Hiver 1910. La Seine est sortie de son lit, envahissant les caves et les rues de la Ville des Lumières qui prend des airs de Venise… Sortant de chez sa maîtresse passablement éméché en compagnie de son chien, Clémenceau, Ange Leca, journaliste au Quotidien, tombe dans l’eau… Il est repéché par une brigade de sapeurs pompiers qui se rendent à la Faculté de Médecine transformée chambre mortuaire, la morgue de l’Île de la Cité ayant été submergée par les eaux.

Là-bas, il découvre le corps démembré et mutilé d’une jeune femme impossible à identifier mais dont des blessures sur l’annulaire de la main droite, la seule restante, pourraient être celles d’une couturière… Il décide de faire de ce cadavre le sujet de son prochain article et de tenter de mettre un nom sur ce corps sans tête… Mais, de retour dans les locaux du journal, il se voit convoqué par son patron et notifier son renvoi…

Mais son intérêt pour cette jeune morte inconnue va virer à l’obsession et va l’entraîner à s’immerger dans les tréfonds ténébreux de l’âme humaine…

La crue centennale de 1910 qui noya Paris sous les eaux ne cesse d’inspirer les scénariste… Du fascinant Sequana, somptueuse trilogie de Léo Henry et Pascal Perger, en passant par le superbe A la dérive de Xavier Coste ou le burlesque troisième tom des Aventures des Spectaculaires, cet évènement qui transforma Paris en Venise permet de donner un cadre presque irréel à un récit, lui conférant d’emblée une identité forte…

Avec Ange Leca, Tom Graffin et Jérôme Ropert esquissent un portrait assez sombre du Paris de la Belle Epoque, avec cette enquête construite autour d’un cadavre anonyme recraché par la Seine et découvert par un chiffonnier dans l’avenue de l’Opéra et de l’obsession que lui voue un journaliste alcoolique et ancien opiomane… On devine son passé suffisamment trouble et sombre pour justifier de telles addictions et les auteurs nous en livrent quelques bribes au cours de flashback remarquablement bien mené, qui éclairent son présent tout en soulignant la dimension tragiquement romantique du personnage…

Si Tom Graffin n’est pas un nouveau venu dans le monde de la BD (on lui doit le touchant Jukebox Motel dessiné par la talentueuse Marie Duvoisin), Jérôme Ropert signe avec Ange Leca son tout premier album. Mais l’auteur est un grand amateur de polar et un fin connaisseur l’époque puisqu’il n’est autre que l’un des scénariste de Jack l'Eventreur & Aventures à West End, remarquable extension de l’un des meilleur jeu d’enquête de tous les temps, j’ai nommé l’incontournable le Sherlock Holmes Detective Conseil de Gary Grady et Suzanne Goldberg… On comprendra que l’album, qui propose une variation autour de la sordide affaire du cadavre de la rue Botzaris, est basé sur une solide documentation historique.

Les auteurs nous entraînant dans une balade parcourant les lieux emblématiques de la capitale, du Théâtre de l’Odéon à celui du Gymnase ou de la Porte Saint Martin qui accueillit la première du Cyrano de Bergerac de Rostand en décembre 1897, en passant par le Moulin Rouge, Notre-Dame, le Parc Monceau et ses singuliers monuments, la Tour Eiffel, les Bains de la Samaritaine, alors immergé sous les flots, le sulfureux cabaret de l’Enfer ou l’emblématique Auberge du Clou où se retrouvaient les opposants aux Chat Noir, tels Verlaine, Mallarmé, Jarry, Courteline ou Allais...

Sous la plume de Jérôme Ropert et Tom Graffin et les pinceaux inspirés de Victor Lepointe, on plonge dans les eaux troubles du Paris de la Belle Epoque. Le soin apporté aux décors comme aux costumes, la délicatesse avec laquelle l’artiste met en scène ses personnages, retranscrivant avec acuité les passions qui les animent et les tourments qui les rongent est confondante d’efficacité. Difficile de ne pas être subjugué par son remarquable travail sur les couleurs et la lumière qui accentue l’ambiance irréelle qui baigne l’album et l’atmosphère oppressante de chaque scène… Sous ses stylets et sa palette numérique, chacun des personnages, dont certains s’inspirent librement de figures emblématiques de l’époque, s’incarnent pleinement dans toute leur complexité… Le découpage de ses planches rend la lecture de l’album particulièrement fluide et… immersive… Déjà impressionnant dans Après l’orage et la Guerre des Loups, le saisissant talent du dessinateur explose littéralement avec cet album somptueux et parfaitement maîtrisé…

L’album s’achève sur une séquence tout à la fois mélancolique et poétique, parachevant le portrait d’Ange Leca, journaliste hanté par un trop douloureux passé qui trouve de troublants échos dans son présent… La fin de l’album pourra surprendre car si l’affaire de ce cadavre inconnu est élucidée, elle n’est pas résolue pour autant, accentuant la dimension tragique du drame qui vient de nous être conté… Enrichit de photographies anciennes, le petit dossier refermant l’album met quant à lui en lumière les zones sombres de cette « Belle Epoque », de la condition féminine aux crimes non résolus dont se sont inspirés les scénaristes pour bâtir leur récit, et revenant sur cette crue centennale qui marqua les esprits ainsi que sur certains lieux et figures emblématiques de l’époque…

Sublimé par le somptueux dessin, les couleurs envoûtantes et la lumière fascinante d’un Victor Lepointe particulièrement inspiré, le scénario ciselé de Tom Graffin et Jérôme Ropert, respectivement scénariste de Jukebox Motel et auteur de Jack l'Eventreur & Aventures à West End (excellente extension de l’excellent Sherlock Holmes Détective Conseil), Ange Leca nous immerge dans les eaux troubles de la Belle Epoque pour une enquête sur le cadavre anonyme d’une jeune femme recrachée par la Seine en crue…

Le personnage romantique et tourmenté du journaliste-enquêteur qui donne son nom à l’album s’avère si attachant et l’intrigue si entraînante et bien menée qu’on ne peut qu’espérer le suivre dans une nouvelle affaire…

Les amateurs du jeu de rôle Maléfices, et plus encore de Crimes, trouveront dans cet album immersif et solidement documenté matière à créer un scénario passionnant et délicieusement alambiqué qui devrait tenir leurs joueurs en haleine…

- Monsieur Clouët des Pesruches… J’ai beaucoup travaillé pour en arriver là où j’en suis, et je tiens un scoop.
- Ecoutez, mon vieux, j’ai du boulot, ce qui n’est plus votre cas. Alors foutez-moi le camp !
- Une femme découpée en morceaux et remontée à la surface en plein Paris.
- Une femme découpée où ça ?
- Au début de l’avenue de l’Opéra, au niveau du chantier inondé du métro.
- on sait qui c’est ?
- Non, le médecin légiste pense que ça va être compliqué car la tête manque, mais…
- C’est pas un scoop, ça ! Le scoop crétin, c’est que Paris est sous l’eau ! Vos règlements de comptes entre Apaches n’intéressent personne plus personne ! Retournez plutôt patauger dehors pour trouver du travail, et justifier votre misérable existence.dialogue entre Monsieur Ange Leca et Clouët des Pesruches