoire, inscrivant son récit dans cette veine littéraire dont il est issu par des récitatifs empruntés au carnet où Winston Smith couche imprudemment ses réflexions…
Rémi Torregrossa fait montre d’une parfaite maîtrise graphique, retranscrivant avec force l’ambiance oppressante du roman à travers des planches en noir et gris savamment composées… Chacune des personnes croisées par Smith semble suspicieux et connaître les pensées impures du héros, faisant grandir son angoisse et celle du lecteur… L’usage parcimonieux de la couleur souligne avec art ces moments de bonheur et de liberté volée au système, esquissant l’illusion d’un possible avenir… Les scènes suivantes n’en sont que plus douloureuses et violentes, avec le paroxysme atteint par la scène de la cage qui réveille la frémissante terreur née à la lecture du roman et qui avait hanté, durablement, le lecteur…
Dans 1984, véritable pamphlet contre le despotisme, George Orwell, par ailleurs auteur de la Ferme des Animaux, dénonçait avec force les dérives du stalinisme, poussant les curseurs jusqu’à l’extrême pour dépeindre une société totalitaire et inhumaine d’où la pensée logique et le libre arbitre serait bannis…
Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa nous proposent une remarquable adaptation de ce chef d’œuvre de la science-fiction, faisant partie intégrante de la pop culture et de l’imaginaire collectif… L’occasion de découvrir un récit puissant qui n’a pas pris une ride et dont le propos trouve de saisissants échos à l’heure de la surveillance de masse, des réseaux sociaux et de leur servitude volontaire…
Pour les lecteurs désirant en apprendre davantage sur Orwell, nous ne saurions que trop leur conseiller de se plonger dans la biographie édifiante et captivante que lui consacre Pierre Christin et Sébastien Verdier aux éditions Dargaud…
Ecrire ces mots n’est pas plus dangereux que de tenir ce journal. La Police de la Pensée ne me ratera pas. Ils viendront me chercher dans la nuit et je disparaîtrais comme tant d’autres. Je serai effacé, vaporisé… Mon existence sera niée. Ils me fusilleront. Ça m’est égal. A bas Big Brother.Winston Smith